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ANTHONY HUARD / Dune : La foule et le héros. De Herbert à Freud, une psychologie des foules et une analyse du moi

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Texte publié en libre accès  sur le site de l’ALI le 11 mars 2024
crédit photo : Warner Bros France

Après le premier volet relatant la chute de la Maison Atréides, le deuxième volet plonge dans l’ascension du jeune Paul Atréides, Duc d’une Maison tombée, sous la perfidie impériale, sous le soleil épuisant les corps et les tempêtes balayant le sable d’Arrakis.

Dune devient alors le récit de l’ascension d’un meneur et de la naissance d’une foule.

Dès 1965, Franck Herbert décrit dans son roman Dune ce phénomène aux échos actuels que Denis Villeneuve porte à l’écran de façon magistrale, au sens littéral, servant le propos du récit mené par un signifiant-maître : ce qu’il en est d’être l’Élu, « The One » en version originale, de comment advenir lorsqu’un destin est écrit entre le nom du Père et la voie choisie par sa mère.

Nous assistons à un phénomène qui se déroule sous nos yeux, hypnotisés parfois par le charisme juvénile de ce héros naissant. Là où étaient les Fremen, un peuple nomade vivant sous le joug des occupants précédents de la planète Arrakis, survient une foule guidée par un meneur, ne formant qu’une seule et même entité qui, pour rompre son assujettissement, attend un Messie annoncé. Cette foule de Fremen menée par leur nouveau Maître, élu aux visions d’avenir rêvé, se retrouve alors « conduite presque exclusivement par l’inconscient. Les impulsions auxquelles elle obéit peuvent selon les circonstances être généreuses ou cruelles, héroïques ou pusillanimes, mais en tout cas elles sont si impérieuses que l’intérêt personnel et même l’intérêt de conservation s’effaceront devant elles. » Là où était la division entre les tribus, éparses dans le désert, et aux croyances disparates, survient la vision et les rêves d’un être voué à diriger à son insu. « La foule ne connaît [plus] ni doute ni incertitude. Ne gardant aucun doute sur la vérité et l’erreur et possédant de ce fait la notion claire de sa grande force, la foule est aussi intolérante que pleine de foi en l’autorité. Ce qu’elle exige de ses héros, c’est de la force et même de la brutalité. » Cette analyse de la foule provient de ce que Freud écrivait en 1921 dans « La psychologie des foules et analyse du moi »[1], reprenant l’analyse de Le Bon, ceci plus de 40 ans avant Frank Herbert qui l’illustre en 1965 dans son récit de science-fiction pour en démontrer la mécanique imparable. Car là où les Fremen menaient une guérilla permettant de subsister sous le joug, divisés dans leur assemblée, Paul Atréides illustre ce discours de l’hystérique en présentant sa division jusque dans les différents noms qui lui sont attribués par l’autre, son être devenant le produit de l’Autre, celui de sa filiation, celui de guerrier, celui secret, celui de la prophétie. Tous ces noms n’en finissent pas de ne pas le nommer, là où il y a en contrepoint l’Empereur. Celui dont il prendra la place en un quart de tour inversé.

Freud ajoute, rejoignant d’autant Herbert : « Si les besoins de la foule vont au-devant du meneur, il faut cependant qu’il y réponde par ses qualités personnelles. Il faut qu’il soit lui-même fasciné par une foi puissante (en une idée) pour éveiller la foi dans la foule, il faut qu’il possède une volonté puissante et impérieuse. » Impérieuse au point, comme le héros de Dune Paul Atréides, de viser littéralement l’Empire, au sens de la maîtrise, d’un moi qui ne l’était plus dans sa maison déchue, mais aussi de la foule des Fremen, et jusqu’à s’étendre à l’ensemble du monde connu. Devenir à la fois celui qui prend le contrôle sur ses visions, sur l’ensemble des tribus Fremen rassemblées sous sa bannière, sur l’empereur pour le supplanter et devenir le signifiant maître, « The One », essaimant sa parole dans toute la galaxie.

« De plus la foule est soumise à la puissance véritablement magique de mots qui peuvent provoquer dans l’âme des foules les plus formidables tempêtes et aussi les calmer »[2]. Ces mots s’appliquent avec justesse au monde de Dune. Les mots qui sont en effet prononcés par la Voix, une manière de poser sa voix avec une intention de suggestion, revêtent un caractère qui s’impose à la volonté de l’autre, supplantent son désir. Ces mêmes mots trouvent une magie dans leur emploi galvanisant, le héros Paul Atréides prenant d’autres noms aux évocations puissantes Usul, la force de la base du pilier, Lisan al-Gaib, la voix venue d’ailleurs. De tels noms qui combattent les tempêtes de la planète sur le dos de vers géants forces de la nature, et canalisent les forces Fremen qui s’écrit selon un destin apparaissant libérateur et mortifère à la fois. La mise en scène orchestre une lutte face à un pouvoir mené par un libérateur qui présente sa division subjective ($) comme agent impérieux face à un pouvoir impérial (S1). C’est au nom d’une vérité à son insu (a) que le héros, s’il en est un, érige cet avènement. Un avènement qui se révèle fascinant, pour la foule des Fremen, mais aussi auprès des spectateurs face à cet être visionnaire incarnant la dissolution du semblant, celui des pouvoirs en place ne reposant que sur une exploitation concertée, celle de la fameuse Épice de la planète Dune et d’un savoir qui se répandra (S2). Le leitmotiv musical qui accompagne cet avènement ajoute à la fascination des spectateurs qui pourront, pour les plus jeunes peut-être portés par quelque trait d’identification supplémentaire, trouver le souffle à la fois épique et tragique, celui de l’envers (géant) de la vérité.

Du meneur, de cet élu venant d’ailleurs, le film illustre en outre par ses images choisies une certaine mélancolie. « L’angoisse de mort de la mélancolie n’admet que cette seule explication : le moi s’abandonne parce qu’il se sent haï et persécuté par le surmoi (…). Vivre est donc pour le moi synonyme d’être aimé par le surmoi qui représente la même fonction de protection et de salut que, jadis, le père, et, plus tard, la providence ou le destin. » Freud en 1923[3] semble dépeindre le jeune Paul Atréides, livré au désert et laissé pour mort, avec le sceau de son père comme seul héritage, et une voie choisie par sa mère qui scelle son destin comme marqué au fer. C’est dans cette valse-hésitation que se joue le sort de Paul et de l’univers, entre des discours qui tournent d’un côté, Eros et Thanatos de l’autre, dans une articulation étreignant le sujet.

Une ombre, celle de la mélancolie comme du drapeau au nom de son père, comme celle des prophéties de la maison de sa mère, une ombre plane en bannière comme la mort sur le moi qui l’affronte d’ailleurs plusieurs fois. Et, comme en écho au malaise de notre monde, advenir, ou s’y perdre.

[1] « Psychologie des foules et analyse du moi », Sigmund Freud  (1921)

[2] Ibid.

[3] « Le Moi et le Ça », Sigmund Freud (1923)