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Jean-Marc Lévy-Leblond / Dieu et la science : les preuves à l’épreuve

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Article cité sur le site institut histoire et lumières de la pensée. Une version quelque peu abrégée est parue dans Ciel & Espace, n° 581, pp. 42-43, janvier 2022

 

L’écho médiatique et, hélas, le succès commercial du récent pavé de M.-Y. Bolloré et Bonassies, Dieu la science, les preuves[1], ne permettent guère de priver les lecteurs de Ciel et Espace d’un commentaire. C’est que, suivant les mots du Figaro Magazine, qui y consacre plusieurs pages,

« {ce] livre fait la synthèse des découvertes scientifiques du dernier siècle pour en conclure à l’existence d’une intelligence supérieure. Les deux auteurs espèrent contribuer à la prise de conscience globale d’un univers traversé par le souffle divin. »

Il est indispensable, avant d’aborder le contenu de l’ouvrage, de le replacer dans son contexte, à savoir l’actuelle offensive politique et idéologique de la droite ultra- catholique menée par la multinationale Bolloré avec Éric Zemmour en fer de lance[2]. Le premier auteur du livre n’est autre que le frère de Vincent Bolloré, patron de l’entreprise, et le livre est distribué par Editis, sa publicité est réalisée par Havas et une série documentaire est en préparation pour Canal +, soit trois filiales de Vivendi, groupe contrôlé par Vincent Bolloré.

Fourvoiements scientifiques

Passons rapidement sur la médiocrité éditoriale de l’ouvrage, encombré par nombre de redites et de citations répétitives. N’insistons guère sur la faible compréhension par les auteurs (désormais désignés par l’acronyme B&B) des théories scientifiques qu’ils invoquent à partir de lectures trop rapides d’ouvrage de vulgarisation de qualités diverses, mais donnons-en un exemple révélateur. On lit à la page 91 que « le Big Bang ne s’est pas produit à l’instant zéro (t = 0) mais à un instant très petit que les physiciens appellent » l’instant de Planck », [soit] 10-43 seconde ». Or ce fameux instant zéro n’a de sens que dans la cosmologie classique, dite (malencontreusement) du Big Bang, alors que le temps de Planck marque le moment avant lequel il est nécessaire de prendre en compte la théorie quantique, laquelle n’a pour l’instant pas abouti à énoncer une cosmologie primitive cohérente, et en tout cas pas à corroborer l’idée (préquantique, répétons-le) d’un instant initial. Ainsi donc, la convocation du temps de Planck par B&B aboutit-elle en fait à ruiner leur argumentation, essentiellement fondée sur l’affirmation que la science, ayant établi l’existence d’un instant initial de l’Univers, entraîne ipso facto l’idée d’une création ex-nihilo. Cette faille révèle la méprise épistémologique fondamentale de l’ouvrage. C’est que, comme presque plus personne ne saurait l’ignorer aujourd’hui, toute connaissance scientifique est provisoire, susceptible d’être contredite, ou au moins limitée par de nouveaux développements. Déduire de l’état de la science à un moment donné des affirmations métaphysiques ou théologiques censément universelles et éternelles est donc un pari plus qu’osé et perdant à coup pratiquement certain.

L’autre argument nodal de B&B est fondé sur la notion de « mort thermique de l’Univers » : l’existence d’une fin inévitable exigerait celle d’un début obligé. Mais suivant les mots de l’astrophysicien Hubert Reeves,

« Cette vision du monde est profondément influencée par le développement de la thermodynamique de la fin du XIXe siècle, à partir de la notion d’entropie de Boltzmann. (…). Pourtant nous savons maintenant qu’il existe une autre forme d’entropie qui est reliée à la force de gravité et qui change complètement la donne. Tout au long de l’histoire de l’univers, la gravité engendre de nouveaux écarts thermiques en amenant la matière galactique à se compacter sur elle — même pour former des étoiles. (…) De surcroît, la découverte récente de l’énergie cosmique sombre, composante majeure de la densité cosmique, va encore plus loin dans le même sens. Le scénario de la mort thermique est totalement remis en question. »[3]

En tout cas, la discussion scientifique reste largement ouverte. On peut au demeurant remarquer avec l’astrophysicien Michel Cassé que dans le scénario privilégié par B&B, l’Univers évoluerait d’un état de faible entropie, donc hautement organisé, vers un état désorganisé, autrement dit, de l’ordre vers le chaos, contrairement au récit biblique où Dieu crée d’abord un tohu-bohu initial puis l’agence. Que penser d’un Créateur qui engendrerait un Univers remarquablement organisé pour le laisser ensuite se dérégler tout seul ?

