POSTS RECENTS GNIPL

Jean-Louis Rinaldini / L’inceste est-il vraiment un interdit ?

233views

Illustration: photogramme du court métrage à retrouver sur YouTube Campagne Face à l’Inceste « Deux cauchemars dans mon histoire » x Publicis Conseil.

Un Français sur dix affirme avoir été victime d’inceste durant son enfance. Pourtant, depuis Claude Lévi-Strauss, l’anthropologie définit l’inceste comme un interdit absolu. L’analyse de l’inceste comme interdit a-t-elle jeté un voile sur l’inceste comme pratique ?

On trouvera ci-dessous à la suite d’un texte introductif d’orientation psychanalytique, la vidéo diffusée sur ARTE.TV L’inceste est-il vraiment un interdit ? Les idées larges avec deux anthropologues Maurice Godelier et Dorothée Dussy.

Pour introduire la question

À l’heure où l’on dénonce les affaires de viol, de harcèlement sexuel, mais aussi moral, à l’heure où l’on dénonce l’emprise dans le couple et ses violences, les actes de pédophilie dans le monde du cinéma, du sport ou de la religion, force est de reconnaître que l’inceste a une place particulière en tant qu’il se produit au sein de la famille, entre ses membres. La famille se doit d’être avant tout garante de la protection de l’enfant, et spécifiquement de l’interdit de relations sexuelles entre adulte et enfant – entre l’enfant et ses parents en premier lieu, mais aussi avec d’autres personnes de l’entourage familial.

Affirmons-le nettement : l’inceste est une forme d’attentat sexuel et il est longtemps resté dans le non-dit et l’impunité, alors que l’on sait pourtant que les répercussions sur le plan psychique en sont immenses. L’inceste est marqué du sceau du silence et de la honte, deux signifiants majeurs qui en traduisent l’effet sur celui qui l’a subi. Le silence est, le plus souvent, une condition imposée par qui commet ce crime, qu’il s’agisse d’un père, d’un frère, d’un oncle, etc., ou encore, plus rarement, d’une mère, d’une sœur.

L’inceste est resté très longtemps en marge de la loi comme si le dévoiler participait d’une mise en danger de la famille. Alors, cette « idéalisation de la famille », qui a longtemps prévalu comme modèle social intouchable, visait-elle à préserver coûte que coûte le lien symbolique entre les parents et les enfants, garantissant ainsi la succession des générations, et cela, quel qu’en soit le prix payé concernant les abus et les violences qui s’y commettaient ?

Définir

La définition commune de l’inceste, c’est celle d’un acte sexuel entre deux personnes, que lient des liens de filiation ou des liens d’alliance. C’est une définition connue par la société, mais qui n’est apparue dans le Code pénal que depuis très peu de temps, puisque à ce jour cela fait un peu plus de 8 ans que cette notion a été introduite. Jusque-là, pour autant, ça n’était pas autorisé mais c’était simplement prévu sous les termes de viols ou agressions sexuelles par ascendant. Ou par personne ayant autorité de droit ou de fait. En 2016, le législateur a donc souhaité introduire la notion d’inceste sous les qualifications de viols incestueux et agressions sexuelles incestueuses, ce qui a eu plusieurs intérêts. Le premier, c’était de définir le périmètre exact des personnes qui étaient liées par ce lien de parenté et d’alliances, c’est-à-dire les ascendants, les frères, sœurs, oncles, tantes, neveux ou nièces, ou toutes les personnes qui sont liées à ces personnes par des liens de mariage ou de concubinage ou de PACS. Cela veut dire qu’on a circonscrit exactement le type de personnes qui étaient liés par l’effet de viol, ou agression sexuelle incestueuse. On excluait par exemple les cousins germains. Le deuxième intérêt, était au plan symbolique, à savoir introduire cette notion d’inceste dans la loi alors que cela n’était pas prévu et que la société était en très forte demande que cette notion apparaisse.

Le sujet

Pour la psychanalyse, l’inceste implique la loi, mais aussi les sujets. L’inceste est un nœud de jouissance entre deux parlêtres. Il met en jeu la perversion de celui qui l’accomplit et aliène l’autre qui le subit. Il n’est pas facile d’en parler d’une façon générale, car s’il n’y a pas de pour tous en psychanalyse, c’est encore plus vrai dans l’inceste qui ne prend sens, le plus souvent, que dans l’après-coup.

Depuis quelques mois, nous entrons dans le vif d’un sujet qui aujourd’hui s’éclaire autrement, du fait de l’impact des réseaux sociaux où la parole s’adresse à l’Autre de la vox populi et l’investit comme témoin de l’affaire, mais aussi comme juge de ceux qui sont mis en cause ou mis en accusation de viol, d’inceste, de violence. Cette mise en accusation publique prend parfois des airs de justice expéditive et interroge aussi bien les moyens que la finalité de ces dénonciations. Si l’adresse à l’Autre est constante, la parole est toujours appelée à révéler une vérité essentielle pour le sujet.

