Contributions

Jean-Michel Vives / Création et clinique psychanalytique 

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Texte paru dans les actes de l’AEFL 1997 – 1998 CLINIQUE SOCIALE – CLINIQUE INDIVIDUELLE 
Image Virginie-Soubeiroux

J’aimerais, à partir de deux vignettes cliniques extraites de ma pratique de psychanalyste, interroger l’utilisation des processus de création dans une démarche thérapeutique. Les deux exemples choisis pour introduire mon propos ne concernent pas directement ce que l’on a pris l’habitude de nommer l’art-thérapie. En effet, dans ces deux cas, l’apparition de l’acte créatif a correspondu à un moment de l’analyse et non à une démarche initiale que j’aurais pu impulser. Le choix de ce matériel clinique s’est imposé à moi car il me semble permettre l’abord, sous un angle rarement envisagé, des liens unissant art et thérapie : non le récit d’une expérience thérapeutique faisant intervenir la danse, le théâtre, la musique ou la peinture, mais la tentative de comprendre, à partir de l’émergence surprenante de l’art au cours des séances, quels peuvent en être les usages et les enjeux.

Pour illustrer cela je relaterai tout d’abord un des moments féconds de l’analyse d’un homme d’une soixantaine d’années, monsieur F., venu me consulter à la suite du décès de son fils âgé de vingt-huit ans. Décès ayant entraîné chez lui l’apparition d’une angoisse massive accompagnée d’un état dépressif grave qui dure bien au-delà de ce qui est considéré comme la période de deuil. Monsieur F. pleure beaucoup durant les séances, il me parle bien sûr abondamment de son fils et de l’étrange sensation de vide insondable qu’a entraîné sa mort. Il ne cesse de répéter : «Je me sens vidé». Au bout de quelques semaines il m’avoue, avec une certaine gêne, qu’il a constamment le visage de son fils devant les yeux, et ce, de façon très nette, comme une photographie. «Je pourrais le dessiner» répète-t-il à plusieurs reprises. Je lui propose alors d’essayer. Il accepte, visiblement surpris. Commence alors une série de portraits qu’il réalise en silence assis sur le divan posant la feuille sur ses genoux. La séance dure le temps nécessaire à la réalisation du dessin, et oscille entre quinze et cinquante minutes. Je reste la plupart du temps silencieux. Une fois le portrait terminé, il me le tend, le commente parfois et récupère celui de la semaine précédente qu’il a laissé en dépôt. Cela dura vingt- huit séances. Le rapprochement avec l’âge de son fils me parait aujourd’hui presque trop évident même si je ne m’en aperçu pas tout de suite, n’ayant pas accès à la série complète des dessins. Lors de la remise de ce qui deviendrait le dernier dessin, monsieur F. me dit «je crois que là ça suffit. Le visage de mon fils ne m’obsède plus et je me sens moins déprimé.» L’analyse reprit alors sous une forme plus classique.

Monsieur F. n’avait jamais eu d’activité liée au dessin et malgré ce, il montra un réel talent dans l’exécution de ces différents portraits. Ce qui me semble particulièrement remarquable au cours de ces sept mois est l’évolution de l’organisation du portrait. Les premiers tentaient, semble-t-il, de coller au plus près à l’image interne – quasi hallucinatoire – qui hantait mon patient. Ils étaient réalisés avec une application quelque peu scolaire, leur intérêt esthétique était indéniable mais aucune ouverture n’était ménagée dans le dessin. Monsieur F. reprenait sans cesse le portrait, ajoutait des détails, retou- chait, raturait… Pourtant la figure ne devenait pas visage. Ce n’est que vers la fin que quelque chose se modifia dans le dessin sans qu’il soit réellement possible de définir précisément en quoi consistait ce changement si ce n’est, peut- être, le fait que les traits semblaient brouillés ce qui leur donnaient une étrange mobilité. Toujours est-il qu’alors, au-delà de la figure, apparaissait un visage qui n’était plus simplement une image.

Les analyses de J. Oury me semblent pouvoir nous permettre de comprendre ce qui est ici en jeu. «Quand on regarde un tableau, tel un portrait de Giacometti, toute cette épaisseur, tout ce qui apparaît là, montre bien quelque chose qui n’est pas de l’ordre du spéculaire.