Faiblesses théologico-philosophiques

Mais la faiblesse insigne de l’entreprise apologétique que constitue cet ouvrage est d’ordre à la fois historique, philosophique et religieux plus encore que scientifique, au point que même un physicien ne peut manquer d’en être frappé.

B&B font simplement fi de la longue histoire qui est celle des preuves scientifiques de l’existence de Dieu. Saint Anselme, au XIe siècle, a proposé une fameuse « preuve ontologique », fondée sur un argument de pure logique, qui inspirera Descartes, Leibniz, Hegel et sera même repris sous une forme mathématique axiomatisée par le grand logicien Gödel[4], mais sera vivement critiquée par Thomas d’Aquin, Kant, Bertrand Russell Au-delà des démonstrations logiques de l’existence de Dieu, nombre de preuves ont été proposées depuis l’Antiquité à partir d’une vision de la Nature conçue comme ordonnée et harmonieuse et obéissant donc à un plan préétabli. Ce courant, dit de la « théologie naturelle », a été particulièrement important dans l’Angleterre des XVIIIe et XIXe siècles et subsiste aujourd’hui chez les tenants de l’Intelligent Design. Mais cette position se heurte de plein fouet à la constatation que les diverses sciences modernes reconnaissent aujourd’hui à la Nature un caractère largement désordonné et chaotique — même si des poches locales et minoritaires d’organisation y existent.

Pour en revenir à l’idée d’une création temporelle de l’Univers, on ne peut qu’être sidéré par l’absence chez B&B de toute référence à l’intense débat théologique qui, au XIIIe siècle, a été animé par Bonaventure, Thomas d’Aquin, Boèce de Dacie, Guillaume d’Ockham et d’autres[5]. Ce débat a opposé deux conceptions de la création

« au début du temps » : l’une suivant laquelle il est possible de démontrer rationnellement que le monde a commencé, l’autre selon laquelle cela est impossible, car ce commencement ne peut relever que de la foi. Cette seconde position, qui avait déjà été celle d’Averroès et de Maïmonide, est celle de Thomas d’Aquin qui met en garde contre la première en ces termes :

« Que le monde ait commencé, est objet de foi, non de démonstration ou de savoir. Cette observation est utile pour éviter qu’en prétendant démontrer ce qui est de foi par des arguments non rigoureux, on ne donne l’occasion aux incroyants de se moquer, en leur faisant supposer que c’est pour des raisons de ce genre que nous croyons ce qui est de foi. »[6]

Bien plus tard, Spinoza, pour sa part, concevait Dieu comme immanent à la nature, ce qui lui permettait de dire que « il n’a point existé de temps ou de durée avant la création », ajoutant avec profondeur que « le temps n’est rien qu’un mode de pensée », qui « ne présuppose donc pas seulement une chose créée quelconque, mais avant tout les hommes pensants »[7].

Au XVIIIe siècle enfin, Kant, dans sa première antinomie de la raison pure, donne une très classique démonstration que, contrairement aux prétentions de B&B, la thèse d’une temporalité infinie rejetée sommairement par B&B (p. 61) ne peut être philosophiquement établie a priori, non plus d’ailleurs que son antithèse[8]. De fait, la notion de temps est d’une trop grande généralité pour pouvoir être discutée hors d’un cadre conceptuel voire formel qui la restreint et la précise. De ce point de vue d’ailleurs, il est piquant de constater que la cosmologie classique du Big Bang qui donne à l’Univers un âge de 13,7 milliards d’années peut sans contradiction aucune assurer son éternité passée via une temporalité modifiée mais équivalente[9].

L’éternel retour du concordisme[10]

Mais le débat récurrent sur les relations entre science et religion ne cesse de revenir à la mode, réitérant sans trêve le poncif attribué à Bacon, Pascal, Pasteur et bien d’autres, et épinglé par Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues, selon lequel

« un peu de science écarte de Dieu, mais beaucoup y ramène ». Le savant jésuite Teilhard de Chardin, suscitant au demeurant une sérieuse mise en garde du Saint — Office, avait exploré cette voie au milieu du XXe siècle, s’appuyant en particulier sur les sciences de la vie par le biais d’une interprétation créationniste de l’évolution biologique, rejoint par un autre philosophe catholique de l’époque, Claude Tresmontant. Avec bien moins de sérieux, un livre à succès signé en 1991 par un académicien catholique et deux médiaticiens cathodiques avait encore illustré cet éternel retour[11] . Pourtant, dès 1945, le théologien thomiste A. D. Sertillanges avait montré les risques d’une exploitation simpliste de la notion de création[12]. La tentation concordiste n’est d’ailleurs nullement réservée au seul catholicisme : on la retrouve chez l’astrophysicien bouddhiste Trinh Xuan Thuan, et l’on ne compte plus les sites islamo-intégristes qui y cèdent[13].

