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Christian Colbeaux / LES TOXICOMANES SONT MAL BARRÉS

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PUBLIÉ DANS LE TRIMESTRE PSYCHANALYTIQUE – 1997 N° 2 – TOXICOMANIES : LES PSYCHANALYSTES ET LA METHODE CHIMIQUE (ALI)

« Le Prisonnier ». Vous connaissez sans doute ce feuilleton télévisé des années 70/80, dont les épisodes débutent invariablement par une intoxication faite au héros, agent secret démissionnaire. Cet espion se réveille dans une sorte de village virtuel où, à l’image de ses habitants qui s’interpellent par leur numéro, tout est mis en œuvre pour devancer les désirs et ordonner en toute convivialité la vie quotidienne. Il n’y a plus à se préoccuper de quoi que ce soit, et notre agent secret est sommé de faire taire ses doutes et ses interrogations, mais aussi de livrer les renseignements qu’il détient : car ceci a un prix, celui d’un savoir qui lui serait propre. La vigilante surveillance de « L’Organisation » est là pour répondre à tout et à tous selon leurs souhaits, puisque, de ce village, de toutes les façons, il n’y a pas moyen d’y échapper.

C’est la série-culte, Le Prisonnier, dont le village de Portmeirion a été reconstitué au Pays de Galles, sous la houlette de l’acteur Patrick McGoohan, qui ne s’est jamais remis de ce rôle.

Eh bien, la drogue c’est comme ça, la drogue agit à peu près de cette façon : c’est en tout cas ce que m’ont appris les toxicomanes que je rencontre. L’injection faite, le sujet à la toxicomanie évolue dans un monde parallèle, un monde virtuel d’où est exclue toute inhibition, toute crainte, toute interrogation. La drogue, c’est le silence des organes, et avant tout, le silence de l’organe psychique. Et le réveil du psychique, l’éclosion du symptôme, c’est ce qui se passe au décours des cures de sevrage : thématiques dépressives majeures, épisodes psychotiques, phobies graves, la psychopathologie du sujet désintoxiqué peut parfois être spectaculaire. La drogue agit ainsi sur des sujets aux prises avec leur propre symptomatologie, elle s’y rajoute et vient mettre en sommeil ce qui, du refoulé, insistait en retour, ou ce qui, d’être forclos, menaçait dans le Réel.

La toxicomanie est une sorte de simulacre qui présentifie une réalité asymptomatique, épurée et qui déleste le sujet de toute préoccupation quant au désir. La drogue agit comme un philtre, qui filtre la réalité, le quotidien, et s’impose à l’Autre pour faire taire le sujet de l’inconscient.

François

François vient me parler au cabinet depuis près de quatre ans, il a 35 ans et consomme de l’héroïne depuis une quinzaine d’années. Un jour, il me rapporte ce rêve : « Ma mère était là… comme la mère que j’aime pas… il était question d’un film ou d’une pièce de théâtre, quelque chose comme ça… Elle voulait absolument quelque chose que moi je refusais obstinément… Elle s’était débrouillée pour être au premier rang, à côté de Chirac… Moi j’étais dans mon coin, sur la touche… Je ne sais plus comment, mais j’apprends que je vais tenir le premier rôle, le rôle du jeune premier, grâce à ma mère… C’est elle qui a manigancé tout ça, mais moi, je suis mal, parce que je le veux vraiment pas… ».

Ce rêve me semble assez bien parler de ce dont il s’agit pour de nombreux toxicomanes. Ce n’est pas tant lui-même que le sujet à la toxicomanie cherche à guérir, mais l’Autre ; ou plus exactement, il cherche à se guérir de l’Autre : la drogue intervient comme un écran entre le sujet et l’Autre, et d’une certaine façon, le drogué est dans son film, il se fait son cinéma. Un film d’ailleurs où il tiendrait le premier rôle, où il serait parfaitement performant : au Centre de Soins de Douai, où je travaille par ailleurs, la plupart des toxicomanes insistent sur la nécessité du produit pour satisfaire leurs obligations, certains sont de très bons travailleurs à la chaîne chez Renault, et j’en ai même rencontré un qui s’intoxiquait pour pouvoir honorer sa petite amie.

Dans son rêve, François est confronté au désir de sa mère, à sa toute-puissance, au côté du président de la République, et il ne sait que faire pour s’en départir. Elle est morte quand il avait 17 ans, et il peut encore difficilement l’évoquer sans pleurer. Elle a lutté dix ans contre une maladie cancéreuse, sans qu’il n’en sache rien. Personne n’en parlait à la maison, et quand elle s’absentait, on lui racontait des « craques » : maman est chez une tante, elle est partie aider la grand-mère… Alors, depuis ses 7 ans, François se réveille souvent angoissé, terriblement angoissé : maman, mon héroïne, sera-t-elle là, reviendra-t-elle aujourd’hui ? Jacques Sédat[1] parle de l’opium comme la religion privée de la mère : il s’agirait d’internaliser l’objet en soi pour qu’il n’y ait plus de déhiscence, d’écart entre le sujet et l’objet. C’est peu après le décès maternel que François débutera son héroïnomanie.

De ce rêve, François fait le commentaire suivant : « ma mère décidait de tout pour moi : elle a voulu que je fasse de la musique à 7 ans, elle a voulu que je fasse de l’allemand en 6e, que j’aille en C, elle a voulu que je joue de la clarinette… J’en avais rien à foutre de la clarinette, j’aimais pas, et pour un môme, c’est vachement difficile… Pour moi y’avait que le foot qui comptait, je ne vivais que pour le foot, eh bien au lieu d’y aller, je devais jouer de la clarinette, aller aux répétitions. Elle décidait de tout pour moi, mais elle était pas là pour me soutenir… Je pense que si elle était encore là aujourd’hui, eh bien, on aurait beaucoup de désaccords… ».

