Nicole Bousseyroux / La passion d’Antonin Artaud
Ce texte est paru dans L’en-je lacanien 2006/2 (no 7), pages 125 à 133. Il a été repris par Patrick Valas sur son site et on peut le consulter sur Cairn.info.
Il est l’exposé introductif à la rencontre avec Emmanuel Venet, auteur de Ferdière psychiatre d’Antonin Artaud (éd. Verdier, 2006), ayant eu lieu le 24 juin 2006 à la librairie Ombres Blanches à Toulouse.
Illustration : Antonin Artaud, auto-portrait, La Projection du véritable corps, crayon et craies de couleur sur papier, 52,5 x 74 cm, 18 novembre 1946, Paris, Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle, Centre Georges-Pompidou.
Nicole Bousseyroux, psychanalyste à Toulouse, est membre de l’École de psychanalyse des Forums du Champ lacanien.
Antonin Artaud et le docteur Ferdière sont en quelque sorte couplés dans l’être, à travers les lettres de Rodez. Mais il y a, si je puis dire, un troisième larron dans ce qui fut la passion d’Artaud. Il vaudrait mieux dire, comme vous allez le voir, Antonin Artaud, le docteur Ferdière et le docteur L. Je vous dirai tout à l’heure qui est, pour Artaud, ce « docteur L. »
Le passage d’Artaud, organisé en 1942 par le poète André Desnos et le docteur Gaston Ferdière, de l’hôpital de Ville-Evrard, qui était en zone occupée et où il dépérissait par dénutrition, à l’hôpital de Rodez, alors en zone libre, l’aura très certainement sauvé d’une mort assurée. À cet égard, on peut dire que le docteur Ferdière a rendu Antonin Artaud à la vie, et plus encore à sa créativité artistique et poétique qu’il avait complètement perdue. Il lui a apporté une aide contre le pire, une aide contre son effondrement catastrophique dans le Vide dont il parle dans Les Nouvelles Révélations de l’Être, qui est le vide de la forclusion.
Une photo d’Artaud à son arrivée à Rodez en 1943, qui est parue en 1971 dans la revue La Tour de feu n° 112, montre bien l’état de déréliction, de dénuement extrême dans lequel il se trouvait alors. Le diagnostic porté par l’interne est de Psychose Hallucinatoire Chronique.
Je voudrais ici vous dire brièvement comment Artaud avait pu en arriver là, puis comment il a pu s’en sortir, se sortir de ce gouffre de la folie et l’issue extraordinaire qu’il a réussi à trouver en inventant une nouvelle écriture, un nouveau dire poétique qui sont d’une hyper-lucidité et d’une fulgurance inouïes.
Comment en est-il arrivé là ? À son débarquement au Havre du « Washington » qui le ramenait, fin septembre 1937, d’Irlande d’où il avait été expulsé, il est persuadé qu’une émeute a éclaté pour empêcher certaines révélations qu’il devait faire. Il a la certitude qu’André Breton a été tué en lui portant secours. Il est interné d’office, d’abord au Havre, puis à Rouen. Il est transféré à Sainte-Anne en avril 1938 où Lacan l’examine et le trouve « irrémédiablement fixé » et perdu pour la littérature. C’est en ces termes qu’il aurait parlé de lui en 1939 à Roger Blin. On sait que les premiers signes de la psychose se sont manifestés assez tôt chez lui, et que c’est dès 19 ans qu’il se plaignait de ce qui sera le symptôme majeur de sa psychose. Il s’agit de la « déperdition de pensée » et de la douleur immense qu’elle provoque dans son corps, l’obligeant toute sa vie durant à prendre des opiacés. Car cette perte de la pensée produit ce qu’Artaud appelle une décorporisation. Elle porte atteinte à l’intégrité non seulement de son cerveau, mais de son corps. Au point qu’il finira par avoir un corps sans organes et même par ne plus avoir de corps, se retrouvant devant l’impérieuse nécessité de devoir s’en refaire un. La poésie, à partir de 1946, en sera le moyen. Artaud en parlera comme d’une « réfection du corps ».