Il est évidemment plus intelligent pour les courants spiritualistes, plutôt que de s’opposer à la science et de la dénigrer, de s’essayer à la récupérer. L’inévitable confusion épistémologique qui entoure l’émergence de nouvelles conceptions scientifiques fournit un bouillon de culture assez trouble pour tenter d’en nourrir les visions du monde les plus diverses. Face à cette exploitation empressée, le rappel de la nécessaire prudence méthodologique, l’affirmation de l’indispensable séparation des genres entre science et religion, la référence à la laïcité de la recherche, semblent trop peu efficaces. La critique rationaliste, acculée par définition à la défensive, a toutes les apparences d’une tâche à la Sisyphe. Une autre stratégie cependant est possible dans ce débat d’idées : plutôt que d’affronter de face la lourde alliance (pas si nouvelle) du spiritualisme et du scientisme, il s’agit de la prendre à revers. Cette voie, c’est une fiction littéraire qui l’a illustrée avec virtuosité et intelligence. Un roman trop peu remarqué de John Updike, Ce que pensait Roger[14], a pour narrateur un professeur de théologie confronté à un jeune informaticien qui souhaite préparer une thèse pour « Démontrer à partir des données physiques et biologiques existantes, au moyen de modèles et manipulations sur ordinateur, l’existence de Dieu, c’est-à-dire d’une intelligence agissante et souveraine derrière tous phénomène. » La réponse indignée du théologien vaut d’être citée :

« Mais ma foi, dérisoire ou non, me pousse à m’insurger avec horreur contre votre tentative, votre grossière tentative, ai-je failli dire, pour réduire Dieu au statut de fait, un fait parmi tant d’autres, pour L’induire ! J’ai l’absolue conviction que mon Dieu à moi, que le vrai Dieu de n’importe qui, ne sera pas induit, ne sera jamais tributaire de statistiques, de fragments d’ossements desséchés et de vagues lueurs au bout d’un télescope ! »

et de conclure en citant le théologien protestant Karl Barth :

« Quel genre de Dieu serait-ce, ce Dieu qu’il faudrait démontrer ? ».

[1] L’ouvrage a été publié fin 2021 chez Trédaniel, éditeur spécialisé dans l’ésotérisme, la parapsychologie, l’astrologie, etc.

[2] Voir R. Bacqué et A. Chemin, « Comment Bolloré mobilise son empire médiatique por peser sur la présidentielle », Le Monde, 16 novembre 2021.

[3] https://www.hubertreeves.info/chroniques/lpt_bbh/20140911.html

[4] Voir Piergiorgio Odifreddi, “Une démonstration divine”, Alliage n° 43, juillet 2000, pp. 18-26, ainsi que Gilles Dowek : http://www-roc.inria.fr/who/Gilles.Dowek/Philo/licornes.pdf

[5] Voir l’excellente anthologie rassemblée et commentée par Cyrille Michon & al., Thomas d’Aquin et la controverse sur L’Eternité du monde, GF Flammarion, 2004

[6] Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q46, a2. Voir aussi le Æternitate mundi de Thomas, in ref.4.

[7] Baruch Spinoza, Pensées métaphysiques, Deuxième partie, chapitre X

[8] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (livre III, chapitre II).

[9] Jean-Marc Lévy-Leblond, « Did the Big Bang begin? », Am. J. Phys. 58, 1990, p. 156, et « L’origine des temps, un début sans commencement », in La Pierre de touche, Gallimard, 1996, pp. 337-350.

[10] Voir Yves Gingras, L’impossible dialogue, PUF, 2016

[11] Jean Guitton, Igor et Grichka Bogdanov, Dieu et la science, Grasset, 1991.

[12] A. D. Sertillanges, L’idée de création et ses retentissements en philosophie, Aubier, 1945.

[13] Pour une critique de la récupération islamique des sciences, voir Faouzia Charfi, L’Islam et la science. En finir avec les compromis, Odile Jacob, 2021.

[14] John Updike, Roger’s Version, A. Knopf, 1986 ; trad. fr., Ce que pensait Roger, Gallimard, 1998.