Quand je reçois des mères de toxicomanes, elles me tiennent souvent ce genre de litanies : « J’ai tout fait pour lui », « Il a toujours été mon préféré », « C’est celui de mes enfants qui m’apportait le plus de satisfaction »… François est pris dans ce type d’injonction maternelle. Sa mère avait fomenté ainsi un projet idéal pour son fils, auquel il est sommé de se conformer. Quelque chose comme un impératif de destinée, une anticipation forcée disent Jean Berges et Gabriel Balbo dans L’enfant et la psychanalyse : « C’est dans cette tension imaginaire pour y répondre que l’enfant se situe à l’état de leurre, exactement comme il est dans cet état pour éviter, dans la relation d’objet, d’être confronté à son impuissance à tenir lieu de phallus pour la mère. »

Le leurre l La barre

Il me semble alors possible de penser ce qui pourrait s’appeler le projet toxicomaniaque : l’incorporation d’un produit qui va permettre de leurrer le désir de la mère. La drogue, c’est ce qui va dissoudre dans le leurre la confrontation du sujet à son impuissance à tenir lieu de phallus pour la mère. Le dessein de la drogue est de venir barrer l’emprise du désir de l’Autre. Et la barre, les toxicomanes en parlent, puisque lorsqu’ils sont bien intoxiqués, ils disent volontiers qu’ils sont complètement barrés. C’est ainsi que l’on peut entendre ce que dit Lacan lors de la première séance du séminaire sur L’Angoisse : « Quand vous ne savez plus quoi faire de vous, que vous ne trouvez pas derrière quoi vous remparder, c’est bien de l’expérience de la barre qu’il s’agit, et aussi bien cette barre peut prendre plus d’une forme ».

La toxicomanie apparaît alors comme la pulsion itérative à l’expérience de la barre, dont on peut penser qu’elle ferait par conséquent problème pour le sujet. Les toxicomanes sont mal barrés, quoi ! Et non seulement les toxicomanes sont mal barrés, mais aussi la barre ne cesse pas de s’éprouver. La drogue, objet Réel, introduit le Sujet à un monde virtuel, exempt du caractère fondamentalement décevant du symbolique. Toutes les drogues ne sont pas hallucinogènes, l’héroïne ne l’est pas, mais elle permet néanmoins d’halluciner une réalité d’où est exclu toute interrogation, tout doute, toute inhibition.

« Ce qui n’est pas reconnu fait irruption dans la conscience sous la forme du vu ». En quelque sorte, la méthode chimique, l’intoxication, c’est l’hallucination de la barre. C’est un dispositif virtuel qui vient masquer la structure subjective sous-jacente, un voile qui s’interpose entre le sujet et l’Autre. Parce que, justement, ce qui pour le Sujet vient faire bord Réel à l’Objet, serait là marqué par la discontinuité, la porosité, la perméabilité, le flou, le virtuel.

Modernité

François est tout entier pris dans le désir maternel. À tel point, qu’à sa mort, il ne pût soutenir de projet, aucun autre que celui de l’instantanéité de l’intoxication. Son père sombrait dans le même temps dans une thématique mélancolique. Il avait toujours été très effacé, dans l’ombre de son épouse, toujours un peu déprimé, tristounet.

Il apparaît que la drogue intervient alors comme rempart à l’effondrement d’une destinée qui ne se supportait que du désir maternel. C’est là la fonction d’un pharmakon, qui vient imaginariser une barre, halluciner un bord entre le Sujet et l’Autre, devenu d’autant plus pressant que la mère a disparu du monde des vivants.

« Nous sommes tous des inter-mutants du spectacle » : François, qui est intermittent du spectacle, aurait pu être avec les manifestants de l’Opéra-Bastille en décembre dernier. Parce qu’au-delà de lui, au-delà même des toxicomanies, il semble qu’il y a là l’indice de quelque changement dans l’ordre de la famille, du social, et dans l’ordre du monde en général. Ce que je tente de concevoir ici, à travers un certain travail avec des sujets à la toxicomanie, c’est d’une perte de visibilité, une perte de reconnaissance de ce qui fait division pour le Sujet. Je veux dire que la drogue trouve tout à fait son terreau dans le consensus, qui, par exemple, vise à l’arrimage de la psychiatrie au D.S.M. IV des laboratoires pharmaceutiques ; tout aussi bien que dans un processus qui se voudrait inéluctable d’uniformisation culturelle, de mondialisation économique, et autre flexibilité de l’emploi.

Car c’est ainsi que la fonction paternelle se trouve désavouée, démissionnée, dans son rôle de transmission d’un certain savoir sur le social. Ne subsiste, pour un toujours plus grand nombre de nos concitoyens, que l’extrême passivité devant ce qui se présente à eux comme infaillible et inaccessible, voire la désespérance et parfois l’errance. Alors, là où le symbolique se trouverait pris en défaut, en défaut de pouvoir proposer quelque mythe porteur, en défaut d’assurer la pérennité d’une loi somme toute protectrice, vis à vis du caractère dévorant de l’Autre, donc là où le Symbolique s’avérerait poreux, perméable, le Sujet n’a de cesse d’imaginer qu’il pourrait en être autrement. Et la drogue, tout comme l’ordinateur avec ses jeux vidéo et l’internet, vont permettre de se concilier imaginairement un Réel devenu par trop menaçant.

[1] « Peut-on guérir de l’objet ? », Jacques Sédat, in « Clinique des toxicomanes », Cliniques Méditerranéennes, n° 47/48, 1995, érès.