Luminitza CLAUDEPIERRE TIGIRLAS / Une clarté au plus près de l’obscur vrai
Texte publié sur le site de l’ALI
Image George Digalakis
Entretien avec le poète James Sacré à propos de son rapport à l’écriture. Texte issu de la Séance du 25 novembre 2021 du Séminaire « CRÉATION & PSYCHANALYSE : RÉVERBERATIONS. La poésie à gorge déployée » tenu à A.L.I.-Languedoc-Roussillon, sous la responsabilité de Luminitza Claudepierre Tigirlas, poète, psychanalyste à Montpellier, Docteure en psychopathologie et psychanalyse de l’Université Paris Diderot-Paris 7, membre de l’Association Lacanienne Internationale et de la Fondation Européenne pour la Psychanalyse (FEP).
Faut-il que je sois nulle part,
Nef d’église ou gare entre deux trains,
Pour ne pas te rejoindre
Là où tu n’es plus rien ?
Il n’y a plus qu’un peu de ma pensée
Prise en du sentiment qui s’inquiète
De ne plus savoir ce qu’il est.
Chocolat chaud, chausson aux pommes
Tablette étroite contre paroi de verre
Des gens passent vite ou sont là debout
Devant des indications d’horaires. Le temps
Qu’ils ne vont pas mesurer longtemps ;
Déjà sont-ils pas comme n’existant pas
Devant mes yeux qui regardent
Qui regardent
Et qui ne te voient pas.
(13 février 2019, et 27, 28 décembre)
James Sacré, Quel tissu se déchire ?, Tarabuste, 2020, p. 219.
Luminitza Claudepierre Tigirlas – Cher James Sacré, vous « boulangez » une langue orale, populaire ou presque enfantine, on peut dire que vous la sublimez dans votre poésie. Comment est venu ce style d’ignorer le « ne(u) » de la négation qui semble maintenir un nœud au mouchoir, celui peut-être de ne jamais oublier, ne jamais se détourner de l’enfance ?
James Sacré – Si je boulange quelque chose c’est plutôt toute la langue dont je dispose : elle me fut donnée par les gens avec qui j’ai vécu (famille, amis, paysans du village de Cougou, écoliers, étudiants, puis les paroles entendues en toutes sortes de milieux, foires de la quinzaine à Coulonges-sur-l’Autize, conversations dans les cafés, ruminations durant vingt-quatre mois de service militaire, débats politiques, façons de parler au Maroc ou aux Etats-Unis, façons de parler en français de l’école ou patois poitevin…toute une expérience de l’oralité, en effet, populaire ou recherchée, mais aussi une langue donnée par les lectures faites, les exercices d’écriture (depuis le cours préparatoire jusqu’à la rédaction d’une thèse de doctorat… évidemment ma tentative de boulanger tout cela n’est rien à côté de ce qu’a pu faire par exemple Rabelais. D’ailleurs je n’y pense même pas en écrivant : tout est là disponible et j’y puise comme au hasard, sans souci de hiérarchiser ces différents niveaux (comme on dit) de paroles pour dans ce que j’appelle des poèmes faire venir une matière langagière forcément écrite et qui perd beaucoup de ce que charrie une véritable oralité avec ses hésitations, ses reprises plus ou moins maîtrisée, ses accentuations, et son bruit pris dans toute une gestuelle du visage, d’un corps.
Par contre si j’ai passé d’un langage perlé à un langage parlé, comme l’a remarqué un jour un critique, c’est parce que la langue orale est un modèle de langue beaucoup plus riche, plus tolérant que la langue écrite corsetée par les grammaires et les dictionnaires.
Quant à la suppression du « ne » des formes négatives, souvent, mais certainement pas toujours, elle constitue une petite machine de guerre contre des façons de parler prétentieusement maniérées qui, elles, suppriment plutôt le pas : « je ne saurais dire » disent-elles d’une voix toujours un peu hautaine, en vous toisant ! Mais en fait, la présence ou la disparition de ce « ne » négatif dépend le plus souvent de l’attention que porte mon oreille au rythme d’un vers ou d’une phrase.
LCT – « Effort fragile », disiez-vous lorsque nous avions discuté d’un nécessaire effort vers la clarté car on y passe plus près de l’obscur vrai. Ayant le sentiment que la clarté vous amène vers le véritablement mystère, comment faites-vous si vos associations de mots vous échappent et ne portent pas ?
