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Javier Galarza / DE LA POÉSIE COMME SYMPTÔME ET PLACE VACANTE DE DIEU

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Traduit de  l’espagnol. Texte paru  sur le site EN EL MARGEN

Dans ce texte, Javier Galarza nous entraîne dans la création ex nihilo, à travers une poésie en cascade, on sent presque, on touche, on palpite « ce moment qui est CHAQUE INSTANT » assis dans l’obscurité de la longue nuit, sous la lumière du midi et de ses ombre courte, coucher de soleil dans le temps, « le vide sans substitutions » nous surprend en nous éclaboussant, et de nouvelles pensées naissent qui se nichent dans l’étranger et s’épanouissent en vers ou deviennent coups de pinceau ou danses ou altérité. Une époque où le lecteur est un poète.

Gabriela Odena

Une pensée correcte de Deleuze demande : pourquoi seuls des écrivains comme SADE et MASOCH (comme noms propres) ont donné origine « psi » au nom d’une série de pathologies, de symptômes ou de perversions (SADisme – MASOCHISME) ; quand tant d’autres écrivains comme KAFKA (auteurs qui, selon Deleuze, écrivent du fantôme) pourraient donner lieu à toute une gamme de classifications de symptômes ou de névroses psycholittéraires (et avec leurs propres noms) ? S’il s’agit d’adjectifs, nous avons traversé un siècle kafkaïen et borgésien. Pourrait-on alors parler aussi d’une névrose proustienne ou d’une perversion lautréamontéenne ?

Nous demandons alors : la poésie est-elle un symptôme ?

C’est en termes d’émergence. Un travail de construction libre et insaisissable comme un rêve, avec de fortes doses d’ambiguïté et d’émotion et un certain sens qui reste voilé de la logique. Comme le disait Paul Valéry « cette hésitation prolongée entre le son et le sens ». Beaucoup des meilleurs poèmes sont des révélations troublantes que certains artistes nous ont laissées avant de s’effondrer, de tomber finalement hors d’orbite, d’inscrire un réel comme la sexualité ou la mort où le corps et le langage ont été mis en jeu. La phrase de Baudelaire « toujours être poète, même en prose » précise que le discours linéaire souffre d’une incapacité manifeste à dire.

Et précisément le dire de la poésie tente de révéler ce que voile le langage quotidien. L’atomisation et l’oubli du langage des dieux. Ce plus du mot ou du verbe que le bavardage quotidien tend à dégrader.

Est-ce de la poésie ? La pure possibilité de l’indicible ? Des tentatives contre l’indicible ? Le moment de terreur et d’incertitude où le NON-AUTEUR doit se laisser tomber dans ce lieu de vide que le poème lui a assigné, une terre lointaine et incertaine d’où le poème interroge son fondement même, interrogeant à la fois le créateur et le lecteur où le sens se retire, s’effondre, n’est pas là et, en même temps, se crée à chaque instant à partir de cette absence même ?

Le poème en tant que symptôme vécu à travers le corps et à partir du corps et même au-delà, produisant cette place insaisissable et désespérée du corps poétique lui-même (et de sa grammaire), et la grammaire implicite dans tout corps. Inscrivant ainsi une resignification qui transcende l’intrigue symbolique, faisant naître un nouveau sens qui se voile et s’illumine à chaque instant.

« Habiter » poétiquement le silence de la maison de l’être, ouvrir des brèches et des fissures, inscrire d’autres dimensions dans le don du langage, réveiller des zones endormies de la pensée, créer de nouvelles habitations dans la maison du verbe.

Que nous disait Nietzsche à Zarathoustra avec son affirmation « l’homme est un pont » ? Probablement que nous ne sommes qu’un transit, un devenir, une instance à dépasser ; Je saute sans filet vers le surhomme ou vers l’abîme lui-même, l’inexorable, la vérité, la folie, l’incertitude typique de toute existence se joue dans un acte définitif d’affirmation de la vie, vivant en ce moment A CHAQUE INSTANT. Tous les sauts sans filet que nous offre la vie, dans une affirmation du néant qui continue d’être fête, fête dionysiaque, ivresse…

« Le désert avance » prévenait Nietzsche lui-même, annonçant une catastrophe aux proportions sans précédent. A-t-il deviné que son esprit partirait vers d’autres latitudes lorsqu’il écrivait : « et si un jour la prudence m’abandonne, que mon esprit s’envole librement avec ma folie » ? La poésie et ses prophéties auto-réalisatrices. Comme Sylvia Plath qui dans ses derniers jours écrit « une fois qu’on a vu Dieu, quel remède y a-t-il ? ». Axiome de Lautréamont « la poésie doit être faite par tout le monde ». Rimbaud s’appelle au silence et aux folles aventures d’un exil qui durera toute une vie. Quelques pilules expulsées par Pizarnik lors d’une nuit difficile ou Alphonsine tombant d’une falaise dans son propre mythe jusqu’à la substance amniotique de cette mer qui était son origine. Borges et sa validation de quelques métaphores justes et heureuses (le fleuve comme temps, etc.). Lewis Carrol plonge dans les miroirs et les jeux de mots pour prolonger son rêve de fille insaisissable. Rilke dans sa mélancolie sans retour, pressentant qu’il ne pourra atteindre la vérité dans l’être qu’à travers sa poésie, cette forme de sublimation qui lui permet de parler aux anges dans sa théorie de l’ouvert, de rendre supportable une tristesse qui déchire le séparait et je l’interrogeais sans fin. Emily Dickinson et la cérémonie de la vie quotidienne et son vœu de silence et son choix blanc et la réduction de ses espaces physiques et son rituel agoraphobe de fleurs séchées aux côtés de ses poèmes. César Vallejo annonçant sa mort à Paris un jour de pluie. Paul Celan démontrant que la poésie est non seulement possible après Auschwitz, mais aussi essentielle.

