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Ariane Chemin / 4 AOÛT 1982 : QUAND LA GAUCHE ABROGEAIT LE «DÉLIT D’HOMOSEXUALITÉ» INSTITUÉ PAR VICHY

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Publié dans Le Monde, le 22 janvier 2022, article intitulé « Le plaidoyer de Robert Badinter pour la cause gay ». Repris sur le site institut histoire et lumières de la pensée.

RÉCIT : Le 4 août 1982, sous l’impulsion du président François Mitterrand, le « délit d’homosexualité » est abrogé. « Il n’est que temps de prendre conscience de tout ce que la France doit aux homosexuels », lance devant l’Assemblée nationale le garde des sceaux, Robert Badinter.

« Cinq, quatre, trois, deux, un… » Dimanche 10 mai 1981, 20 heures. Le « gay tea dance » du Palace est lancé depuis plusieurs heures quand le visage du nouveau président, le socialiste François Mitterrand, apparaît sur l’écran disposé par Fabrice Emaer. Le patron de la célèbre boîte de nuit parisienne annonce lui-même la nouvelle au millier d’habitués qui se pressent dans la salle. Hurlements de joie sur le dancefloor. Des roses volent du balcon. Emaer improvise La Vie en rose dans la version de Grace Jones. La fête durera jusqu’au matin.

Le prince des nuits gay parisiennes a-t-il senti le vent tourner ? Il affiche depuis quelques semaines un élan pour la gauche qu’on ne lui connaissait pas jusque-là et que ne partagent pas ses clients ou amis les plus en vue, comme le couturier Yves Saint Laurent ou l’homme d’affaires Pierre Bergé. Au Palace, la plupart des « rich et beautiful people » s’inquiètent des promesses de nationalisation ou de l’arrivée de ministres communistes, mal vus du marché américain. Ils redoutent surtout de futures hausses d’impôts. Le photographe Helmut Newton s’exilera le premier à Monaco, bientôt suivi par Karl Lagerfeld.

Tout le monde n’a pas les mêmes intérêts dans la communauté homosexuelle. Le petit peuple du Palace a filé, lui, place de la Bastille, où l’on fête Mitterrand. Le Comité d’urgence anti-répression homosexuelle (Cuarh), qui depuis deux ans fédère presque tous les mouvements militants et fait pression pour mettre « la question gay » à l’agenda de la présidentielle, a déployé sa banderole : « Les homos ont choisi la liberté ». Les militants hésitent pourtant à s’abandonner à l’euphorie et à croire au miracle. L’équipe du magazine Gai Pied cherche le titre de sa prochaine couverture : ce sera « Sept ans de bonheur ? » Avec un point d’interrogation, et beaucoup de prudence.

Voter pour le candidat socialiste n’a été ni immédiat ni évident. Fallait-il déposer un triangle rose dans l’urne, comme l’avait suggéré quelques mois plus tôt l’écrivain Yves Navarre ? Soutenir Coluche ? Ou bien choisir l’écologiste Brice Lalonde ?

« Les militants homos venaient pour beaucoup du gauchisme, explique l’historien Antoine Idier. Faire confiance à la gauche institutionnelle n’allait pas de soi, d’autant que jusqu’ici les socialistes n’avaient guère manifesté d’intérêt pour les questions homosexuelles. Des élus locaux s’étaient même montrés hostiles, dans les années 1970, à certains groupes militants. » La suppression du « délit d’homosexualité » ne figure pas dans les 110 propositions du candidat Mitterrand. Mais il a suffi de quelques phrases de sa part, dans l’entre-deux-tours, pour que tout ça soit oublié.

Le 28 avril 1981, l’avocate féministe Gisèle Halimi a invité les deux finalistes de l’élection à un débat de son association Choisir. Valéry Giscard d’Estaing décline. François Mitterrand se retrouve donc seul devant un panel de sept femmes journalistes (Martine Allain-Regnault, d’Antenne 2, Ménie Grégoire, de RTL, Christine Ockrent, d’Europe 1…), chargées de l’interroger sur ses propositions en faveur de la condition féminine. Josyane Savigneau, alors chroniqueuse judiciaire au Monde, doit, quant à elle, le questionner sur le viol et les violences faites aux femmes. Dans les jours précédents, elle a reçu un appel de l’équipe socialiste pour une rencontre préparatoire. « J’ai vu arriver un petit couple sage que personne ne connaissait encore, raconte-t-elle, François Hollande et Ségolène Royal… »

Sur la scène du Palais des congrès, à Paris, la jeune journaliste entraîne Mitterrand sur les « préjugés moraux » de la société, y compris sur la « répression de l’homosexualité ». Le candidat du Parti socialiste (PS) avance les deux arguments qui justifient qu’elle cesse : l’égalité des droits, l’intimité de la vie privée. « Nous n’avons pas à nous mêler de juger les mœurs des autres. »

« Si vous êtes élu, est-ce que l’homosexualité cessera d’être un délit ? relance Gisèle Halimi, sortant du strict cadre de cette rencontre consacrée aux femmes.