Faut-il se leurrer, accepter d’être dupe comme dans l’amour afin de ne pas raturer, de garder des mots, certains mots ?
D’où vient l’envie de rayer son texte, de se tenir dans « l’effacement continué », pour reprendre le titre d’un de vos livres ?
JS – Cet effort pour écrire « clair » vient peut-être du fait que je supporte mal l’acceptation de l’obscur dans un poème. Cette obscurité qu’on ne cherche pas à comprendre, c’est-à-dire à clarifier, me semble toujours être une sorte de tromperie, une façon de dire voyez comme je suis poète en proie à l’obscurité qu’est toujours un poème. Mais l’obscurité d’un poème justement, celle qui nous étonne et nous interroge vraiment, n’est-elle pas justement celle des formulations apparemment les plus claires ? Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, ou tout le chatoiement fortement donné, comme dans une intense immédiateté, des Illuminations, ou de certains poèmes de Supervielle ou de Schéhadé, ou d’Éric Sautou. Car il n’y a pas de véritable explication au plaisir qui nous vient de ces poèmes. Ce qui pose question ce n’est pas que le poème soit obscur, et qu’on y serait plus près de l’énigme qu’est la poésie en pratiquant délibérément l’obscurité, mais à l’inverse c’est qu’il n’est jamais parfaitement clair et qu’on butte forcément dans sa clarté sur une inattendue obscurité. Pratiquer délibérément la clarté n’est l’assurance de rien pour autant : il y a des clartés qui ne sont que des sortes de bavardages convenus qui ne disent rien.
Je crois bien ressentir que mes efforts d’écrire clair sont un continuel effort d’écrire quelque chose que je ne sais pas définir et donc qui me reste obscur et de fait tout poème est en somme un échec… je finis par en être content seulement à cause des arrangements langagiers qui font sa clarté, mais je ne peux jamais être sûr qu’une véritable obscurité (celle qui aiguisait mon désir d’écrire) vraiment s’y montre ou pas. On peut aussi se leurrer quant à l’obscurité qu’on s’imagine présente dans n’importe quel poème.
Et certes parfois, les mots échappent, on hésite à accepter des formulations « obscures » qui arrivent on ne sait pas pourquoi. Il arrive que je les garde parce que je crois sentir en elles des forces, des présences, des rapports avec le reste du poème qui dépassent ma capacité de comprendre. Je les garde tout en me demandant si je ne me trompe pas, si même je ne triche pas avec moi-même, avec l’éventuel lecteur.
LCT – Dans votre poésie vous revenez sans cesse à la jouissance d’offrir à l’Autre quelque chose de « Pas bien dit », cela ressemble à une recherche entêtée de peut-être ( ?) valoriser le mal dit, mais qu’on éprouve, précisiez-vous et que j’aurais tendance peut-être à tort de traduire par « le mal (le malaise) est dit »… Écrire semble avoir pour vous valeur de geste plutôt que de sens (on écrit parfois surpris de ce qui arrive). D’où cette lucidité en vous que le langage se joue de nous et que nous le trompons inconsciemment à notre tour ?
JS – Je ne voudrais pas valoriser le mal dit par rapport au bien dit. Les deux sont façons d’écrire, le bien dit montrant la maîtrise qu’on peut avoir sur ce qu’on dit, affirmant en somme, même si c’est pour affirmer qu’on n’est pas le maître qui s’affirmerait ainsi, alors que le mal dit, oui, laisse paraître l’inquiétude et le malaise (c’est peut-être bien le mot qui convient) qui habite l’écriture. Encore faut-il que ce mal dit ne soit pas savamment construit dans le poème. Je voudrais plutôt que les deux puissent être là ensemble sans que je pense trop à comment les faire entrer en scène. Ecrire c’est à la fois pouvoir se tenir et ne pas savoir comment se tenir dans la langue. Bien dire peut nous flatter dans notre savoir-faire, mais nous surprendre par le plaisir ou le malaise, là aussi, que cela peut apporter. Mal dire peut-être vrai malaise, mais plaisir aussi, et même sotte vanité de savoir s’en arranger. Le langage, tout le langage (dans sa correction et ses formes fautives) est sans doute indifférent à ce que nous en faisons, mais est là comme un miroir dans lequel nous nous voyons jouer et c’est plutôt lui qui, à l’occasion, nous trompe.