Se taire ou se faire taire ?

On le sait, « parler » prend valeur de témoignage nécessaire à faire cesser l’insupportable du silence. Dans le livre de Vanessa Springora, Le Consentement[1], cette dimension était au premier plan. La parole, longtemps tue, doit se libérer dit-on. C’est-à-dire qu’il y a un moment subjectif où la position de tacere, se taire, devient insupportable au sujet :  et lorsqu’on dit se taire, il y a toujours l’idée qu’on se tait ou qu’on vous fait taire, alors que le terme silet en latin, troisième personne du présent de l’indicatif du verbe silere (faire silence) est plutôt du côté de « rester silencieux », mais comme verbe actif, une activité qui fait garder le silence, comme le fait d’ailleurs le psychanalyste.

Lorsque l’analyste parle, il parle – ou devrait le faire – à partir du silence. Il devrait parler à partir du silence, et même garder le silence tout en parlant. Peut-être est-ce là le secret de l’interprétation – préserver la place de ce qui ne se dit pas ou de ce qui ne peut pas se dire ; accorder sa parole, moins à la parole de l’Autre, à la parole de celui qui est là pour parler, qu’à ce qu’elle tait. Le sujet du verbe silet, ce pourrait être aussi la parole. C’est la parole qui garde le silence et qui défaille devant la jouissance.

Ainsi, dans le récent livre de Camille Kouchner, La Familia grande[2], c’est l’écriture qui vient révéler un attentat sexuel longtemps gardé secret, perpétré sur son frère jumeau par son beau-père. Pour elle aussi, le silence a fait longtemps symptôme, signe d’une violence psychique imposée aussi bien par soi-même que par celui qui ne veut pas que ça se sache. Dans ce cas, il semble que le frère ait longtemps préféré ne pas révéler la vérité pour ne pas faire souffrir sa mère. En voulant protéger sa mère, il a aussi protégé son agresseur. Ainsi, le couple parental a fonctionné dans la jouissance de ne rien vouloir savoir, du côté de la mère, et dans le déni de l’abus, pour le beau-père. Il y a donc une jouissance à se taire qui touche à la domination de l’agresseur, mais aussi à la parole en tant que le secret en maintient le pacte, tacitement ou pas. Le secret vient sceller la relation du violeur avec l’enfant violé, condition toujours teintée de culpabilité. Qu’il s’agisse alors de dénoncer le secret qui protège le violeur, permet de libérer non seulement la parole du secret partagé, mais aussi de la culpabilité qui y était attachée. Secret et culpabilité forment un couple qui aliène le sujet à l’Autre jouisseur, lui donnant tout pouvoir et lui permettant de maintenir le lien pervers avec son objet.

Secret et culpabilité

D’autre part, le secret, dans les cas d’actes violents ou pervers au sein de la famille, soude imaginairement les liens entre les sujets, et grossit le sentiment d’être tenus par un pacte de parole symbolique alors qu’il s’agit, au contraire, d’un faux pacte de parole imposé par l’agresseur. Le secret apporte alors son lot de dépression et de culpabilité car il touche à ce que la parole y est, de fait, interdite et cela, sous couvert d’intimité partagée.

Sortir de ce silence-là, c’est perdre quelque chose de cette jouissance qui promet le semblant d’union, le semblant de famille une. Et il faut en effet un certain courage car il faut, non seulement affronter la colère de l’agresseur, mais aussi le regard mauvais de tous ceux qui savaient et se taisaient.

Témoigner/communiquer

Dans le Séminaire Les psychoses, Lacan parle du témoignage à plusieurs reprises. Le témoignage est-il communication ? Il répond non. Cependant, dit-il, tout ce qui a valeur de communication est de l’ordre du témoignage. Il fait la critique de la communication pointant  « Le témoignage est-il lui aussi purement et simplement communication ? Sûrement pas, il est bien clair pourtant que tout ce à quoi nous accordons une valeur en tant que communication, est de l’ordre du témoignage, et la communication en fin de compte désinté­ressée à la limite, n’est tout de même concevable pour tout ce qui est de l’ordre humain, que comme un témoignage en fin de compte raté si on peut dire, c’est-à-dire quelque chose sur lequel tout le monde est d’accord.  »[3] Le témoignage fonctionnerait alors comme une communication qui mettrait tout le monde d’accord. Mais il y a une autre valeur donnée au témoignage, poursuit Lacan : « ce n’est pas pour rien que ça s’appelle en latin testis, et que lorsqu’on témoigne, on témoigne sur ses couilles, c’est qu’il s’agit toujours d’un engagement du sujet dans quoi que ce soit qui porte la marque du témoignage, l’organisme reste toujours latent. »[4] Le témoignage tient finalement au corps, c’est un effet du corps sexuel plus précisément. En cela, le témoignage qui vient dire une vérité jusque-là cachée est résonnance de ce que le sujet qui parle a un corps, affecté par un dire resté longtemps inavouable. Un corps que la signification a déserté pour n’être plus qu’un morceau de chair.

