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Olivier Douville / « L’amour, Billie Holiday » 

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Texte publié en libre accès sur le blog d’Olivier Douville le 03 janvier 2024

Texte lu à la Maison de la poésie Paris le 7 février 2018, lors de la soirée POÉTIQUES DE RÉSISTANCE :  « PUISSANCE(S) DE L’AMOUR »

Billie Holiday disait : « on m’a dit que personne ne chante le mot “amour” ou le mot “faim” comme je le fais ». Billie Holiday c’est une présence, c’est une histoire. Une histoire comme il y en a tant ; celle d’une gosse née de très jeunes parents, valdinguant, violée à 11 ans, prostituée, avec une soif intense d’écouter la musique, d’écouter Armstrong ; de devenir Jazz. 

Quand on demandait à Billie Holiday quelle était sa ou ses chanson(s) favorites, elle aimait citer, nous dit Angela Davis, la chanson Another Spring : « Un autre printemps, j’ai tenté d’aimer. À présent, je ne m’accroche qu’à des fleurs fanées ; fraîches quand on les porte et qu’on laisse piétinées et déchirées ».

L’érotisme de l’amour perdu résonne avec un érotisme de l’amour qui console. Et puis en rengaine, la chanson Don’t explain. Pas la peine d’expliquer pourquoi une trace de rouge à lèvres sur le col de la chemine blanche. Il faut calmer les impétuosités comme on calmerait un enfant. Il faut se libérer par l’amour. L’érotisme de l’amour perdu c’est aussi, non pas l’érotisme de l’amour fou, mais de l’amour donné toujours et souvent vain. Un galop, un vertige qui fait éprouver une bouffée de tendresse pour ce qui vit en plus, en trop, en vain, pour là où la grâce même bafouée ne s’éteint pas. La voix de Billie nous pénètre, bien plus qu’elle ne nous berce ou nous divertit, comme le souffle improtégé d’un amour qui se sait romance, mais refuse de se replier sur une romance. Billie ne nous éblouit, elle nous transforme. Il n’y a pas ici à redouter d’être le témoin avide et las de toute complaisance mélancolique ; c’est trop vite fait et hâtif d’enfermer Billie Holiday dans la mélancolie. C’est si commode et fourre-tout. Autre chose porte la marche de la voix de Billie., ce passage d’une voix insoupçonnée à un corps de secours. Fulgure une libération par l’amour qui va de pair avec la libération sociale. Une parole est ancrée dans sa musicalité, un Réel qui insiste, mais à côté de cette voix qui découpe, qui touche et qui nous fait entendre de façon toute singulière le grain de l’amour au moment où il s’évanouit avant même que de trouver son rebond ;   chez Billie Holiday l’amour c’est aussi la philia (l’amitié). Dans une interview d’elle quand elle parlait de Art Tatum, le grand pianiste qui alliait au plus vif pudeur et virtuosité, elle disait : « Yes, he’s really my friend ». Rien que dans ces mots-là (« my friend ») tout le trésor de l’amitié se fait entendre. Cette amitié, c’était aussi et d’abord bien sûr avec Lester Young. Un enjeu entre un homme et une femme plus intime et plus vrai que le sexuel. Une fierté et un abri que ce lien où chacun des deux partenaires s’anticipe, s’accueille et se protège. Car pour Billie, trimbalée d’amours gâchés en amours perdus, d’amours impossibles en amours insistants, il se faisait une place souveraine pour l’expérience féconde du double. Non pas le doublon niais de l’image, de celui qui « est comme », mais la création d’une ambiance, d’une atmosphère, d’une empathie invraisemblable. Comme le disait de lui Lester Young j’étais : « d’une certaine façon révélé, poli, éduqué, révélé surtout par Billie » « Extrasensory perception » disait encore Angela Davis, parlant du couple Lady Day et Pres.

         Écouter Billie, est-ce que c’est écouter les paroles ? C’est se laisser toucher par un dire. C’est écouter une voix pleine de corps, pleine de grain(s) de corps et qui cherche encore inlassablement un corps. Billie disait à Françoise Sagan qu’elle mourrait encadrée par des flics. C’est à peu près ce qu’il s’est passé ; elle se consumait de drogues et d’alcool. Tout cela, on ne le connaît peut-être que trop. Mais il y a autre chose sur quoi je voudrais terminer avant de l’écouter avec vous. 

C’est que l’art de Billie répudiant les facticités et les sentimentalismes de circonstance nous happe et nous touche sans trop jamais vouloir nous séduire ; cet art sans coquetteries et sans affèteries ; cet art qui dénude l’os de l’amour jusqu’à la souffrance et qui fait saigner l’os de l’amour ; cet art nous écoute. Nous écoutons Billie, mais c’est sa musique qui nous écoute et qui écoute en nous ce qu’il y a de plus obscur, de plus impérieux, de plus impatient, de plus juste.

Et si l’on fait l’expérience d’écouter juste la voix de Billie, par un trucage peut-être, en mettant de côté l’accompagnement que Rey Ellis avait troussé pour elle par exemple dans Lady in satin, est-ce que nous avons un chant ? Nous avons autre chose qu’un chant. Nous avons le cri secret du chant, ce corps qui cherche un corps, ce grain de la voix qui cherche un autre soleil d’accueil et qui peut-être nous hante en même temps que cela nous nourrit. Il n’y a peut-être pas de promesse, mais il reste encore un espoir, un lieu possible.

Voilà, écoutons-la dans Lover man et soyons attentif à la façon dont elle finit cette chanson : voix — chant — cri, un appel impérieux, une mémoire impérieuse. Merci, écoutons-là…