Nora Lomelet / Clichés psychanalytiques
Texte publié dans les actes du séminaire de l’AEFL n°22
Illustration Lucio Arese Instagram
La cure analytique s’exporte mal en dehors du cabinet où elle s’exerce, elle est avant tout une expérience de transfert, de discours, de parole et d’une rencontre particulière avec un psychanalyste. Essayez, de ne raconter ne serait-ce qu’un fragment d’une de vos séances et vous constaterez que c’est une tentation risquée parfois qui laissera votre interlocuteur, au mieux indifférent, au pire inquiet, voire dubitatif même s’il est de notoriété publique que parler est un bon moyen d’aller mieux.
Il y a 4 ou 5 ans, une série TV israélienne s’essaie dans la reconstitution de séances entre un psy et son patient. Malgré les efforts des réalisateurs, le spectateur se retrouve mis en place d’un tiers exclu, il assiste impuissant, à un face-à-face, il s’y verra endurer 60 minutes de plaintes entrecoupées de silence et de crises de larmes pas toujours télégéniques. Malgré quelques flash-backs, le feuilleton ne réussit que la performance de vous transformer en un voyeur sadique ou de vous happer dans un ennui abyssal. C’est peut-être pour cette raison que Freud ne croyait pas possible une illustration des cas et encore moins une application de la psychanalyse au cinéma. En 1925 le producteur de cinéma Samuel Goldwyn, fondateur de la MGM, lui propose 100 000 dollars pour l’aider à élaborer « une histoire d’amour vraiment formidable ». Malgré son manque d’argent, Freud ne daigna pas répondre.
Hollywood ne fut pas empêchée pour autant de monter des films traitant de la psyché, humaine, mais plus spécialement, celle des femmes et des fous, et toujours au regard d’une certaine normalité. Il fallut attendre Woody Allen, pour que le grand public cesse de lier pathologie mentale et psychanalyse. À peine dégagée du physiologique, elle devenait une méthode réservée à une certaine classe sociale, intellectuelle et bourgeoise, dont le désœuvrement et les questions existentielles, trouvaient son écho dans les cabinets cossus des psys new-yorkais. Woody Allen fait un usage comique et métaphorique de la psychanalyse. Au lieu d’être favorisée par l’analyste, la liberté de choix disparaît au profit du lien de dépendance à l’égard de l’analyse. Au lieu d’être relativisé, le narcissisme des analysants est complaisamment cultivé, d’autant que leurs problèmes sont tout ce qu’il y a de plus banal : rencontre du partenaire sexuel, désir d’être aimé, angoisse de la maladie et de la mort. Alors qu’elle devrait être évacuée dans la cure, la névrose en sort renforcée pour le bonheur du spectateur, mais au service d’un cliché : « la psychanalyse c’est long, c’est cher et c’est nombriliste ». « Mes films sont une forme de psychanalyse, disait Woody Allen, sauf que c’est moi qui suis payé, ce qui change tout ».
Il y a quelques années de cela, j’écoutais une émission radiophonique sur diverses méthodes consistant à faire émerger des traumatismes de l’enfance. La psychanalyse se retrouva au cœur du débat, et ce à la suite du témoignage d’un père, fâché avec sa fille, depuis que celle-ci en analyse, avait révélé qu’elle savait avoir été violée par lui dans sa petite enfance. Ce père, désespéré, appelait pour dire son impuissance. Il clamait son innocence et cherchait auprès de ses interlocuteurs une solution, comment ramener sa fille à la raison, faire entendre que rien de ce qui lui était reproché n’avait eu lieu ? Ce qui m’embarrassa dans cette intervention fut la réaction des psys eux-mêmes, ils semblaient gênés aux entournures, leur froideur, à l’égard du témoin, participait à donner du crédit à la plainte de la fille, comme si la psychanalyse était une méthode régressive permettant tel un sérum de vérité, de libérer non pas la parole, mais une vérité factuelle, dissimulée derrière des souvenirs-écrans. Si cela était, la CIA aurait utilisé la psychanalyse en vue d’extorsion d’aveux, or il se trouve que la torture reste encore à ce jour, une méthode bien plus efficace.