LCT – Vous apparaissez comme un homme pudique, en revanche votre langage est impudent, le narrateur ou le héros lyrique ne fait pas seulement tirer sa langue d’enfant mais aussi montrer le cul nu… Vous tenez à donner aux fesses la même liberté qu’aux joues, vous faites équivaloir la « peau de l’âme et du cul », cette équivalence vous permet de donner de la matérialité mystérieusement. Cela nous ramène à la notion de Lalangue que Lacan définissait comme une obscénité – l’enfance définitivement absente on la reconstruit dans l’érotique cru, dans le côté paysan qui « aime les vaches ». En principe vous aimeriez que la grossièreté soit au même niveau, pas prévu, pas refusé, mais vous constatez dans le feu de l’action que le langage quand il est vraiment cru et on veut écrire cru, il s’efface. C’est vous qui effacez l’explicitement grossier : est-ce la honte ? Qu’est-ce qui fait office de censure ?
JS – Je ne sais pas trop ce qu’est lalangue selon Lacan que je n’ai pas beaucoup lu. Je crois comprendre qu’elle est peut-être la langue augmentée (et peut-être qu’il faudrait dire diminuée) de tout ce qui la déborde tout en l’informant : des gestuelles, des langues diverses liées à l’enfance, à des argots, des lectures, des bruits du monde, des expériences et des savoirs de notre corps, liées à des ignorances, des oublis, des choses refoulées, refusées, et sans doute aussi à des obscénités qu’on n’ose pas dire ou qu’on ne sait pas dire. La langue de quelqu’un qui écrit des poèmes, boulange ces poèmes, je crois, dans ce pétrin de matières langagières et de vie, et pas seulement bien sûr dans les dictionnaires et les livres de grammaire. Je ne ressens pas que tout soit obscène dans lalangue… dans malangue Il y a cependant toute une part de vécu et des façons de dire que le poème peine à prononcer, non pas pour éviter de verser dans la pornographie qui me semble être une marchandisation de la grossièreté ou de ce que nous disons être de la crudité, mais parce que justement dans la crudité ou la grossièreté sexuelle par exemple, ou scatologique, le poème devine qu’il y a ensemble de la tendresse et de la violence ou du malaise et du bonheur, toute une complexité du vivre et que c’est cette énigmatique complexité qu’il faudrait faire toucher, entendre, sentir, goûter peut-être, ou même voir dans les arrangements de mots du poème. La censure en fait est la même à propos des mots crus et triviaux qu’à propos de n’importe quelle autre formulation où elle se manifeste dans les hésitations de l’écriture, les choix et ratures des mots. Ecrire est une continuelle activité de censure. Parfois le mot le plus cru satisfait pleinement dans un contexte fleur bleue, parfois des formulations qui évitent cette crudité tout en y pensant sont beaucoup plus parlantes. En fait ce n’est pas, heureusement, cette seule censure (inévitable semble-t-il) qui permet la venue du poème, mais l’ensemble de tout ce qui favorise cette venue : rythme, sens, graphie et sonorités d’un côté, avec le désir et la peur du désir (autrement dit le sentiment du vivre mêlé à celui du mourir) de l’autre.
LCT – « Quel tissu se déchire ? » demandez-vous et on peut penser à la chair, au tissu cellulaire, au lien de sang… Le père occupe presque exclusivement les plages du livre infini que vous lui consacrez, c’est le portrait de la mémoire elle-même dans votre poésie et seulement de temps en temps on y entend « la parole moqueuse de ma mère » (voir le recueil « Si peu de terre, tout » – p. 11 et 15 ; ou trouver dans « Figures de silences », p. 145, où on peut lire : « Dans l’odeur qu’était le cul de maman »).
L’ombre d’un doute vous visite dans « Un effacement continué » dont le sous-titre est – Portrait du père en travers du temps, 2— car à la p. 99 il vous échappe ceci : « Faudra mettre « Portrait des parents »… De ce point d’ancrage, le virage, le revirement est immédiat : « Or ce n’est qu’autoportrait de moi ou mieux / Qu’autoportrait de poèmes qui s’écrivent, perdus / Dans quelle mémoire du monde ? »
JS – Oui, ce livre, Quel tissu se déchire ?, commence bien par un désir de maintenir vivant quelque chose du père qui vient de mourir. Forcément le poème prend conscience bien vite que des morts il y en a beaucoup, oncles et tantes, voisins, et tant d’autres disparus dans les guerres, les maladies, les accidents, en des pays lointains, ou dans l’histoire, oubliés souvent. Voilà que le poème pense plus à la mort en général qu’à l’absence de tel visage connu (croit-on) qui vient de s’effacer. Le poème pense à l’éloignement qu’il creuse ainsi entre lui-même et ce visage. Puis pense forcément à ce qu’il est lui-même, écriture vivante en train de peut-être mourir à son tour.