— Absolument, répond Mitterrand à l’avocate, même s’il n’est pas certain que cette mesure soit populaire. Je sais très bien quelle réponse me serait faite (…) dans les sondages. »

Prudent, il se croit obligé d’ajouter : « Quand elle s’expose à la prostitution, à tous les méfaits sociaux, à tous les crimes, l’homosexualité doit être réprimée comme tout autre attentat, mais il n’y a pas de raison de juger le choix – c’est dans la loi de la nature, suivant les goûts, peu importe. » Au-delà de ces précautions de langage, François Mitterrand devient le seul des deux finalistes favorables à l’abolition de l’article 331 alinéa 2 du code pénal, qui réprime les actes « impudiques ».

Cet engagement ne tombe pas du ciel. Depuis 1975, son vieil ami avocat Robert Badinter veille sur cette question au PS. « François Mitterrand avait des amis homosexuels et trouvait, lui aussi, tout à fait honteuse cette répression spécifique, confie Robert Badinter, 93 ans, dans son appartement parisien, qui domine les jardins du Luxembourg. Leur condition, les préjugés à leur encontre, leur persécution faisaient, pour moi, partie des injustices majeures : une absurdité, aussi odieuse que la répression des femmes qui se faisaient avorter, et dont j’avais d’ailleurs demandé qu’on filme les procès. Dès l’instant où il y a consentement, la loi n’a pas à définir les “bonnes” pratiques sexuelles. Infliger des peines correctionnelles aux homosexuels quand les hétérosexuels n’étaient pas poursuivis, c’était, de mon point de vue, inconcevable dans la République, et révoltant. » Il répète en détachant chaque syllabe : « Ré-vol-tant. ».

En 1975, alors que le PS ne s’intéressait guère au sujet, Robert Badinter avait rencontré le fondateur du mouvement « homophile » Arcadie, André Baudry, rendu célèbre cette même année par l’émission de télévision « Les Dossiers de l’écran ». Quinquagénaire, ce philosophe cultivé et plein d’entregent, « toujours distingué et bien habillé », selon Robert Badinter, rend visite à l’avocat dans son cabinet et lui déroule par le menu l’histoire de l’homosexualité.

« Nous avons entretenu à partir de ce moment-là des relations courtoises, aimables », a confié Baudry à Antoine Idier avant de mourir. Son mouvement, Arcadie, a pourtant refusé de s’investir dans la présidentielle de 1981 : Baudry ne voulait pas faire de politique. Dépassé par une génération plus militante, il s’exilera en 1982 en Italie avec la conviction que ces jeunes ne le comprennent pas.

Dans le récit foisonnant de Baudry, c’est l’histoire de la répression qui passionne Robert Badinter. Il s’immerge dans le sujet, jusqu’à donner plusieurs conférences à la petite famille des « Arcadiens ». Plus de quarante ans ont passé, mais l’ancien ministre explique, intarissable : « Il existe toujours un conflit à l’intérieur de nos sociétés occidentales. D’un côté l’influence judéo-chrétienne, de l’autre la civilisation gréco-romaine. » Cette longue saga, on la retrouve dans la préface d’une pièce de théâtre qu’il a consacrée, en 1995, au procès pour homosexualité d’Oscar Wilde dans l’Angleterre victorienne. Robert Badinter avait baptisé sa pièce « C.3.3 », le numéro de cellule de l’écrivain.

Son engagement pour la cause gay puise à une source plus personnelle encore. L’ex-ministre de la Justice de François Mitterrand n’en parle qu’à demi-mot, en invoquant le secret professionnel et sa détestation pour tout ce qui relève du ragot ; mais il finit par se livrer. « Jeune avocat, j’ai vécu dans un milieu parisien où il y avait des homosexuels proclamés, notamment dans le monde des arts, de la littérature, du spectacle. Cela ne gênait personne. Mais j’ai connu aussi une affaire dans laquelle un notable de province, marié, père de famille et poursuivi pour délit d’homosexualité, s’est suicidé. » Il ne dira pas un mot de plus. On comprend que cette « tragédie bourgeoise », comme il dit, l’a durablement bouleversé.