Alors « si je fais une analyse, ne prendrais-je pas le risque de faire surgir des souvenirs qu’il vaut mieux laissés enfouis ? Et que ferais-je ensuite de tout ce que mon inconscient aura révélé, n’ai-je pas plutôt intérêt à faire avec mon amnésie infantile ? »
Pour répondre à cette inquiétude bien légitime, il faut reprendre le cheminement de Freud. Au tout début, la psychanalyse se centrait sur la quête d’une vérité historique, les faits et seulement les faits donnaient un sens au trauma. L’étiologie des névroses prenait ses racines dans une biographie, dont l’amnésie de certains éléments, engendrait les symptômes. Mais au fur et à mesure de son élaboration, Freud renonça à jouer les Sherlock Holmes. Du récit des patients auquel il donnait du crédit, il a parlé de roman familial. Il peut sembler évident de nos jours que l’aspect autobiographique d’un récit ne peut avoir qu’un lien très lâche avec la véracité historique. Les souvenirs se tissant dans la mémoire de l’oubli, le névrosé croit en ce que son inconscient a confectionné, c’est peut-être, aussi pour cela, que vous et moi, aimons la littérature et le cinéma, les histoires en général. André Bazin disait à ce propos : « le cinéma substitue à nos regards un monde qui s’accorde à nos désirs ». Pas de temps mort au cinéma.
Il y a bien longtemps que la psychanalyse n’interroge plus du côté de l’origine qu’elle soit biologique ou factuelle, elle n’est plus celle des premiers balbutiements, Il ne s’agit pas de faire d’une cure analytique un chantier archéologique avec des fragments de pièces historiques et une datation au carbone 14. Et pourtant, lorsque vous évoquez la psychanalyse avec des profanes vous ne manquerez pas d’entendre la dimension historique comme étant la pièce majeure de cette expérience : « ce qui m’est arrivé » alors qu’il s’agit d’historicité, c’est-à-dire, comment l’analysant parle de ce qu’il a vécu et d’où il parle. Telle est la structure, un discours, qui nous tient bien plus que nous ne le tenons.
En analyse, nous cherchons à nous débarrasser de notre passé infantile, et en fin de compte, nous attendons de cette expérience qu’elle vienne donner du sens à tout ce qui reste suspendu à un questionnement douloureux. Pour autant, l’analyste ne peut en aucun cas se faire le correcteur de ce qui est vrai ou faux dans le récit qu’il entend. Après tout la psychanalyse s’occupe aussi des rêves, elle ne cherche pas à les réduire à un symbolisme naïf, à une définition archétypale ou à une prémonition significative d’un futur évènement. Les lacaniens ne s’occupent pas de l’analyse du rêve, mais de celui du rêveur. Nous en revenons toujours au discours et comment il enferme en son sein un trauma qui se répète encore et en corps.
Ce que l’expérience psychanalytique démontre c’est que la vérité elle-même à structure de fiction, comme le disait Lacan, elle fait apparaître sa nature de semblant. Pour citer Lacan à nouveau « l’inconscient est le chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge ». C’est-à-dire qu’elle est voilée par le fantasme, il n’y a pas d’autre moyen d’attraper cette vérité mi-dite, qu’à partir d’une production subjectivée par le langage. Le sujet s’invente une famille, un roman comme le soulignait Freud, sauf qu’il ne sait pas ce qu’il invente. Il ne sait pas que là où il croyait avoir vécu une histoire, il avait en réalité construit une série de fantasmes. Ce gain de savoir dans une vérité qu’il avait imaginé à la fin d’une cure modifie sa biographie infantile. Ce qui se joue dans une cure, n’est pas de parvenir à la vérité factuelle de quelques évènements depuis longtemps oubliés, ce qui est en Jeu c’est la reconstruction du passé, c’est-à-dire la manière dont ce passé intéresse la position d’énonciation présente du sujet, comment il transforme le lieu même à partir duquel parle ou est parlé le sujet.
