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Jean-PierreLebrun / Le transsexuel, enfant-modèle de la science

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Texte publié dans les actes du séminaire de l’aefl 1997 – 1998 CLINIQUE SOCIALE – CLINIQUE INDIVIDUELLE
Image Henry Darger

Cet article se propose, à partir de la lecture d’un cas clinique, de reprendre sous un jour neuf les questions que nous avons déjà abordées dans Un monde sans limite, Essai pour une clinique du social.

Nous nous pencherons ainsi d’abord sur l’histoire d’un transsexuel pour ensuite en dégager ce qui nous semble paradigmatique du social contemporain.

L’histoire clinique à laquelle nous allons nous référer a fait l’objet d’un ouvrage paru en 1980 qui retraçait le cheminement de Maurice Nolet, un homme né en 1915, qui devint Jeanne en 1974, à la suite d’une intervention chirurgicale pratiquée à l’âge de 59 ans. Cet ouvrage est particulièrement précieux car le récit de Maurice, alias Jeanne, a été écrit par l’écrivain Catherine Rihoit et rend compte avec beaucoup de finesse, de rigueur et de lucidité d’un trajet exemplaire à de nombreux égards.

Avant d’entrer dans le détail, disons que nous pouvons d’emblée prendre acte de ce qu’avance Maurice Nolais, alias Jeanne dans sa biographie lorsqu’il remarque :

« Il me fallait apprendre à reconnaître les véritables trans- sexuels des malades mentaux. Certains individus se prennent pour des femmes, leurs problèmes mêmes relèvent alors du délire psychotique. Personnellement, je ne me suis jamais fait d’illusion. J’ai toujours su, du jour où j’ai compris qu’il y avait deux sexes, que j’étais un garçon. Malheureusement. J’ai toujours rêvé depuis lors d’être une femme, mais je sais très bien que je n’en suis pas une et que je ne le serai jamais. »

Ces quelques mots viennent déjà nous indiquer qu’à les suivre, le registre de la psychose ne concerne pas Maurice devenu Jeanne. Son récit nous fait plutôt entendre en quoi son trans- sexualisme concerne chacun de nous. Enfant de parents dont il s’est toujours demandé comment ils en étaient arrivés à se marier, « tant ils n’étaient absolument pas faits pour aller en- semble », Maurice est né d’une mère trop aimante et d’un père dont il n’a jamais perçu que l’extrême brutalité. Mais laissons la place à son récit :

« Mon père ne m’a jamais donné la plus petite marque d’affection. Je n’existais pas pour lui. Il ne me parlait jamais, ou alors comme si j’étais un animal inopportun, une bête nuisible qu’on chasse quand on la rencontre sur son passage. Ainsi, quand il entrait dans la cuisine pour prendre ses repas et qu’il me trouvait encore à table, ma mère me faisant manger avant pour le débarrasser de ma présence, il ne disait pas un mot, ne me regarda seulement jamais dans les yeux ; il arrivait et il me frappait grand coups de casquette pour me faire déguerpir. Le soir, après son travail, il faisait la tournée des bistrots. Ma mère m’envoyait le chercher. J’entrais dans le café, je le trouvais affalé à une table ; ses camarades ricanaient en me voyant : « Ta bonne femme te réclame ! » lui disaient-ils (…) Quand il rentrait, il battait ma mère. J’assistais aux scènes.

Un jour, frappée à la tête, ma mère se blesse contre l’arête d’un meuble en tombant et s’écroule sur le carrelage de la cuisine, en sang. J’ai huit ans. Je prends un pistolet dans un tiroir, c’est le pistolet de mon père ; je tiens le pistolet à deux mains, à bout de bras, je vise mon père à la tête. Il ne dit rien, me regarde fixement. Je me souviens de ce regard, c’est la seule fois qu’il m’ait jamais regardé. Il me regarde, moi braquant toujours le pistolet, et il quitte la cuisine dans un grand silence. J’ai laissé tomber le pistolet. Jamais aucun de nous n’a reparlé de cette scène. Je n’éprouvais à l’égard de mon père, de sa brutalité, de son indifférence, rien d’autre qu’une haine qui al- lait grandissant avec les années. Je ne l’ai pas tué ce jour-là, mais j’ai haï très longtemps après ce qui de lui, survivait en moi : l’homme. Et j’ai tué finalement beaucoup plus tard cet homme en moi, ce souvenir insupportable du père. »

Propos éloquent, mais la situation décrite est aussi très banale, et nullement spécifique – sauf le commentaire final – d’un destin de transsexuel : il ne s’agit encore que d’un enfant qui a affaire à un père ivrogne et brutal. Voyons dès lors l’autre versant de l’Œdipe, son rapport à la mère :

« Je n’ai jamais envisagé de me séparer de ma mère. Ce n’était pas pensable puisque je croyais, j’ai cru jusqu’à ce que l’impensable arrive, que je ne faisais qu’un avec elle. Avant l’âge de neuf ans, je ne me suis jamais posé la question de savoir qui j’étais, ni à quel sexe j’appartenais. Il y avait un tout dont je faisais partie, qui était ma mère et moi. Temporaire- ment, nous pouvions être séparés. Elle pouvait, l’espace d’une heure ou deux, aller de-ci et moi de-là, je savais qu’au bout du voyage, inévitablement, l’ensemble se reformerait. Il me semblait évident que ma mère avait besoin de moi comme j’avais besoin d’elle. Elle me prenait dans son lit le soir quand mon père n’était pas rentré. J’aimais me coucher avec elle. Elle était belle, elle sentait bon, son odeur à elle, une belle odeur de femme. Elle me prenait contre elle dans le grand lit, avec les doigts elle me lissait les cils, elle était très douce. Je lui disais des bêtises, des tas de mots qui n’avaient aucun sens – des mots d’amour. Nous étions un refuge l’un pour l’autre. Je me souviens qu’elle m’appelait sa petite fille. Cela ne m’a jamais frappé, ou paru surprenant. J’étais ce qu’elle me disait que j’étais. Elle ne m’a jamais dit qu’elle regrettait que je sois un garçon, et qu’elle aurait préféré avoir une fille (…) Le monde ne se divisait pas en deux sexes. Il y avait le côté où j’existais, le côté de la vie, celui de ma mère ; et le côté du refus, celui de l’absence, du père. Entre les deux, il était inévitable que je fasse mon choix très vite, et à la limite, je n’avais pas de choix à faire, pas de réflexion possible, c’était une question de vie ou de mort. On ne peut pas choisir le masculin quand il signifie la mort, puisque mon père, non seulement me refusait, mais refusait, menaçait de mort – c’est ainsi que je compris l’incident de la cuisine – celle qui me faisait vivre, ma vie, ma mère. »

Ainsi donc, voilà le décor œdipien clairement posé. Le choix de Maurice est fait : il restera l’enfant de sa seule mère. Non pas garçon car ce dernier n’a pas droit de cité au regard maternel mais fille. Mais non pas fille comme on pourrait l’opposer à garçon, mais fille parce que c’est l’aspect de l’enfant hors différence des sexes tel que le voulait la mère. Reprenons donc clairement ce qui va sous-tendre tout le trajet de Maurice vers Jeanne. Pour Maurice, véritable transsexuel selon ses dires, si c’est l’identité de la femme qui est son identité de genre et ce malgré son anatomie de garçon, c’est parce que l’objectif de cette identité féminine ce n’est pas le féminin mais le hors sexué, le hors sexe.

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