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 Roland Chemama / La clinique individuelle répond-elle à la clinique sociale ?

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Texte paru dans les actes du séminaire de l’aefl 97/98 : Clinique sociale clinique individuelle

Je vais partir, si vous le voulez bien, de ce que les psychanalystes appellent une vignette clinique, c’est-à-dire de la présentation d’un fragment de cas. Vous savez sans doute que lorsque nous procédons ainsi, nous modifions certains aspects biographiques — pour des raisons de discrétion — et souvent aussi, pour ces mêmes raisons, nous donnons peu de détails. C’est effectivement comme ça que je ferai. Je vous dirai très peu de choses du cas proprement dit. Peut-être ai-je eu seulement besoin de conserver à l’esprit un cas singulier alors que je m’apprête à vous parler d’une question bien générale. Peut-être était-ce aussi, vous le verrez, une façon d’anticiper la réponse que je vais tenter de donner à cette question : La clinique individuelle répond-elle à la clinique sociale ?

Il s’agit d’une jeune femme qui était venue me trouver dans un état d’assez grande confusion. Durant les premiers entretiens en face à face je n’arrivai pas à bien préciser ce qui la faisait venir. Elle faisait surtout état d’une certaine façon de s’absenter. Il lui arrivait de partir brusquement alors qu’elle se trouvait avec quelques amis, d’aller errer dans des lieux où elle n’avait rien à faire. Mais même lorsqu’elle restait avec ses amis, elle s’en sentait étrangement lointaine. Étaient-ce même des amis ? Elle n’arrivait pas à préciser ce qui manquait à la relation, mais elle parlait d’une certaine froideur, d’une indifférence. Parmi ces amis un homme avait semblé, durant plusieurs années, vouloir engager avec elle une relation plus intime. Mais une relation curieuse s’était instaurée entre eux. Tout ce dont il pouvait témoigner en matière d’affection ou de désir, elle faisait en sorte que ce soit immédiatement privé de signification. Je dois dire d’ailleurs que la façon dont tout cela se passait concrètement n’apparaissait pas clairement dans les premiers entretiens. En tout état de cause, c’est assez tard qu’elle avait eu une relation sexuelle, très désinvestie, avec un autre homme, et cette relation n’avait pas duré. En somme ce qui pouvait le plus étonner c’est que cette jeune femme — je l’appellerai Denise — le plus étonnant c’est qu’elle ait fini par venir consulter. Généralement quand on s’adresse à un analyste on peut plus ou moins rapidement préciser ce qui pousse à entreprendre un travail, on peut au moins formuler une plainte, faire état d’un symptôme. Mais que se passe-t-il lorsque le sujet semble tout désinvestir ? Peut-il alors investir une demande ? Peut-il être présent à son analyse à défaut d’être présent à son entourage ?

Il arrive bien souvent, devant telle ou telle difficulté de notre pratique, il arrive que nous adoptions telle ou telle position sans l’avoir explicitement décidé. Rétroactivement, lorsque je repense à ces premiers entretiens, je me so viens d’avoir ramené sans cesse des questions triviales, mais qui avaient comme particularité de porter sur la situation sociale qui était à l’époque celle de Denise. Comment vivait-elle ? Dans quelles conditions avait-elle été conduite à interrompre ses études ? Elle vivait d’expédients, certes, mais lesquels ? Elle était aidée par ses parents — soit — mais de quelle façon ? En somme alors qu’elle s’attendait apparemment à pouvoir parler au fil de ce qui lui venait, j’étais au contraire assez directif. Si je ne l’avais pas été, sans doute se serait-il passé ce qui se passe parfois. Cette parole désinvestie se serait épuisée avant même qu’un travail réel ait pu s’engager.

Nous en étions donc là. Moi, je faisais état de mon incompréhension, et elle, visiblement, ça commençait à la déranger. Je crois que c’est dans cette perspective qu’il faut situer un petit incident qui sur le moment même a pu passer inaperçu. Elle se décrivait dans son enfance, toujours solitaire, inactive, et elle en vient à dire qu’elle passait son temps à se balancer. Là aussi je l’interroge. Ai-je été particulièrement insistant ? En tout cas elle décrit la position dans laquelle avait lieu ce balancement — assise, précise-t-elle, pas debout — elle paraît assez choquée, mais elle n’en dit rien.