Mais voyons ce qui l’a fait « passer de l’autre côté », pour m’exprimer dans les termes où André Breton parla de lui. J’ai relu récemment, pour préparer cette introduction, le travail qu’a fait Pierre Bruno sur Artaud dans son livre paru en 1999 chez L’Harmattan et intitulé Antonin Artaud. Réalité et poésie. On y trouve des repères sérieux sur ce qui a précipité Artaud dans un si grave délire. Les choses se sont en effet précipitées pour Artaud après son retour du Mexique, en 1937. C’est là que commence véritablement la Passion d’Artaud. Lacan emploie ce terme, il parle de la passion d’Antonin Artaud. On peut le prendre dans trois acceptions. D’abord au sens psychiatrique de la psychose passionnelle décrite par Clérambault et dont l’objet érotomaniaque fut pour Artaud Cécile Schramme. Ensuite au sens lacanien de la passion de l’être qui n’a cessé de le dévorer. Enfin au sens religieux, mystique, de la Passion christique qu’il a vécue dans son délire, en s’identifiant au christ, qu’il écrit sans majuscules, avant de répudier son christianisme à Pâques 1945. Artaud a vécu un réel chemin de croix en Irlande, où il est parti dans un état d’exaltation mystique, avec la mission d’y ramener la canne à treize nœuds de saint Patrick.
Ce qui s’est passé au début de 1937 est extrêmement intéressant, car ça éclaire ce qui va faire retour pour lui dans le réel du délire. Il s’éprend de Cécile Schramme au début de 1937. Cette passion amoureuse convoque le signifiant qui manque à l’appel, le Nom-du-Père. Il rencontre les parents de Cécile en mai et la demande en mariage. Il déclare alors attendre de ce mariage, qui par ailleurs doit préserver Cécile de toute atteinte à sa virginité, qu’il ait pour lui-même la fonction d’un baptême, d’une nomination, car, dit-il, il n’a pas encore de nom à lui. On se tromperait à mettre cette nomination du côté du symptôme. Cécile n’est pas pour Artaud une femme symptôme qui nommerait quelque chose de son inconscient. Il s’agit pour Artaud que soit nommé ce qu’il est, lui, en tant que corps. Artaud attend de son union avec Cécile qu’elle stoppe, qu’elle inhibe la jouissance d’organe hypochondriaque qui l’envahit. Mais ça échoue. Artaud rompt brusquement sa liaison, fin mai 1937. Et aussitôt, dans les jours qui suivent, il décide que son nom propre doit disparaître. Il ne doit pas signer Le Voyage au Pays des Tarahumaras qu’il vient d’écrire. Il publie Les Nouvelles Révélations de l’Être en signant Le Révélé et part ainsi, illuminé par ces nouvelles révélations, en Irlande où il se fait appeler Arlanopoulos. À son retour, suite à une altercation avec un passager du bateau, il est interné.
Artaud va ensuite rejeter son patronyme paternel et se faire appeler Antonin Nalpas, qui est son patronyme maternel, à partir d’août 1939 et jusqu’au 31 juillet 1943, date de la dernière lettre signée de lui Antonin’ Nalpas, où il explique au Dr Latrémolière son assassinat. Après et jusqu’à sa mort, il signera à nouveau Antonin Artaud. Ces quatre ans de changement d’état civil et de bannissement du patronyme paternel correspondent en fait au passage d’Antonin Artaud au royaume des morts où l’on peut dire qu’il a erré dans le corps d’un autre. Car c’est bien ce qui s’est passé pour lui dans le réel, ainsi que pour Schreber, et que Lacan appelle la mort du sujet. Artaud en fait le récit dans une lettre datant du 31 juillet 1943 adressée à l’interne de Rodez, le docteur Latrémolière. On y lit à ciel ouvert le phénomène élémentaire de son assassinat halluciné. L’hallucination a été en effet analysée par Lacan comme ce qu’il appelle un phénomène langagier dont il a fort bien expliqué la structure élémentaire. C’est ce dont fait état Artaud dans cette lettre. Ce phénomène a eu lieu par une nuit blanche d’août 1939 à Ville-Evrard. Cette nuit-là, Artaud a la certitude que Dieu l’a tué parce qu’il n’était pas resté vierge. Son cadavre a passé la porte de l’hôpital le lendemain. Mais le miracle c’est que Dieu a mis une autre âme dans le même corps que le sien et que quelqu’un d’autre s’est réveillé le lendemain matin dans ce corps neuf et vierge qui n’était pas Antonin Artaud, mais Antonin Nalpas !