Parler en analyse est un acte, un acte de transformer le réel du symptôme par le biais de mots uniquement, sans recourir à une opération inédite sur le corps, nous pouvons déterminer le moment ou Wilhelm Reich cessa d’être un psychanalyste, lorsqu’il abandonna le médium de la parole et commença à s’en remettre au massage corporel pour libérer les tensions névrotiques.
La vérité d’un sujet est prise dans cette forme discursive qui la structure. Une anecdote pourrait métaphoriser mon propos : c’est l’histoire d’un ouvrier qui tous les soirs en quittant l’usine pousse une brouette. Les cadres le soupçonnent de cacher un larcin dans cette brouette, et chaque soir ils auscultent scrupuleusement les coins et les recoins de l’engin sans rien trouver. Finalement ils découvrirent ce qu’il en était, ce que l’ouvrier volait, c’était des brouettes. L’inconscient n’est pas caché dans la brouette il est la brouette elle-même.
Ce savoir qu’un analysant acquière le long d’une cure, qui est savoir d’une vérité qu’il avait imaginée, n’est pas celui de la connaissance des processus inconscients, sorte de psychologie psychanalytique qui permettrait au terme de constituer un corpus relatif à un inconscient objet, caché dans la brouette, corpus constitué de généralités psychologiques. Ce qui serait un savoir positivé, Lacan parlait dans je ne sais plus quel dernier séminaire, d’un gain de savoir négatif. « Tu peux ne pas savoir ».
Si analyser c’est chercher l’analphabète, écrit Colette Soler, nous sommes très loin d’une forme d’échange où un intellectualisme de salon viendrait trouver sa loge.
« Analyser, c’est connecter des unités hors sens avec d’autres signifiants associés… passer de l’Un erratique qui émerge en surprise, à la chaîne du langage »[1]. Tout en adhérant à cette formulation, nous ne pouvons réduire le champ de l’expérience analytique à l’attente patiente de l’émergence d’un lapsus, d’un mot d’esprit ou d’un signifiant erratique ou énigmatique, c’est cela, mais pas seulement, c’est aussi dans ce flot de paroles qui charrie des vagues de souffrance, que s’acquiert cette possibilité pour l’analysant d’apprendre à perdre ce qu’il croit avoir perdu. Son paradis, sa complétude. C’est quelques fois, juste dire son impossible à dire, parce que la norme sociale vous impose un discours dans lequel vous ne vous reconnaissez pas toujours. C’est aussi un espace de rencontre qui fait lien social. Ou l’on vous écoute et où l’on vous croit (sans trop y croire). Que penseriez-vous d’un analyste qui s’écrierait : « mais il faut savoir ce que vous voulez, la dernière fois vous m’avez dit exactement le contraire ».
Autre cliché : le psychanalyste est un individu débarrassé de son inconscient. Il sait faire là où les autres butent.
L’inconscient ne peut en aucun cas être substantialité, or l’idée d’un savoir-faire de l’inconscient, laisse supposer qu’à la fin d’une cure, vous serez un expert en la matière psychique qui vous constitue. À partir de cet aphorisme lacanien « les non dupes errent » pourquoi ne pas le retourner en cette formule « les non dupes n’errent plus ». Celui qui peut cesser son errance, n’est-ce pas celui qui fait taire cette volonté d’écrire ce qui ne peut s’écrire, ou qui s’écrira un jour ? Fatalisme me direz-vous ? Non, simplement une possibilité offerte, celle de ne plus tomber dans les pièges de la douleur et dans la recherche infinie de sa compréhension. Tu es cela. Du symptôme qu’il a, le sujet passe au symptôme qu’il est. C’est cette possibilité d’un savoir y faire avec et non d’un savoir-faire de l’inconscient. Nous avons tous rencontré un jour, les maîtres de l’inconscient, ces intouchables, au savoir lié à la vérité. Lacan les repère notamment dans le film « Psychose », il voit dans la diatribe du psychiatre convoqué pour expliquer la folie de Norman Bates, toutes les marques du débrouilleur d’embrouilles, comme il le dit ironiquement. C’est « celui qui se présente là pour trancher sans appel au terme de tous les recours »[2]. La fin d’une analyse consisterait alors en une identification à l’analyste, un sujet non divisé, qui sait ce qu’il fait et qu’il fait ce qu’il sait, sans symptôme. Et pourtant, comme le soulignait Lacan, des symptômes, tout le monde en a.