Avec Robert Badinter, François Mitterrand tient donc à ses côtés, place Vendôme, l’un des meilleurs connaisseurs du dossier et un adversaire viscéral du statu quo sur le fameux délit d’homosexualité. Dans le gouvernement de Pierre Mauroy, il y a un autre ministre (de poids), celui de l’intérieur, que la condition des homosexuels interpelle : Gaston Defferre. Il les connaît, il les fréquente. Dans ses cercles militants, il les croise. C’est dans sa ville de Marseille qu’en juillet 1979 s’est créé le Cuarh. Son épouse, l’écrivaine Edmonde Charles-Roux, reçoit souvent chez eux un ami de la famille, Dominique Fernandez, qui a publié en 1978 chez Grasset L’Étoile rose, un roman dont le seul but, insiste aujourd’hui son auteur de 92 ans, fut de « faire comprendre à [s] a mère ce qu[’il] n’arrivai[t] pas à lui dire : qu [’il] étai [t] homosexuel ».

Edmonde Charles-Roux a beaucoup aimé L’Étoile rose. Le jour de sa mort, en 1986, cette confession romanesque se trouvait aussi sur la table de chevet de Gaston Deferre. « J’aime croire que ce livre a eu une petite influence sur lui, et sur l’opinion. » Dominique Fernandez, désormais académicien, s’en souvient comme si c’était hier : peu avant la campagne présidentielle de 1981, alors qu’il se trouvait sur un stand d’homosexuels militants lors d’un rendez-vous littéraire créé par la mairie, « Gaston » y avait entraîné Mittterrand. « Toute la délégation socialiste s’est défilée, horrifiée, raconte l’écrivain, mais eux étaient restés parler un bon moment avec nous. » Dominique Fernandez se souvient aussi d’avoir vu la façade de l’immeuble où habite le maire de Marseille bombée d’un « pédé ».

Dès le 12 juin 1981, avant même les élections législatives, Defferre adresse au directeur général de la police nationale une note : « J’apprends qu’il existe au sein de la brigade des stupéfiants et du proxénétisme de la Préfecture de police un groupe d’inspecteurs spécialisé dans le contrôle des établissements fréquentés par des homosexuels. Je crois savoir également qu’à l’occasion de contrôles d’identité pratiqués dans les lieux de rencontre, des personnes seraient fichées comme homosexuels. »

Le même jour, le ministre de la Santé, Edmond Hervé, décide que la France ne suivra plus l’Organisation mondiale de la santé, qui range l’homosexualité parmi les « maladies mentales ». C’était l’une des grandes revendications du Cuarh. « Mais c’est l’Élysée qui, dès la fin mai, nous avait appelés pour que nous prenions rapidement cette décision, dont la gauche avait aussi besoin pour marquer concrètement l’alternance », témoigne le médecin Jean — Martin Cohen-Solal, à l’époque conseiller au ministère.

Côté chancellerie, une première loi d’amnistie (comme c’est à l’époque la coutume après chaque élection présidentielle) est promulguée en août 1981 pour les étrangers en situation irrégulière, les déserteurs et les derniers homosexuels encore condamnés sur la base de la législation de Vichy.

Badinter sait qu’il va falloir jouer serré pour concilier les priorités d’un gouvernement qui installe ses réformes sociales et économiques et des revendications qui, parce que symboliques, n’ont pas le même caractère d’urgence. Au sommet de l’État, chacun sait en même temps que ce qui n’est pas fait dans les cent jours court le risque de s’enliser. « L’été 1981 avait été celui d’une législation à marche forcée, la session qui s’annonçait était extrêmement chargée, mais je voulais faire voter cette loi au plus vite par l’Assemblée », résume l’ancien garde des Sceaux. Dès la fin du mois d’août, il va donc trouver le Premier ministre, Pierre Mauroy.

« Pierre, il faut que tu inscrives ma loi contre la discrimination des homosexuels à l’agenda. Les débats ne vont pas être longs, on a une majorité acquise…

Mais tu as vu le programme ? répond le chef du J’ai déjà les nationalisations, la décentralisation, les lois sociales !

C’est une loi symbolique », plaide M. Badinter.

Mauroy en convient. Le projet ne comportera qu’un seul article, lui précise Robert Badinter, pour supprimer l’alinéa de 1942 réprimant les « actes impudiques et contre nature ». Quelque chose comme : « Le deuxième alinéa de l’article 331 du Code pénal est abrogé. » Soit, mais la question du calendrier parlementaire reste entière. Pour contourner cette difficulté et gagner du temps, M. Badinter se met d’accord avec Raymond Forni, le président de la commission des lois de l’Assemblée nationale : le texte sera d’initiative parlementaire ; il s’inscrira dans le créneau réservé à cet effet.

