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Alain Didier-Weill / L’artiste et le psychanalyste questionnés l’un par l’autre

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Texte paru dans le séminaire de l’AEFL 2003 – 2004 : LE PHÉNOMÈNE LACANIEN. QUELLE TRANSMISSION POUR LA PSYCHANALYSE AUJOURD’HUI ? UNE LECTURE DU SÉMINAIRE XXII : « RSI »

La question que le psychanalyste reçoit de l’artiste

Que l’humain soit l’effet d’un métissage de substances aussi hétérogènes que le sont la matérialité du corps, l’image du corps et le verbe greffé dans ce corps, est l’enseignement quotidien dispensé au psychanalyste.

Ce que sa pratique ne cesse de lui rappeler est que ce métissage, par lequel le réel, le symbolique et l’imaginaire sont entrelacés, institue, entre corps, imaginaire, et parole, un nouage dont le caractère problématique se traduit par cette souffrance qu’on appelle le symptôme.

Si l’accent de la souffrance est porté sur le corps, le symptôme exprimé par l’analysant privilégiera le malaise que peut trouver un sujet dans la façon qu’il a d’habiter son corps. Ce malaise est l’expression même de ce que, depuis qu’il est devenu parlant, l’homme est dépouillé de ce naturel qui le fascine tant dans le corps de l’animal : est-il concevable de voir un cheval, ou un chat, qui donnerait l’impression d’être mal logé dans son corps, d’y être à l’étroit ou, au contraire, d’y être comme perdu ?

Que peut transmettre l’analyse à un sujet qui souffre ainsi de ne pas être « chez lui » dans son corps ? Comment l’analysant qui, plongé dans la dépression, a la sensation de recevoir une telle pression de la pesanteur qu’il ne peut plus soulever son corps devenu trop pesant, peut-il retrouver la légèreté bondissante de ce corps ?

L’expérience nous apprend que le sujet peut oublier cette dimension du corps pesant — c’est-à-dire de ce compagnon qu’est le cadavre potentiel — quand le réel de ce corps retrouve son lien primordial avec le pouvoir originaire de ce voile humanisant qu’est le vêtement.

Par l’humanisation apportée par le voile, le réel du corps, soustrait au règne exclusif de la pesanteur, devient un réel appelé à s’élever, à se relever dans un mouvement qui le fait regarder vers le ciel. L’énigme de ce mouvement ascensionnel par lequel notre ancêtre, Homo erectus, s’est un jour relevé, relève d’un autre pouvoir que celui du muscle.

Toujours est-il que ce mouvement de redressement, que peut transmettre un travail analytique, est lié à la capacité détenue par l’analysant de pouvoir oublier que son corps n’est pas que matériel : il détient la possibilité d’être immatérialisé par la greffe du voile imaginaire et de la parole.

Cet énigmatique pouvoir d’oubli — que l’analyste articule à l’oubli primordial du refoulement originaire — est la première question que le psychanalyste reçoit de l’artiste quand il se fait danseur : n’est-il pas, alors, celui qui nous instruit de l’aptitude du corps à contester la pesanteur en attestant sa part d’immatérialité ?

Si, par sa première face, le symptôme humain, en tant que privilégiant la souffrance liée au corps, est questionné par le sort que la danse octroie au corps, par sa deuxième face, le symptôme de l’homme en tant que lié au trouble de son image, reçoit une question fondamentale du peintre.

La souffrance liée à l’image du corps est liée au fait que cette image se structure comme fondamentalement dépendante du regard de l’autre. L’expression de cette dépendance prend généralement deux directions antinomiques.

Dans la première, le sujet est conduit à la question suivante : « suis-je conforme à ce que l’œil de l’Autre attend de moi ? Ai-je la bonne forme, le bon uniforme ?

L’expérience nous apprend que pour acquérir une telle conformité le sujet est prêt à se renier. Pour cela, étant donné que la fonction du regard est de chercher une image, c’est-à-dire quelque chose de fondamentalement silencieux, il est prêt à se désavouer comme être parlant et, si ce sujet se trouve être femme, à obéir, en tant qu’image, à cette injonction « Sois belle et tais-toi ! ».

Le sens du désaveu est le suivant : « je consens au silence dès que je consens à n’être qu’image visible, c’est-à-dire chose dépouillée d’invisible. Je sais en effet que ce qui parle ne saurait qu’être invisible ».

La deuxième direction que peut prendre la souffrance du sujet exposé au regard est liée à ce qu’il advient de lui quand, se vivant comme transparent sous le mauvais œil médusant, il fait l’épreuve de perdre alors cette chose vivante qui est en lui et qui est sa part d’invisibilité. Dès lors, son image, dépouillée de sa part d’inimaginable, disparaît, car sa consistance visible ne lui venait que de l’existence de sa charge d’invisible.