C’est un portrait certes ! Mais ce n’est pas une figure telle qu’on se la représente. Giacometti explicite très bien que ce qui transparaît à tra- vers ce qui apparaît, c’est ce qu’on pourrait appeler le visage, c’est à dire ce qui n’est pas cernable Il faut bien le distinguer de la figure (…) Le visage ce n’est pas du tout un reflet. C’est quelque chose qui est non cernable, non dessinable. Giacometti en arrivait à dire que c’est ce qui est irreprésentable. C’est pour cela que c’est un cheminement infini. Cet irreprésen- table est quelque chose de l’ordre de ce qu’on pourrait appeler «la chose», das Ding.» 

Que s’était-il passé durant ces presque sept mois ?

Lacan nous propose une voie qui me parait pouvoir rendre compte avec pertinence des faits cliniques rencontrés ici. Pour comprendre le mécanisme de la sublimation, il fait appel au concept de Chose – qu’il faut différencier de l’objet – concept introduit par S. Freud dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique en 1895, où il nous montre l’objet primordial divisé en deux parties. L’une s’impose au sujet comme une structure, un ensemble constant, une Chose, l’autre pouvant être identifiée à partir des traces mnémoniques. Autrement dit, cette dernière peut être accueillie dans les signifiants, alors que la première ne le peut. Le complexe du prochain se ramènerait à deux parties, une pouvant être assimilée au système de connaissance pris en charge par le signifiant ; un autre ensemble constant, persistant, réfractaire est ce qui dans l’autre s’impose comme la Chose. Cette Chose est hors temps, hors champ, c’est un trou radical dans le savoir du sujet.

Au fond qu’est-ce que la Chose (Das Ding) ? C’est ce qui de l’objet premier ne saurait entrer dans le langage, expulsé, véritable case vide au cœur de la subjectivité autour de laquelle s’organisent les représentations. La réalité est alors ce qui va venir masquer l’absence de la Chose, la réalité fait bouche-trou de Das Ding ; elle est réalité psychique régulant le principe de plaisir, permettant ainsi la poursuite de la quête désirante et de ses investissements sur les objets substitutifs, et particulièrement sur les objets sublimes dont nous verrons plus loin le lien qu’ils entretiennent à la Chose. Du même coup on repère que le terme de réalité ne recouvre pas le terme de Réel, pas même celui d’extériorité. La réalité est ce qui fait écran au vide de la Chose. A ce vide, se substitue une organisation signifiante de représentations qui circonscrivent ce trou autour duquel s’organise la psyché. La réalité peut être ainsi considérée comme faisant partie de l’ordre du fantasme (mais ce n’est pas un fantasme). J.Lacan évoque enfin la Chose, comme le terme impossible à atteindre, pour toujours perdu de la quête et du désir. Das Ding est cette dimension qui manque aux objets investis pour étancher le désir, faire qu’il puisse s’abolir dans un repos qui éteindrait toute de- mande. A partir de là on peut comprendre que la Chose est à la fois coupure, mais aussi lien de recherche avec le monde sans que l’homme jamais y puisse trouver un lieu de séjour.

Pour J. Lacan l’activité sublimatoire touche au Réel et ce, en « élevant l’objet à la dignité de la Chose ». Nous y reviendrons, mais retenons déjà que l’acte de création tenterait de retrouver, quelque Chose, qui serait à la fois, dans la production artistique, cachée et montrée.

« Bien sûr, les œuvres de l’art imitent les objets qu’elles représentent, mais leur fin n’est justement pas de les représenter. En donnant l’imitation de l’objet, elles font de cet objet autre chose. Ainsi ne font-elles que feindre d’imiter. L’objet est instauré dans un certain rapport à la Chose qui est fait à la fois pour cerner, présentifier, et pour absentifier. (…) Plus l’objet est présentifié en tant qu’imité, plus il nous ouvre cette dimension où l’illusion se brise et vise autre chose. »

En fait ce à quoi tendait monsieur F. à travers ces différents portraits, est moins, me semble-t-il, la restauration-réparation de l’image de son fils perdu, que la possibilité à travers l’irreprésentable d’un visage d’établir, à nouveau, un contact avec cet objet primordial perdu. Par- delà la figure ce qui est visé ici est cet avant de la représentation à laquelle s’articule la relation d’objet, avant où pourrait s’établir un contact avec la Chose. Le dessin me parait être ici un substitut, non de soi-même ou de l’autre disparu, mais de ce dont il est question de soi-même dans son rapport à l’Autre, c’est à dire de ce qui est en question dans sa propre structure, autre- ment dit de ce qui est en question dans le transfert.