La psychanalyse pour Lacan et pour Freud était une méthode de lire les textes oraux ou écrits, elle n’a jamais été dangereuse sauf lorsque les psychanalystes s’imaginaient détenir un pouvoir sur la guérison de leurs patients. Lacan tord ce signifiant de patient, il ne veut pas de cette passivité dans laquelle le psychanalyste, seul membre actif, aurait un savoir sur la douleur de celui qui parle, le terme choisi est analysant, et confère ainsi la place d’un sujet à celui qui est allongé, et celui de semblant d’objet est désormais occupé par le psychanalyste. Faisons un bon jusqu’en 1977 ou Lacan parle dans son séminaire du « sujet supposé savoir », l’analyste : « Une attribution, ce n’est qu’un mot. Il y a un sujet, quelque chose qui est, qui est supposé savoir, le savoir est donc un attribut. Il n’y a qu’une seule chose c’est qu’il est impossible de donner l’attribut du savoir à quiconque, celui qui sait, c’est dans l’analyse, l’analysant, ce qu’il déroule, ce qu’il développe, c’est ce qu’il sait, à ceci près que c’est un Autre, mais y a-t-il un Autre ? Que c’est un Autre qui suit ce qu’il a à dire, à savoir ce qu’il sait.[3]
Entre 1956 et 1957, Lacan tient un séminaire intitulé « La relation d’objet ». Il s’insurge contre cette psychanalyse postfreudienne, celle qui est envisagée comme une sorte de remède social. Il s’oppose à cette fureur de l’adaptation du sujet à l’ordre social, aux normes morales, « de l’aveu même de ceux qui sont engagés dans cette voie, dit-il, le progrès de l’expérience analytique serait d’avoir mis au premier plan les rapports du sujet à son environnement[4]. Après tout, pourquoi ne pas affirmer que le sur-mesure est à la psychanalyse, ce que le prêt-à-porter est aux psychothérapies, la psychanalyse, elle, ne vise pas à faire correspondre le dire et le dit, l’énoncé et l’énonciation, elle doit continuer à s’opposer à l’approche du sens commun qui accepte la prétendue réalité externe en tant que telle, comme quelque chose de donné par avance et qui réduit l’appareil psychique à la question de savoir comment cet appareil réussit à s’accommoder de la réalité, à s’y connecter. Alors que la psyché construit son propre univers, « La psychanalyse conformiste, serait celle qui s’asservit à la réalité sociale existante, à ses rapports de domination considérant comme pathologique toute distance critique prise à son égard »[5]. Il n’y a qu’à lire les postfreudiens et leur cure type, pour saisir toute cette dimension performative et adaptative dans laquelle ils engageaient leurs patients.
Vous connaissez cette expression : jeter le bébé avec l’eau du bain.