En fait écrire dit que la figure du père n’est en somme qu’une sorte de prétexte à l’écriture, qu’elle est la figure énigmatique de ce qu’est l’écriture d’un poème. Et je vois bien que ce mouvement d’un motif initial qui met en branle un livre de poèmes finit toujours par être figure du livre en train de s’écrire (même si cela n’est pas explicitement dit). Dans On regarde un âne, Le renard est un mot qui ruse, ou de façon pourtant beaucoup plus intime, les livres pour S.B. par exemple, ou encore les paysages de divers pays, l’âne, le renard, S.B., la fontaine de Cougoulet ou les érables de la Nouvelle Angleterre, tous ces « motifs » sont autant de figures du poème.
LCT – Le lecteur se retrouve avec votre ancrage dans l’universel : merci infiniment de nous éclairer un peu plus votre chemin poétique et ses figures, ses présences/ absences.
JS – Il s’agit peut-être moins d’un chemin que d’un piétinement qui ne quitte ni ne rejoint rien. Dans la présence de n’importe quel lieu les mots du poème que pourtant ce lieu donne disent surtout son absence. Il en va de même avec n’importe quel visage ou n’importe quel objet. Et c’est encore la même chose quand on veut parler du seul poème qui installe alors son absence dans les mots qu’on a pour essayer de parler de lui. Écrire c’est tellement cela, faire l’expérience de l’absence alors qu’on se croit si fortement parfois dans la présence. Expérience sans cesse recommencée dans ce chemin (comme on dit) de la vie alors que, oui, il s’agit plutôt d’un piétinement. Une présence du piétinement ?
LCT – Dans le volume « Figures qui bougent un peu », paru dans la collection Poésie/Gallimard, avec la 3ème partie, intitulée « Une petite fille silencieuse » le lecteur est confronté à votre expérience douloureuse : la mort violente de Katia, votre fille de 15 ans.
Exemple : le poème de la p. 245 dit : « Une maison qui brille, qui brille encore / Maintenant que la petite fille est morte »
Qu’est-ce que veut dire écrire avec une telle perte ? Retrouve-t-on le plaisir de l’écriture ? Ou écrire serait de toutes les manières et toujours un tourment ?
JS – Un livre voudrait penser à quelqu’un qui n’est plus là. Parfois c’est longtemps après que le visage a disparu. Y penser se fait dans une sorte de tranquillité, comme dans un accompagnement continué. On donne la main à des souvenirs plus ou moins imprécis, qui ne sont pas des fantômes mais la réalité de ce que nous sommes capables de penser et d’imaginer, et peu à peu voilà que les souvenirs s’effacent et que s’affirme à l’inverse le désir d’écrire un livre (ou parfois celui, sans doute plus maladif, douloureux, qui construit, sans rien dire ni rien écrire, on ne sait quoi, désespérément, autour de ces souvenirs disparus).
Mais parfois, c’est quand ce visage est en train de disparaître, et juste après sa disparition, qu’écrire semble être comme un prolongement d’une présence qui, croit-on, ne nous échappe pas complètement. Et là encore on se trouve saisi soudain par ce plaisir d’écrire et projeté dans un malaise qu’on découvre inévitable, scandaleux, détestable et cependant vivant. Vivant malgré. Oui, un tourment qui ne sait plus comment penser, comprendre, ni le visage effacé ni le poème qui affirme la scandaleuse part de plaisir qu’est ce tourment. On ne retrouve pas le plaisir de l’écriture, il ne nous a pas quitté. C’est comme découvrir un scandale de la vie autant que ressentir celui de la mort.
LCT – Je vous remercie, cher James Sacré, de nous accueillir en tant que lecteurs au plus près de votre cœur « mis à nu », comme nous avouait Baudelaire.
J’ai ouvert notre rencontre en donnant voix au poème « Les Effarés » d’Arthur Rimbaud, une des figures tutélaires de votre écriture. Dans ce tableau, vous êtes le boulanger de lalangue votre et aussi l’enfant devant, l’enfant qui a l’eau à la bouche, les cinq « effarés » rimbauldiens qui mordent du regard le pain en train de cuire, restons encore ici :
…
(Arthur Rimbaud, 20 septembre 1870, le recueil Demeny)