La mécanique est lancée. Un homme, alors jeune conseiller de Robert Badinter, garde en mémoire cette veillée d’armes : Jean-Marc Sauvé, futur secrétaire général du gouvernement, que le grand public connaît depuis qu’en 2021 il a présenté un rapport impitoyable sur la pédocriminalité dans l’Église catholique française. Il a alors 32 ans et reçoit au ministère de la Justice les associations, notamment le Cuarh.

« Je revois encore Badinter dans son bureau de la place Vendôme, le samedi précédant la discussion, dit-il. C’était un jour gris et froid, il alignait des notes à l’encre bleue, de son écriture penchée, pour ce qui reste, selon moi, l’un de ses plus beaux discours avec l’abolition de la peine de mort – et qui pourtant n’a jamais été publié. »

Le texte est inscrit en première lecture à la veille de Noël 1981. « À l’époque, ça n’intéressait guère que les homosexuels eux-mêmes et quelques militants des droits de l’homme, rappelle Robert Badinter. Une indifférence commune a entouré cette loi. » Ce qu’a confirmé il y a peu Jean-Luc Mélenchon sur France Culture, à l’occasion d’une émission consacrée à l’élection de François Mitterrand. « Il y en a peut-être aujourd’hui qui vont jouer du violon, mais je vous garantis que la plupart d’entre nous n’avaient aucune idée du problème posé », assurait le chef de file de La France insoumise, issu, il est vrai, d’une tradition lambertiste qui considérait les revendications des homosexuels comme « petites-bourgeoises ».

La discussion vient au terme d’une session très chargée. Beaucoup de députés sont déjà rentrés dans leur circonscription, épuisés par le rythme infernal de ce début de législature. Gisèle Halimi, tout juste élue dans l’Isère, se lance la première. « On peut se demander, avec le recul, comment des députés français, c’est-à-dire par définition même des femmes et des hommes devant avoir l’intelligence de nos libertés fondamentales (…), ont pu légiférer pour réprimer l’homosexualité, s’interroge l’avocate féministe. La norme sexuelle ne se définit pas. Elle se dessine à l’échelle de chaque corps, de chaque enfance, de chaque culture, de chaque plaisir, à condition de ne blesser, de n’agresser ou de ne violenter personne. Quel est l’acte impudique et contre nature quand il y a consentement ? »

Robert Badinter relève l’étrange ambiance qui règne dans l’Hémicycle. C’est le désert sur les bancs des députés. Le spectacle est dans les tribunes, où des militants gays sont venus assister aux débats. Voici maintenant le garde des Sceaux à la tribune. Il a rodé son topo sur l’histoire de la répression des minorités sexuelles aux universités d’été d’Arcadie et le connaît par cœur. Il explique à ses pairs que cet article datant de Vichy est une « incrimination d’exception dont rien, même pas la tradition historique, ne justifie le maintien », retrace les relations entre les homosexuels et la loi pour contrer l’accusation qui lui est faite de vouloir détruire la famille. Dans sa démonstration, il évoque aussi le XVIIIe siècle, où une « police des mœurs » pratiquait « surveillance et fichage », puis le tournant bienfaiteur de la Révolution. Le principal concepteur du Code civil, Cambacérès, était un homosexuel, « bien connu sous le sobriquet de “tante Urlurette” », signale le ministre devant des députés un brin étonnés.

Bref, il est temps d’en finir avec une « loi qui exprime l’idéologie, la pesanteur d’une époque odieuse de notre histoire », assène le ministre. « L’Assemblée sait bien que ce sont les sociétés où régnaient l’arbitraire, l’intolérance, le fanatisme, le racisme qui ont pratiqué la chasse à l’homosexualité, ajoute-t-il. Il n’est que temps de prendre conscience de tout ce que la France doit aux homosexuels. » Les militants se mettent à applaudir et laissent échapper un mouchoir, qui tourbillonne sur les travées à moitié vides. Le président de séance est furieux et, coupé dans sa tirade, M. Badinter se souvient avoir perdu « la fée de l’éloquence ».

Pour débattre et s’opposer à son projet, la droite a délégué une grosse pointure : Jean Foyer, député gaulliste de Maine-et-Loire. Cet agrégé, professeur de droit, garde des Sceaux sous De Gaulle et ancien président de la commission des lois, est un homme structuré, viscéralement attaché aux valeurs traditionnelles, au premier rang desquelles la défense de la famille. Mais Foyer, sur un tel sujet, n’est pas seulement le porte-voix de la droite dure : c’est également un juriste aguerri, doublé d’un plaideur hors pair. Avec Robert Badinter, le duel n’est pas seulement technique et juridique. Comme dans une salle d’audience, les deux hommes s’échangent des formules d’avocats.