L’egopsychologie proposait de débarrasser le bébé de son eau sale, de ses symptômes, de tout ce qui apparaissait comme une perturbation dans le but de conserver le moi aussi intact que possible, purifié de toutes ses taches sombres, un beau bébé tout propre à son papa ou à sa maman analyste. Lacan expulse le bébé, le moi, il vise le réel, l’eau sale, de telle sorte que le parlêtre puisse se confronter à ce qui organise sa jouissance, qu’il s’y reconnaisse. La stratégie des associations libres depuis Freud, ne consistait-elle pas à piéger la fonction de l’ego de telle sorte qu’une fois son contrôle diminué, puisse surgir en pleine lumière, l’ordure de la jouissance ? Chassez le naturel et le voilà qui revient au galop, car comment comprendre que si le moi n’est pas maître en sa demeure, les disciples de Freud, lui aient redonné ses lettres de noblesse ? Après sa mort, les mouvements psychanalytiques s’appuient outrageusement sur l’idée d’un moi fort ou d’un moi faible. Ces derniers sont traités d’individus « prégénitaux », dépendants de la persistance de certaines relations dites objectales. Et ce sont ces personnages que le cinéma hollywoodien se targue de redresser ou d’éradiquer. L’élucubration des psychanalystes est dénoncée par Lacan dont la cure type consistait « en une liquidation parfaite des affects, aboutissant (et je cite Lacan) à cette adaptation que l’on nomme la relation d’objet qui donne à tout observateur le sentiment d’une personnalité harmonieuse »[6]. Lacan stigmatise à ce propos le principe malin du pouvoir auquel ouvrent certaines directions de cure qui se donnent pour fin le bien de l’analysant sous la forme de lui donner enfin le phallus, le sien, celui de l’analyste, l’hostie. Si l’on veut savoir ce que Lacan brocardait, il faut lire « la cure type » de Maurice Bouvet, mais je n’ai pas le temps pour vous rapporter les extraits nécessaires à cette compréhension.
Pour ceux qui ont vu le film de Hitchcock, « Pas de printemps pour Marnie », ils conviendront avec moi que nous sommes dans ce cliché, la cure express de Marnie, débouche sur cette rectification de l’objet phallique : l’homme, comme devant être ce qui manque à la femme. Pour résumer le film, il s’agit de l’histoire de Marnie, qui alors qu’elle est une toute petite fille, tue à coups de tisonnier, un marin, avec laquelle sa mère prostituée se bagarrait une nuit d’orage. Devenue adulte, la jeune femme, frigide, cleptomane et phobique, fait main basse sur les coffres-forts des entreprises dans lesquelles elle travaille comme secrétaire. Au cours d’une de ses cavales, elle rencontre un homme, qui lui proposera un mariage contre son silence. Malgré ses résistances, Marnie sous l’injonction de son époux se pliera en toute fin du film, à une séance analytique de 5 minutes, grâce à laquelle elle s’allégera de la dépendance d’avec sa méchante mère. Les trois objets qui la représentaient, à savoir, le sexe, l’orage, le sang, seront détachés du sujet Marnie, par le simple acte de se remémorer la scène originaire et traumatique dans laquelle ils étaient enfermés.
Ainsi libérée de tout ce qui était enfoui dans sa mémoire, elle quitte au bras de son père-mari-psychanalyste le lieu de son enfance dévastée. La morale triomphante, fait dire à Marnie qu’elle va rembourser l’argent volé, de plus, elle qui refusait toute approche érotique de la part d’un homme, s’accroche au bras de son sauveur et semble prête pour une future lune de miel. Liquidation parfaite des symptômes et projet d’un avenir amoureux, harmonieux et sous l’égide de la repentance. Marnie peut désormais se soumettre aux assauts sexuels de son merveilleux mari, sans plus jamais tenter de se noyer au fond d’une piscine.
Le rapport sexuel peut s’écrire à présent, comme l’évidence que le maître du suspense n’avait pas lu Lacan, et la primauté posée sur la liaison du symbolique et de l’imaginaire ne faisait pas grand cas du symptôme comme solution dans la rencontre avec le désir de l’Autre.
Je paraphrase la définition de Freud à propos du symptôme « le symptôme atteste l’existence de l’inconscient fondé sur un désir refoulé dont le symptôme est le substitut » Il ne s’agit pas de rectifier le symptôme en analyse, puisque c’est la solution du sujet face à un effet de corps et de dire. Il finira par se liquéfier.
Lacan citera Renan, écrivain et philosophe, pour mieux fustiger une psychanalyse engluée dans la norme dont l’idée de la complétude entre l’homme et la femme « Que la bêtise humaine donne une idée de l’infini eh bien s’il avait vécu (Renan) de nos jours il aurait ajouté : et les divagations théoriques des psychanalystes »[7].
Il est vrai que « si l’harmonie en ce registre n’était pas chose problématique, il n’y aurait pas d’analyse du tout »[8]. Il n’y aurait ni littérature, ni poésie, ni tout autre art, cherchant à sublimer l’impossible rapport entre les sexes.