Dans les semaines qui suivent, cependant, son discours s’infléchit légèrement. Elle en vient à être un peu plus précise sur divers points, sur sa famille, sur ses frères et sœurs, mais je vous ai annoncé que je ne vous dirai presque rien du cas. En tout cas une cure s’amorce, qui comme on pouvait s’y attendre se révèle difficile. Denise a beaucoup de mal à parler, elle le fait le plus souvent à partir de récits de rêves, elle fournit des associations, mais là aussi elle s’implique assez peu dans ce qu’elle peut dire. Quelque chose néanmoins insiste dans le transfert, une sorte de demande semble se maintenir, une demande qui n’est d’ailleurs ni très spécifiée ni bien sûr virulente. Je dirai que Denise exprime en quelque sorte une plainte relative à un abandon, et cette demande, quoique presque silencieuse, est sans fond. Il est clair qu’aucune réponse de l’analyste ne pourrait la combler.

Du temps passe, l’analyse ne progresse pas beaucoup, au sens où la position subjective de Denise semble peu susceptible de bouger. Pourtant des circonstances dont je ne parlerai pas vont faire qu’elle va s’occuper d’un jeune garçon qui lui est apparenté. Or ce garçon semble lui — même taciturne, inhibé, replié sur lui-même. Denise apparemment s’en soucie. Il reste souvent, dit-elle un jour, à se balancer sur sa chaise. Apparemment elle voudrait le tirer de cet état. Mais le jour où elle en parle vraiment ce n’est sans doute pas ça qui me frappe. En fait elle y est arrivée à travers des associations d’un rêve qui concerne aussi son analyste, et ce qu’elle dit de cet enfant semble à un moment donné extrêmement proche de ce qu’elle dit d’elle-même. Je suis alors surpris par une interprétation qui me vient, une phrase que je lui dis alors qu’elle en est donc venue à parler de sa propre parole dans la cure. « Est-ce que je m’en balance ? » Voilà donc ce que je lui dis ce jour-là, et le premier signe qui indique que ce n’est pas tout à fait à côté de la plaque, c’est qu’elle se met à rire.

À partir de ce moment-là la cure s’accélère. Des souvenirs resurgissent avec un poids, une force plus grande. La première chose cependant, c’est que quelques jours après cette séance, elle va revenir d’elle-même sur ce moment, tout à fait au début, où elle s’est sentie particulièrement interrogée sur son propre balancement. Ce jour-là, dit-elle, je me suis de — mandée si vous pensiez que j’étais autiste. Apparemment, sans qu’elle n’en dise rien, cette question est restée en elle. Mais à quel titre ?

Eh bien il me semble que ce qui se passe dans le premier temps ne peut s’éclairer que du temps suivant. Bien sûr, je pouvais me poser d’emblée des questions par rapport à ce que nous appelons la structure. Denise n’était évidemment pas autiste, mais il est vrai que quelque chose dans sa relation à l’autre semblait très précaire. Est-ce que l’analyste cependant entend alors ce qui est dit comme expression d’une pathologie, d’une structure, d’un état qu’il pour — rait qualifier de l’extérieur, qu’il pourrait objectiver ? En fait, dès lors qu’un travail analytique était en train de se mettre en place — et même si dans un premier temps ce travail lui-même était précaire — eh bien tout ce qui pouvait se dire était pris dans cette relation transférentielle qui commençait. En somme ce qu’on peut saisir rétroactivement c’est que Denise, en parlant d’un comportement qui peut évoquer des difficultés graves de communication ne parlait pas seulement de ce qu’elle percevait de sa pathologie. On peut supposer qu’elle interrogeait à l’avance ce qui pourrait se passer dans la cure. Pourrait-elle parler ? Serait-elle entendue ?

Il est vrai que dans ce cas la relation transférentielle elle-même semble être affectée. Le sujet semble y être peu présent, réduit à la répétition d’une plainte plus ou moins muette. Mais peut-être justement peut-on mieux voir, dans ces conditions un peu particulières, le fil de ce que le travail analytique suppose.

Comment entendre, en effet, ce fragment que je vous ai présenté ? Même si cela paraît d’abord bien éloigné, je vais me référer à l’introduction du texte dont vous partez cette année, Psychologie collective et analyse du moi.

Freud, vous vous en souvenez, commence en disant que l’opposition entre psychologie individuelle et psychologie sociale perd beaucoup de son acuité si on l’examine à fond. Et il ajoute que dans la vie psychique de l’individu pris isolément, l’Autre intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien et adversaire. De ce fait la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale.

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