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Jean-Paul Hiltenbrand / Questions sur la constitution du lien social

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Texte publié dans les actes du séminaire de l’aefll 1997 – 1998
CLINIQUE SOCIALE – CLINIQUE INDIVIDUELLE

Image Jasek Tofil

Je vais vous parler de la constitution du lien social en tant que c’est une question. C’est une question pour nous puisque comme vous le savez, Lacan a tracé un certain nombre de discours qui sont constitués d’un certain nombre de signifiants et que ces 4 ou 5 discours sont ceux qui organisent notre lien social.

C’est un état de fait dont nous a parlé Lacan très longuement, tout particulièrement dans « L’Envers de la psychanalyse » néanmoins il reste que Lacan n’a pas fait la description de cette mise en place du lien social, ni de cette mise en place du discours. Ce matin, je me suis donné comme tâche d’essayer de vous introduire à cette mise en place du discours. C’est une tâche, je dirais, ambitieuse, car comme vous le verrez, c’est assez complexe et sans doute cela soulèvera pour vous un certain nombre de questions.

Dans 8 jours, samedi prochain, nous allons étudier à Grenoble, et parler de la fameuse controverse entre Mélanie Klein et Anna Freud. Controverse est un terme d’ailleurs tout à fait malvenu, il faudrait plutôt dire malentendu entre Mélanie Klein et Anna Freud. Dans ce débat, l’une des questions qui est omniprésente est de savoir à partir de quel mois, de quelle année, chez l’enfant en bas âge, nous, analystes, nous serions autorisés à parler de fantasme, de pulsion, d’œdipe, de complexe d’œdipe etc. et de parler de ce qui est lié à ces éléments, à savoir les affects comme la haine et l’amour et également à partir de quand nous serions autorisés à parler des premières manifestations de la sexualité.

Vous savez sans doute que la dispute entre Anna Freud et Mélanie Klein s’est propagée dans la société psychanalytique de Londres, puisque tous ces gens-là avaient émigré en Angleterre, et que cette dispute s’est faite à partir d’indications assez imprécises de la part de Freud. Puisque Freud supposait, Freud qui n’avait pas l’expérience des enfants, que l’œdipe débutait à l’âge de 3 ans. C’est à cette indication tout à fait imprécise de Freud que Anna, sa fille, s’est tenue d’une manière tout à fait ferme et rigoureuse, alors que Mélanie Klein répondait en affirmant que l’observation du nourrissage et du nourrisson obligeait à avancer l’âge d’apparition de ces éléments de manière de plus en plus précoce, c’est-à-dire de ces éléments que sont le fantasme, la pulsion et l’œdipe.

Finalement on aboutit au cours de la dispute, du malentendu, à faire remonter tous ces éléments à l’âge de 4 mois chez l’enfant et l’on a convenu également que c’est à peu près à cette époque-là, déjà, qu’entrait la fonction du père. Donc à partir de 4 mois, pour Mélanie Klein, il y aurait cette ébauche, ébauche de la relation œdipienne et donc de la mise en place de ce phallus préœdipien dont elle parle. Étant entendu que si l’on parle d’entités aussi précises, analytiquement définies, pour un nourrisson de 4 mois, cela signifie qu’il s’agit là de rudiments de fantasme, d’œdipe etc.

Il est vrai que l’expérience du nourrisson montre de manière assez fréquente que le nouveau-né après quelques mois est capable d’identifier père et mère, d’avoir vis-à-vis d’eux des attitudes tout à fait distinctes et il peut en aller de même vis à vis d’un frère ou d’une sœur. Ceci observé, nous pouvons dès lors inférer que déjà l’ébauche d’un fantasme est à l’œuvre et donc, comme le montre Mélanie Klein, qu’il existe sans doute un partage déjà très prononcé entre l’amour et la haine et d’autres manifestations d’affects comme l’hostilité ou le refus devant un visage étranger, etc. Il en va de même pour les manifestations précoces, comme vous le savez, de dégoût, de réactions à la frustration orale, de colère, etc.