Autrement dit, Artaud témoigne d’une expérience vécue par lui de changement de corps, de transmigration dans un autre corps qui est un corps nommé par le nom de la mère et excluant le nom qu’il tient de son propre père. Artaud explique aussi qu’il s’est trouvé contraint, une nuit d’octobre 1939, de remonter des enfers dans le corps de Monsieur Antonin Artaud dont il lui fallait provoquer la résurrection, ce qui était pour lui absolument inacceptable.
Artaud s’est débattu avec ça dans son délire, avec la menace que la jouissance ne revienne dans son corps de ressuscité. Il est à remarquer que c’est au moment précis où il s’adresse au docteur Latrémolière, dans cette lettre du 31 juillet 1943 où il le prend à témoin de son expérience hallucinatoire, qu’Artaud reprend son patronyme paternel. À partir de là, il se fera de nouveau et jusqu’à sa mort appeler Antonin Artaud. Ce nom de Latrémolière, l’interne en psychiatrie, est un nom du transfert pour Artaud. Comme tel, il lui permet de surmonter l’Autre persécuteur et de réintégrer dans son corps son nom propre. Ceci montre bien la place d’exception qu’avec le docteur Ferdière Latrémolière occupait dans le transfert, par rapport à toute la cohorte des persécuteurs, des envoûteurs, des succubes et incubes qui ne cessaient de vouloir jouir toutes les nuits de lui et dans lesquels Artaud incluait les psychiatres.
Voilà pourquoi Artaud s’est trouvé dans l’obligation de rejeter son nom, celui qui lui venait de son père. Parce que le rapport à son père était infesté, pollué par une jouissance ignoble, incestueuse et pédérastique. C’est de cela qu’il lui a fallu s’extraire. Et le moyen qu’il a trouvé pour y parer c’est la poésie.
J’en viens maintenant à la sortie de Rodez en 1946 et au virage poétique qui se produisit alors. À cet égard, Artaud a apporté un démenti à la sévérité du diagnostic de Lacan quand en 1939 il le dit définitivement fixé et perdu pour la littérature. Certes, il était aussi « fixé » en 1948 qu’en 1938 quand Lacan l’a rencontré à Sainte-Anne. L’objet regard le fixait toujours aussi persécutivement. Mais c’est entre 1946 et 1948 qu’il a écrit ses textes les plus grands, les plus soufflants qui aient été jamais écrits. À ce propos, je vous signale qu’on trouve dans l’Introduction à Van Gogh le suicidé de la société un passage où Artaud s’en prend à Lacan. Il y dit que « la psychiatrie n’est plus qu’un réduit de gorilles eux-mêmes obsédés et persécutés et qui n’ont, pour pallier les plus épouvantables états de l’angoisse et de la suffocation humaines, qu’une ridicule terminologie, digne produit de leurs cerveaux tarés. Pas un psychiatre, en effet, qui ne soit un érotomane notoire. Et je ne crois pas que la règle de l’érotomanie invétérée des psychiatres puisse souffrir aucune exception ». Vous voyez donc qu’Artaud pose ce théorème délirant que tous les psychiatres sans exception sont des érotomanes. Et c’est alors qu’il passe de l’universel au particulier : « J’en connais un qui se rebella, il y a quelques années, à l’idée de me voir ainsi accuser en bloc tout le groupe de hautes crapules et de faiseurs patentés auquel il appartient. Moi, monsieur Artaud, me dit-il, je ne suis pas un érotomane, et je vous défie bien de me montrer un seul des éléments sur lesquels vous vous basez pour porter votre accusation. Je n’ai qu’à vous montrer vous-même, docteur L., comme élément, vous en portez sur votre gueule le stigmate, bougre d’ignoble saligaud. C’est la binette de qui introduit sa proie sexuelle sous la langue et la retourne ensuite en amande, pour faire digue d’une certaine façon. Cela s’appelle faire son beurre et trier son propre persil. Si dans le coït vous n’avez pas obtenu de glousser de la glotte d’une certaine façon que vous connaissez, et de gargouiller en même temps du pharynx, de l’œsophage, de l’urètre et de l’anus, vous ne pouvez pas vous déclarer satisfait. » Il est clair que la jouissance est par Artaud identifiée au lieu de l’Autre et que cet Autre jouisseur c’est le docteur L. : « Vous décrétez de délire la conscience qui travaille, dit-il encore, tandis que, d’autre part, vous l’étranglez avec votre ignoble sexualité. »