A contrario, le film d’Emmanuelle Bercot « La tête haute », nous invite à entendre autrement les différentes occurrences de dires qui enferment très tôt l’individu, le coincent et le poussent quelques fois à la violence et à la transgression.
Il y a d’autres clichés sur la psychanalyse véhiculés par les psychanalystes eux-mêmes, et j’en tiens pour preuve un livre qui m’est très vite tombé des mains, mais que j’ai repris pour l’occasion, de le contester.
Il ne vous aura pas échappé que nous vivons dans une société où les traumatismes de l’enfance se déploient dans les librairies comme autant de romans autobiographiques et non comme des autofictions. Quelles que soient les motivations de l’auteur, il ne peut pas ignorer que certains aspects de sa biographie seront modifiés, ne serait-ce que les noms les lieux, et sans parler de ce que sa mémoire aura travesti.
Mais lorsqu’un psychanalyste se prend à témoigner de sa cure analytique, comment peut-il ignorer que son récit sera une fiction ? Je prends ici pour exemple cet ouvrage qui s’intitule : « Qui sont vos psychanalystes ? » de Jacques Alain Miller et 84 Amis. Vous trouverez dans cet ouvrage de 580 pages, une succession de témoignages dont les titres laissent circonspects : « les frissons d’une cure », « une interprétation sans paroles », « les secrets d’un acte manqué », « pourquoi je ne suis pas devenu analyste ». Bref, M. Miller veut secouer les analystes, il les somme de se montrer, de s’expliquer, de venir coucher sur papier leur désir d’analyste. La passe se réactualise non sous une forme orale, mais dans un travail d’élaboration écrite où le moi, sous la plume d’un « je », vient se raconter et justifier sa place d’analyste. D’un comment j’ai relevé le gant. Il reprend la demande de Lacan « que s’est-il passé dans votre analyse à vous, qui vous fasse penser que vous pouvez légitimement prétendre à occuper la place de l’analyste ? »
L’idée en soi n’est pas mauvaise, mais il est perdu de vue que dans tout récit une part d’invention vient se greffer à l’insu du plein gré de l’auteur. « Voici ce qui se cache derrière le psychanalyste que vous venez consulter », nous dit J.A. Miller en préambule, c’est une amorce excitante, qui se propose de dévoiler ce qui est caché derrière chaque psychanalyste de la noble association. La sacro-sainte transparence est de retour, la promotion d’une jouissance assurée par le strip-tease des psychanalystes qui n’ont rien à cacher, contrairement aux autres. C’est donc par la passe réinventée par Miller, que nos 84 Amis vont se mettre au travail de venir récupérer ce réel de leur cure qui sera hystérisé à travers ce recueil. La question se pose alors : comment prouver dans une production littéraire et symboligène, cette chute de son amour pour la vérité ? Comment venir dire cet enthousiasme surgissant quand tombe la satisfaction d’un savoir sur cette vérité menteuse, quand se liquéfie la jouissance de se raconter. N’est-ce pas dans ce cas de figure, ravaler le discours de l’analyste sur le discours du maître, renforçant l’aliénation, élidant pour le coup, comme dans la science le sujet de l’énonciation ?
D’autre part si la fin de cure peut permettre au sujet de s’identifier à son symptôme fondamental, ne signifie pas qu’il ait identifié ce même symptôme. Assumer n’est pas savoir. Dire la lettre de son symptôme, définir un algorithme de sa fin de cure, ne traduit-il pas la volonté de ranger la psychanalyse au rayon des sciences dures, quand ce n’est pas celle de faire la promotion d’un groupe s’autoproclamant expert en la théorisation du réel ?
Le réel est-il fait pour être su, écrit et publié ?