Dans l’ombre d’aujourd’hui qui nous tombe dessus, se comprend encore mieux cette affirmation proto-lacanienne de Rimbaud qui dit « je est un autre », cette étrangeté nécessaire que le poète convoque pour s’ignorer à jamais dans sa tâche de « fixer le vertige », sa convocation à l’altérité comme expérience, croyance et mysticisme.

Hôlderlin tombant de la falaise, annonçant (avant son enfermement dans la tour) la nuit du monde avant la fuite des dieux. Là où les poètes porteraient le flambeau « comme les prêtres sacrés du dieu du vin, qui pèlerinent de terre en terre dans la nuit sacrée en suivant la piste des dieux en fuite ».

Il est temps de penser que la mort de dieu entraîne le long deuil de dieu. Et habiter le vide sans substitutions peut permettre de nouvelles manières de décrire l’abîme, se déplacer sans béquilles dans l’expérience extrême du néant. La nuit est tombée car la mort de Dieu implique aussi un deuil tant qu’il est primordial.

Selon Hôlderlin, « l’homme est un mendiant quand il pense et un dieu quand il rêve ». On peut en déduire que, si la raison agit comme une prison, dans le grand enfer de l’inconscient (où gît la mémoire de l’espèce) nous sommes illimités. Mais nous sommes sans limites dans la mémoire d’une espèce qui a elle-même perdu sa mémoire. Et maintenant que la nuit tombe, c’est si beau de savoir qu’on a tout perdu. Qu’il n’y a pas de certitudes qui nous couvrent ni d’idées qui nous protègent ni de fictions qui abritent des trésors sur terre. Que derrière les apparences il n’y a rien. Sachez que nous sommes perdus. Définitivement perdu. Devinant que peut-être, juste peut-être, le dieu atomisé après sa mort ressuscite partiellement dans des écritures hâtives sur des serviettes en papier.

Cet étrange artiste nommé John Cage a bien compris que la musique est l’architecture du silence et a dit un jour : « Dès que nous comprenons que nous avons tout perdu, la poésie commence ». Il est temps de célébrer. Nous avons tout perdu. Nous sommes perdus. Définitivement perdu. Applaudissons cela.

Aussi.

P.S.

  1. L’art permet de retrouver la sauvagerie de l’acte de voir, comme la poésie l’étrange habitude perdue de dire, nommer, nommer. Alors cette étrangeté du dire éclaire un nouveau sens qui, n’étant pas absolu, ouvre différentes possibilités d’anti-totalitarisme où la subjectivité peut se manifester comme un dessin ou une projection.
  2. Nominer. Le verbe. La possibilité de nommer Un dicton qui donne du corps. La violence du verbe rédempteur, la parole qui crée en profanant un lieu avec le paradoxe du divin.
  3. Il y a un mythe fondateur en chaque poète, sa nomination, ses paroles fondamentales, son inauguration, son baptême dans la parole, la consécration de ses métaphores – là dans sa correspondance – (alphonsine et la mer, lorca et la lune, pizarnik et les lilas) sa réception – apprentissage et appropriation du don du langage, son insertion libre avec une justesse variable dans le registre symbolique, la cadence de sa prière et de ses imprécations, sa conversation hölderlienne avec les dieux et les humains, son début dans le verbe et son fin.

Javier Galarza est poète et essayiste. Il est né en 1968 à Buenos Aires. Il a donné des cours à la Fondation du Centre Psychanalytique Argentin. Il a publié les livres « The Continent Silence » (2008), « Reversion » (2010, Tropofonia, Belo Horizonte), « Refraction » (lightyears, 2012), « Textualized Bodies » (Letra Viva, 2014, co-écrit avec Natalia Litvinova ), « Lo attenuated » (audisea, 2014), « Chanson Babel » (Buenos Aires Poetry, 2017), l’essai « La noche sagrada » (audisea, 2017), « Für Alina » (Ediciones en Danza, 2018), le essai « La nudité parfaite » (Letra Viva, 2018, co-écrit avec Leonardo Leibson et María Magdalena) et a participé avec ses notes à l’édition de « HD –Qué son las Islas », Llantén, 2018, (traductions de Tom Maver) . En narration, il a édité « Ten Gothic Tales » de La Docta Ignorancia, en 2019.