« Pouvez-vous supporter l’idée des agissements d’un vieillard lubrique qui sodomise un gamin de 15 ans ? demande Foyer, chez lequel demeure la vieille idée que tout homosexuel est un détrousseur d’enfants.

«L’image d’un vieillard lubrique sodomisant un enfant de 15ans, même avec son consentement, est-elle plus supportable que celle d’un vieillard lubrique, pour reprendre votre expression, sodomisant une jeune fille de 15 ans ? », répond M. Badinter.

Voté avant Noël, le texte fait alors l’objet d’une interminable navette parlementaire entre l’Assemblée et le Sénat. Il n’est débattu que le 5 mai 1982 au Palais du Luxembourg — toujours l’embouteillage parlementaire —, puis le 8 juillet, et enfin le 23, à nouveau en toute fin de session, en plein cœur de l’été 1982. Vice-président du Sénat et rapporteur du texte, Étienne Dailly, sénateur de Seine-et-Marne, réclame à plusieurs reprises la suppression de l’article du projet de loi. Il fulmine, rouge de colère. « Pourvu qu’il ne tombe pas d’une crise cardiaque », entend-on le garde des Sceaux glisser au directeur des affaires criminelles et des grâces. « Il y avait une vraie obsession anti-homosexuels chez certains », résume M. Badinter aujourd’hui.

Le 27 juillet 1982, le texte qui met fin aux discriminations concernant la majorité sexuelle des « gays » est enfin adopté en quatrième lecture. La gauche a voté pour, en bloc, communistes compris (327), et la droite contre (155). Jacques Chirac, Philippe Séguin, Michel Debré, Maurice Couve de Murville, le futur maire de Marseille Jean — Claude Gaudin, le Bordelais Jacques Chaban-Delmas, l’Auxerrois Jean-Pierre Soisson, François Léotard ou encore le jeune député de la Sarthe François Fillon, 27 ans, alors benjamin de l’Assemblée : des vieux gaullistes aux jeunes giscardiens, des chiraquiens aux libéraux en passant par les démocrates-chrétiens, la discipline de groupe est respectée à la lettre. Pas de vote personnel de conscience, comme pour la peine de mort, plus de frondeuse telle la giscardienne Monique Pelletier qui, en 1978, lorsqu’elle était secrétaire d’État auprès du garde des Sceaux du président Giscard d’Estaing, avait soutenu une première proposition d’abrogation du délit d’homosexualité défendue par le sénateur de gauche Henri Caillavet. Les logiques politiques ont fonctionné à plein.

Le texte est promulgué le 4 août. « Toute loi pénale a une fonction expressive en même temps que répressive, insiste Robert Badinter. Elle traduit les valeurs d’une société. À ce titre aussi, la discrimination pénale qui frappait les homosexuels devait disparaître. » Jean-Marc Sauvé se souvient que le ministre avait reçu beaucoup de courrier, dont une lettre de remerciements, croit-il savoir, du chanteur Charles Trenet, emprisonné à Aix-en-Provence à l’été 1963 « pour mœurs », comme on disait à l’époque. « Une grande joie, une grande victoire », vient commenter au journal télévisé d’Antenne 2 le tout jeune Didier Varrod, animateur sur Fréquence gaie, ancienne radio pirate et seule FM homosexuelle au monde à émettre vingt-quatre heures sur vingt-quatre. En cette trêve estivale, il est l’un des rares militants à se trouver encore à Paris.

Eté magique. Pour ces militants, la vie va changer, c’est certain. Deux générations s’effacent d’un coup : celle d’Arcadie (les pionniers des années 1960), puis celle des années 1970 et des slogans rageurs des FHAR, GLH ou Cuarh. Adieu les yeux baissés, adieu la colère, leurs héritiers font la fête. « La nouvelle jeunesse homo envahit clubs et bars et veut mettre à distance la politique et le militantisme », résume l’historien Mathias Quéré. « Sept ans de bonheur », comme disait Gai Pied. Dans l’euphorie de ces derniers mois, personne n’a vraiment prêté attention au court article paru l’année précédente dans le même mensuel. Il évoquait « une forme rare de la maladie de Kaposi » signalée aux États-Unis et qui, s’étonne le magazine, ne toucherait « que les pédés ». Nul n’imagine que quatre lettres vont bientôt tuer leur belle gaieté. L’heure est encore à l’insouciance en ce mois d’août qui clôt quatre décennies de clandestinité.