Ne risque-t-on pas à retracer les contours d’un périple de refaire le voyage à partir de sa fin ? Ne tombons-nous pas nous-mêmes à partir d’un vieil album photo, dans le piège de notre imaginaire qui refait l’histoire à partir du cliché ? Alors comment un psychanalyste peut-il accepter d’être aussi naïf, en se portant caution solidaire, ils sont 84 tout de même, d’un témoignage de ce fait qu’il soit devenu analyste ? Pourquoi venir justifier de ce que fut une aventure aussi intime que celle-ci, la justifier raisonnablement. Dans la passe telle qu’elle fut demandée par Lacan, on attendait d’un passant qu’il témoigne oralement de sa vérité menteuse, qu’il hystérise son analyse, auprès d’un analysant arrivé à un certain moment de sa cure, il fallait qu’il puisse démontrer devant un jury de psychanalystes, comment cette démystification de la vérité qu’il s’était imaginée l’avait guéri du mirage.
Que vous apprend sur votre analyste, le fait qu’il écrive ceci sur sa propre fin de cure. « Ce qui me faisait horreur répondait au mathème lacanien a sur (— phi) c’est-à-dire l’objet foie gras, le festin, vient à la place de l’élision imaginaire du phallus. C’est une vérité générale sur mon être qu’à se particulariser » fin de citation. L’analyste par sa discrétion renonce à toute forme de capitalisation à travers une renommée, il se soutient d’un acte et d’un désir qui seul le fonde, que Lacan ait eu l’audace de proposer cette procédure de la passe dans un temps logique qui lui appartenait, n’excuse pas le phénomène qui se propagea à partir de cette proposition, comment expliquer que beaucoup d’analystes dont je rappelle qu’ils s’autorisent d’eux-mêmes se soient précipités dans des demandes de passe, sans même s’apercevoir que par là même, ils continuaient autrement à faire jouir le maître ? En se pliant à l’injonction d’un dire sur le dire, ce qui est impossible (pas de métalangage) ne redevenaient-ils pas les analysants de Lacan, sommés de satisfaire à sa demande, de se ranger sous la bannière d’une école comme refuge alors qu’elle ne peut s’instaurer que comme un lieu de la reconnaissance d’un travail de recherche, n’aurait-il pas au contraire fallu refuser ? Ce qui aurait pour le coup attesté d’un renoncement à toute forme d’hystérisation à l’égard d’une Autorité, fut-elle imaginaire ou incarnée ? Pourtant, à peine libérés de ce qui constituait un idéal du moi, les voici qui se précipitent vers une autre garantie, grappillant au passage quelques insignes distinctifs au sein du troupeau, Æ AME AP, bref, autant de médailles pour bons et loyaux services à la cause de la Cause. Des médailles, mais surtout du grade, car L’AP, n’est pas à la hauteur de l’Æ ou l’AME. Nous sommes tous égaux oui, mais pas logés à la même enseigne, qu’on se le dise. Qu’en est-il de ce que formulait Lacan : « Nous sommes tous des épars désassortis » et de cette autre formule « l’analyste ne s’autorise que de lui-même, et de quelques-uns… » les quelques-uns sont-ils à coincer sous l’égide d’une institution, sous la férule d’un maître ? En ce sens, comme Lacan finit par le conclure, la passe est un échec.
À quand un diplôme de psychanalyste délivré en fonction d’une norme préétablie qui séparerait le bon grain de l’ivraie ? Pour rappel, Freud craignait que la psychanalyse ne tombe entre les mains des médecins et des religieux, il désirait qu’elle soit profane, et le profane est celui qui ne se soumet à aucun dogme, ni à un savoir ni à un pouvoir. Quand le médecin veut guérir la tumeur, le prêtre, sauver votre âme, nous vérifions qu’ils s’occupent alors de ce qui doit aller pour l’autre, ils s’appuient sur une norme celle qui quantifie, qui calcule, qui classe, qui pardonne, quand le psychanalyste s’occupe de ce qui boite, de ce qui rate et que Lacan, nomme le RÉEL.
Alors on peut dire que la psychanalyse subvertit toutes les normes, culturelles, religieuses, morales, c’est pour ces raisons, qu’elle est gênante, incommode et scandaleuse, elle ne propose pas de retrouver l’harmonie perdue, elle ne vend pas de la complétude avec un partenaire, du bonheur à tous les étages, elle ne répond pas à l’illusion d’un père mythique omnipotent et protecteur, celui qui donne du sens à la vie, elle ne met pas une illusion au service de notre narcissisme.