Hors de la famille

La vérité n’éclate plus au sein de la famille, mais au grand jour, d’autant plus quand la personne mise en accusation est célèbre. Ne pouvant porter plainte contre elle — la prescription ne le permet plus —, le témoignage prend ici des formes jusqu’alors inédites. Le dicton selon lequel “le linge sale doit se laver en famille” ne tient plus, dès lors que s’ouvre un nouvel espace pour dire ce qui, de ladite famille, fait la beauté comme la nuisance, et que vient s’y dire, hors de l’étouffoir qu’elle impose, la fascination qu’elle recèle. La famille, c’était ça, et plutôt que de l’extraire de soi, on s’en extrait, soi. À l’évidence, à l’intérieur de la famille, lieu clos qui maintient l’homéostase à tout prix, les secrets font fonction de stabilisateurs des liens au nom de l’amour, alors qu’il s’agit avant tout de faute. Celle-ci vient se dire dans le sentiment de culpabilité. N’est-ce pas aussi ce qui pousse à révéler la vérité verrouillée par le secret. C’est à cause de cette faute innommable qu’il y a levée de ce que le sujet s’autorise à dire. Et il peut trouver à s’en séparer dans le témoignage d’écriture.

Raconter, pourtant, ne lève pas forcément la culpabilité. Cela peut la voiler un moment, mais celle-ci fait retour. Elle reviendra là où elle touche au réel, qui est « ce qui revient à la même place »[5], mais aussi ce qui n’a pas de loi car « Le réel n’a pas d’ordre »[6]. La culpabilité voile le hors-sens dont il s’agit dans le fait de témoigner d’un inceste. C’est toute la différence qu’il y a entre Parler de moi pour dire ma vérité à tous et Parler de moi pour savoir ce que j’en sais dans ce que j’en dis, ce qui d’ailleurs est fondamentalement la position de l’analysant.

[1] Springora V., Le Consentement, Grasset, 2020.

[2] Kouchner C., La Familia grande, Seuil, 2021.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 49. Ou sur notre site du GNiPL à l’onglet « Recherche Lacan » LIII LES PSYCHOSES 1955 – 1956 Leçon du 30 novembre 1955 ICI

[4] Ibid. En effet, testicule est emprunté au latin testiculus, dérivé de testis : témoins (de la virilité) [NDLR].

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p. 49.

[6] Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 138.

Références bibliographiques:

-Laurence Begon-Bordreuil, ancienne juge des enfants et juge de l’application des peines,  en charge de la formation des juges à l’Ecole nationale de la magistrature.

-SILET Jacques-Alain Miller Cours du 23 /11/1994. Département de psychanalyse de Paris VIII.

– Jean-Pierre Lebrun Les couleurs de l’inceste, érès poche.

Lacan Quotidien n° 910 Hélène Bonnaud – Clotilde Leguil – Yohann Allouche.

L’inceste est-il vraiment un interdit ?

Dans cette vidéo à retrouver sur ARTE.TV l’animatrice Laura part d’une statistique mise à jour lors de la vague #MeTooInceste : un Français sur dix affirme en avoir été victime durant son enfance. Pourtant, depuis Claude Lévi-Strauss, l’anthropologie définit l’inceste comme un interdit absolu. Qu’est-ce que l’anthropologie peut nous apprendre sur l’inceste, en tant que tabou, mais aussi en tant que pratique ? Pour répondre à ces questions, Laura fait appel à deux générations d’anthropologues : Maurice Godelier et Dorothée Dussy. 

“L’inceste, c’est l’interdit des relations entre parents et enfants et entre frères et sœurs. L’invariant universel, c’est que se marier avec des gens dits proches (…) ça détruit les rapports sociaux qui supportent la famille”, explique Maurice Godelier. Mais si la théorie de l’interdit de l’inceste a eu “un tel succès, c’est qu’elle a une utilité pour le fonctionnement de notre monde social : elle jette un angle mort sur les pratiques réelles d’inceste,” analyse de son côté Dorothée Dussy. 

Avec également Anne-Emmanuelle Demartini, historienne.