Le docteur Latrémolière, qui avait fait à Artaud cinquante et un électrochocs, a cru à tort que c’était lui le docteur L., disant qu’il ne lui en voulait aucunement de l’insulter ainsi. Paule Thévenin, à qui Artaud avait dicté Van Gogh le suicidé de la société, lui a demandé qui était ce docteur L. dont il parle. Dans une note, elle dit qu’il lui a alors révélé que c’était le psychanalyste célèbre qui faisait partie du service du Professeur Delay à Sainte-Anne, où il avait été admis en 1938. C’est donc bien Lacan. C’est dire qu’Artaud ne portait pas Lacan dans son cœur, d’avoir alors porté sur lui le diagnostic d’érotomanie. Du moins, il semble avoir été fortement marqué par ce signifiant d’érotomanie. Je rappelle que l’érotomanie constitue l’essence du transfert psychotique et qu’elle a été caractérisée, en 1920 par Gaëtan Gatian de Clérambault, par la conviction délirante non seulement d’être aimé par une personne déterminée, mais que cette personne a une « emprise totale sur le psychisme sexuel » du sujet. Lacan a fait une thèse sur un cas d’érotomanie, une femme qu’il a nommée Aimée. Et ce qu’Artaud semble jeter à la figure de Lacan, au fond, c’est qu’il porte le « stigmate » du cas Aimée, dont il avait probablement entendu parler par ses amis surréalistes !
Pour revenir à l’écriture poétique, j’insisterai simplement sur le fait qu’Artaud a dû inventer une typographie spéciale, qui est celle de l’écriture en caractère gras, souvent, mais pas toujours, glossolalique. C’est une écriture dans l’écriture en caractère normal ou italique. Les phrases en caractère gras s’intercalent dans le texte en caractère normal. Cette injection de caractères gras dans le poème vient y montrer ce qu’il ne peut pas dire. Elle indique la limite de sa capacité à signifier. Elle prend donc une fonction de nommer, soit de mettre un nom sur ce qui manque dans le symbolique. C’est la fonction que Lacan octroie au sinthome. Autrement dit, l’écriture en caractère gras supplée à la fonction restée forclose du père en tant qu’il nomme. Mais plus encore, elle montre, par son caractère gras, le poète lui-même comme engrossé par la lettre et qui, par la grâce du dire, s’accouche.
Voilà le tour de force d’Artaud dans ses derniers poèmes. Il a réussi à se générer sans le père. Ses derniers textes sont une réponse à ce que sa psychose ne pouvait que le forcer à rejeter de la fonction du père dans la génération. Cette réponse a consisté pour Artaud à se servir du père comme d’un « patron-minet », et même comme de « potron chier ». Car une fois sorti des soutes de l’être où la folie l’avait mis aux fers, à son retour d’Irlande, ce qui importait le plus pour Antonin Artaud ce n’était plus de savoir comment être, avec ou sans Dieu le Père, c’était, comme il l’écrit lui-même, « comment bien faire caca » ! Tel est pour Artaud le point le plus extrême et le plus bouleversant de son expérience, qu’il nous a livré avec une lucidité confondante, foudroyante, parce ce qu’il dit de l’être nous fait toucher au plus réel de l’humain. Artaud fait parler l’être du balbutiement : « Quand je pense homme, écrit-il dans « Histoire du Popocatepel », je pense patate, popo, caca, tete, papa, et à l’l de la petite haleine qui en sort pour ranimer ça. »
Je vous propose maintenant d’écouter Sébastien Lange, comédien, nous dire — à très haute voix, comme l’indique lui-même Artaud en sous- titre du premier — deux poèmes assez fulgurants, qu’Artaud a écrits à sa sortie de Rodez, en juillet 1946, et où il traite, pour ainsi dire par-dessus la jambe, ce qui du père est impossible à dire parce que c’est forclos. Le premier s’intitule Centre-mère et patron-minet.[1] Le second s’appelle Centre pitère et potron chier[2].
[1] A. Artaud, Œuvres complètes, tome XII, Paris, Gallimard, 1974, p. 21-25.
[2] A. Artaud, Œuvres complètes, tome XIV, Paris, Gallimard, 1978, p. 48-51.