Qu’il y ait des psychanalystes qui ne respectent par l’éthique de la psychanalyse, qui n’endossent pas la responsabilité de leur acte, qui utilisent le transfert comme un outil de savoir et de pouvoir sur celui qui parle, certes, il n’y a aucune garantie contre l’escroquerie ni la canaillerie. Mais si le psychanalyste peut poursuivre sa tâche éthiquement, il ne le peut que par son désir, or ce désir, est un désir de mise au travail de l’analysant, qu’il apprenne son métier, comme le soulignait Lacan, désir transféré sur sa parole, sur les signifiants qui entourent et véhiculent les processus psychiques. C’est aussi un désir pour la psychanalyse, un transfert sur cette méthode, que l’analyste a accrédité lors de sa propre cure. C’est un désir qui se paie d’un prix : interpréter au lieu de répondre, faire entendre plutôt que parler, laisser ses opinions au fond de sa poche plutôt que les suggérer, bref ne pas céder et ce n’est pas toujours facile. Je rappelle que ne pas céder sur son désir, ne consiste pas à faire de l’analyste un homme sans affect, un esprit pur et détaché, un saint, ce serait viser un idéal impossible. L’analyste doit faire la part des choses entre ce qu’il éprouve, ce qui lui appartient, ses résistances et ce qui appartient à l’analysant pris dans le transfert.
Pas de télépathie ni de trans-subjectivité, ni de parité, dans un même axe dans le transfert. La psychanalyse ne vise pas l’égalité avec un échange des places, voire des douleurs, je pense, à Ferenczi. À ce titre, elle ne peut se targuer d’être humaniste, avec des visées consolatrices ou sacrificielles.
Nous ne sommes pas des auteurs de productions universelles, ni des conducteurs allant d’un point A au point B, peut-être plus humblement, des empêcheurs de tourner en rond, des retourneurs de l’instantané d’un dire sous une forme inversée. Des sans ressource, mais pas sans ressort. Il ne s’agit pas pour les psychanalystes contemporains de se cacher sous leurs manteaux sombres d’une suffisance bien maîtrisée, le psychanalyste doit s’exprimer, entre autres, de la psychanalyse, des difficultés qu’ils rencontrent à transmettre ce champ disciplinaire dans une société en crise, de se positionner comme un contre-pouvoir au discours de la science et son corollaire, celui du maître, c’est autre chose que de se lâcher sur la scène médiatique en position de sujet sachant, comme nous l’avons constaté après les attentats. Toute l’âpreté de notre mission vient du fait que contrairement au discours de la science, elle ne peut faire que du cas par cas en élidant toute forme d’universalité ou d’objectivité.
Freud avait signifié lors de son voyage aux États-Unis qu’en important la psychanalyse aux Américains, il leur apportait la peste. Il avait raison, elle a pourtant contaminé peu de monde, les antivirus du New Âge et les cantiques sirupeux, auront eu sa peau. Alors où va la psychanalyse ? Dans le mur, ont ironisé certains, non sans raison, elle ne peut que s’affronter au mur du religieux, au mur de la science. Il revient aux psychanalystes, la tâche de résister aux chants des sirènes, de continuer à s’indigner, à s’opposer au « discour-courant », afin que cette révolution freudienne n’échoue pas dans le panthéon de la philosophie, ou pire, qu’elle ne soit plus qu’un vestige du passé de notre histoire culturelle, avec ses ruines et son tourisme intellectuel.
[1] Colette Soler, L’inconscient réinventé, PUF, 2009, p. 58
[2] séminaire Le transfert, Seuil, p. 23
[3] séminaire L’Insu, séance du 10 mai 1977, inédit
[4] ibid. p. 18
[5] Slavoj Žižek, Lacan à Hollywood, Éditions Jacqueline Chambon, 2010, p. 88
[6] Séminaire La relation d’objet Seuil, p. 12
[7] Séminaire la relation d’objet p. 25
[8] ibid.