On peut bien se demander à partir de ces observations comment une telle richesse d’expression émotive, érotique, est capable de s’organiser d’une façon aussi précise s’il n’existait pas déjà quelque chose par-delà qui dispose les affects d’une manière aussi rigoureuse et constante. Et ceci va au point qu’un parent observateur va pouvoir retrouver la même permanence de tendances chez son enfant devenu jeune adulte. Il existe par conséquent, au travers de cette mise en place précoce, une certaine inertie qui conduit l’homme à travers ses différents âges à quelque chose de terriblement stable qui se poursuit en dépit de tous les événements, une sorte de statu quo, comme l’énonce Ella Sharpe, qui perdure dans la vie de l’homme fusse au travers d’une existence par ailleurs éventuellement aventureuse.

Ces observations permettent donc de supposer qu’il existe là une ébauche de structure complète pratiquement dès le départ. Ainsi voyons-nous une libido active, vive, articulée autour d’un fantasme précoce, donc la pulsion de vie, qui est poussée par quelque chose de constant, d’inerte, d’immobile en soi et qui agit à bas bruit et qui ultérieurement à l’âge adulte va pousser cette libido à répéter tout le temps le même pas de danse, tout le temps la même figure érotique, le même type de rencontre entre homme et femme. Et cette force monotone qui s’exerce en silence est ce que Freud va désigner comme étant la pulsion de mort.

Pulsion de mort, je vous le dis entre parenthèse, qui a été à l’origine des travaux de Mélanie Klein. Pulsion de mort cela veut dire mort du sujet, mort du sujet en tant qu’il est aboli puisqu’il ne parvient qu’à perpétuer masochistement la même répétition en acte de son fantasme et ceci jusqu’avec cet étranger, qu’il va éventuellement rencontrer, qu’est l’analyste dans le transfert. Répéter son fantasme ou répéter son traumatisme qui comme vous le savez est souvent identique.

Donc, l’observation du tout jeune enfant avait déjà indiqué une mise en place de la plupart des éléments de sa vie affective et sexuelle dès les premiers mois. Lorsque nous avons entrepris l’étude de l’oralité à Grenoble, nous avons pu constater que la pulsion orale — celle que Freud, Abraham et Mélanie Klein d’ailleurs allaient considérer comme la plus importante et la plus déterminante — venait déterminer une première disposition érotique et dès lors allait centrer puis vectoriser une grande partie de la constitution du monde du sujet pour aboutir à ce que vous êtes devenus, tout un chacun, n’est — ce pas, à savoir des consommateurs voraces de toutes les nouveautés que produit notre industrie imaginative et notre commerce.

Donc vous voyez là que c’est un premier point qui pose en quelque sorte cette disposition en tant que totalement liée à la pulsion. Cette introduction en forme de tableau, que je dirai biographique, historique, est destinée à juste vous faire sentir ou apprécier qu’il y a quelque chose dès le départ qui se manifeste comme une force, comme une force qui tire, qui pousse, qui oriente le sujet. Quelle est la nature de cette force qui tire, qui pousse, qui oriente le sujet et en même temps vient constituer les éléments, les rudiments de son lien social ? Les auteurs auxquels j’ai fait référence, c’est-à-dire Mélanie Klein et son entourage, ont parfaitement décrit l’univers pulsionnel primitif ses avatars et en quelque sorte, les échecs de sa dynamique. Toutefois, et c’est là le fait majeur, important à souligner, cette dynamique, ainsi décrite par Mélanie Klein, est entièrement construite sur l’appareil pulsionnel, c’est-à-dire à partir de la relation du corps avec ses nécessités, ses besoins qui ne sont pas seulement physiologiques mais aussi émotionnels et affectifs. Donc, elle nous a décrit un appareil pulsionnel à partir de cette relation du corps et de ses échanges avec le monde environnant. Corps et échanges qui grâce à la médiation des pulsions et des fantasmes, vont construire ce que l’on appelle la réalité psychique. La réalité psychique du petit homme étant faite essentiellement des éléments de cette organisation pulsionnelle et fantasmatique primitive.

Toutefois l’on peut faire remarquer en général que l’existence de l’adulte ne se réduit pas aux seules modalités d’échange vectorisées par les orifices anaux, oraux etc. Lorsque les processus d’échange se limitent à l’érotique de ces orifices, cela engendre habituellement une pathologie. Une pathologie bien particulière comme par exemple la boulimie.

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