Marie-Jean Sauret / Tous les psychologues ne font pas le même travail
Tribune libre à propos d’une mise au pas. Publié dans L’Humanité du jeudi 17 Juin 2021.
Les « psys » ont été inventés pour faire face à la situation incommode d’être « homme ». Cette situation est celle du malaise dans la civilisation qui résulte de ce qu’est l’humain : une espèce qui a compensé sa prématurité par le pouvoir symbolique que confère le langage. D’un côté, celui-ci oblige le sujet qui consent à parler à se heurter à l’absence de réponse à la question de ce qu’il est, du sens de sa présence au monde. De l’autre, il le contraint à changer le monde qu’il habite, faute de lui être naturellement adapté.
D’où le problème majeur : comment loger ce qui fait sa singularité, ce qui le distingue de chacun, et qu’il ignore, dans le commun, sans se dissoudre dans la masse, et sans faire éclater le lien social sur le roc des singularités. La solution, le symptôme, fait le style du sujet.
Seulement, la logique du monde contemporain privilégie l’économisme : les seules valeurs marchandes, telles que l’idéologie scientiste d’un « tout évaluation » les promeut. Pour cela, elle réquisitionne coachs, techniciens et des « psys ». La mobilisation actuelle des psychologues masque le fait qu’ils ne font pas tous le même métier. Il existe des spécialistes du fonctionnement cérébral (neuropsychologues, développementalistes, interculturalistes, psychosociologues, de la santé, du travail, ergonomes, etc.). La grande majorité de la profession perçoit comme un danger les règlementations à venir et la mise au pas d’un Ordre des psychologues. Une fraction y voit au contraire une chance de revalorisation et de meilleure considération par l’État.
Le néolibéralisme a réquisitionné nombre de disciplines pour parfaire l’anthropologie idéologique avec laquelle il nous formate et nous adapte à son fonctionnement : homme machine, homme organisme, homme entreprise, homme numérique — supposé intégralement réductible à ses déterminations bio-psycho-sociales. Les psy qui acceptent cette collaboration cherchent à établir des lois de fonctionnement valables « pour tous » et n’envisagent les écarts à la moyenne que comme résultats d’accidents à éradiquer. Ces recherches et pratiques psychologiques ne sont pas problématiques en soi mais le deviennent quand elles ne font aucune place pour la singularité : les lois de l’apprentissage existent mais ne disent rien de ce que le sujet peut en faire.
La singularité est justement ce qui échappe aux théories « pour tous » : si cela vaut pour tous, ce qui fait la spécificité de chacun est raté — (sans parler de l’inconscient) nom, prénom, rapport au sexe, au désir, au fantasme, etc. Le « réel » du sujet échappe au savoir et nécessite de se mettre à son écoute. C’est lui qui enseigne sur la façon dont il se débrouille pour habiter le monde, dont il souffre éventuellement jusqu’à le remettre en chantier. Il y a là un point d’indétermination sans lequel le sujet n’aurait aucune responsabilité dans ce qui lui arrive, parce qu’incapable d’acte, qui le maintiendrait sous la coupe de la suggestion aussi bien parentale que sociétale. Pas de démocratie pensable avec de tels « sujets »…
Derrière les protestations relatives à la mise au pas des psychologues, au remboursement susceptible d’améliorer les conditions de travail et de donner accès au soin psychique aux plus démunis, se cache un enjeu de société : il suppose que continuent d’exister des psy de la « démédicalisation de l’existence ».