Qu’advient-il au sujet vu de toute part par un regard omnivoyant, omniscient ? Il est alors médusé, statufié, réduit à l’immobilité. Le déplacement, le mouvement, ne lui redeviendront possibles que s’il retrouve par un travail analytique ce point d’au-delà de l’image qui est, comme l’indique le 2e Commandement mosaïque, la parole.

De ce point tiers où la parole et l’image cessent d’être dissociées, peut apparaître un tout autre type de regard que celui du mauvais œil : ce nouveau regard que l’analysant rencontre en fin d’analyse est, contrairement au regard qui sait tout, un regard qui ne sait pas tout et qui est, de ce fait, disposé à pouvoir non pas connaître, mais reconnaître ce qu’il y a d’invisible dans le sujet. Nous pourrions dire que ce regard advient en tant que regard entendant : il advient sur la scène tragique grecque quand Apollon — dieu de l’image — parvient à « voir » ce qu’il entend : la musique de Dionysos.

C’est en ce point que l’analyste qui s’interroge sur la structure du regard qui est celui qu’il pose sur l’analysant, rencontre la question du regard du peintre : le peintre n’est-il pas celui qui sait entendre l’invisible, qui sait le donner à voir avec quelques taches de couleur ?

Le troisième sens dans lequel s’expérimente le symptôme est celui de ce qui s’induit chez le sujet quand sa parole, mise à mal, intimidé par la crainte de bafouiller, de bégayer, préfère se cacher dans le silence pour ne pas risquer de faire entendre, au-delà de ce que les mots pourraient faire ouïr, la dimension de l’inouï propre à l’inconscient.

Comment un sujet peut-il en effet assumer de reconnaître qu’il est institué non par la maîtrise de ce qu’il pense, mais par ce qu’il dit, puisque dès qu’il se laisse aller à parler véritablement, il découvre qu’il n’est pas le maître de la parole, car c’est elle sa maîtresse : c’est elle qui dispose du pouvoir créateur de transgresser le code et de laisser apparaître des significations inédites.

C’est dans la mesure où il est amené à reconnaître que sa non-assomption du pouvoir métaphorique de la parole est inductrice du symptôme humain, que l’analysant est amené à recueillir du poète, du musicien, cette question : de quoi est fait son rapport au langage puisque, par sa pratique, il est conduit à subvertir ce que la prose fait entendre de sensé en faisant entendre par le poème, par la musique, ce que le poème ou la musique transmettent de proprement inouï ?

La question que l’artiste reçoit du psychanalyste

Si les trois faces du symptôme conduisent l’analyste à interroger l’inouï, l’invisible et l’immatériel dont le musicien, le danseur, le peintre sont les ambassadeurs, l’artiste reçoit-il en retour une question du psychanalyste ?

Oui : il reçoit de lui la question de la signification éthique de la parole. Saisir pourquoi cette signification a été reçue par Freud à travers l’héritage grec nous conduit à reconnaître que, bien au-delà du mythe d’Œdipe, c’est la signification de la structure tragique qui est décisive pour appréhender la saisie de l’éthique. À cet égard, l’interprétation que nous propose Nietzsche pour comprendre l’essence du tragique est pour nous un chemin qui sera fécond. Que veut-il signifier en disant que la scène tragique est le lieu de réconciliation de Dionysos et d’Apollon, si ce n’est qu’il est donc possible que ces deux divinités que tout oppose — puisque l’une prend en charge la démesure de la musique et de la danse, et l’autre le monde de la mesure et de la forme — cessent de s’opposer ?

Cette cessation se produit pour autant qu’Apollon donne au poète tragique la possibilité de traduire avec la forme visible cette essence intime, antérieure à toute forme, qu’est la musique.

Dans cette opération, le poète est un traducteur qui parvient à ce que l’illimité du message musical s’incarne dans les limites de l’image apollinienne : la parole du poète est ainsi le signifiant par quoi peuvent se nouer le réel de la musique et l’image spéculaire.

Ce nouage évoque celui par lequel le langage scolastique introduisait entre l’essence musicale des choses (universalia ante rem) et le concept apollinien (universalia post rem), l’existence des « universalia in re » en tant que constituant de la réalité.

Ce que nous retenons de ce nouage — qui n’est pas sans nous évoquer le nouage borroméen — c’est qu’il faut la parole d’un poète traducteur pour que le réel musical puisse être pris en charge par l’image apollinienne. Dans la tension ainsi établie entre le chœur dionysiaque (qui assume et l’héritage dionysiaque de la danse et celui apollinien des lois de la cité) et l’acteur, surgit un dialogue qui introduit l’éthique pour autant que ce dispositif est celui d’un tribunal où s’évaluent la répartition des responsabilités des Dieux et celle des Héros. Ce tribunal de la parole évoque le procès dans lequel l’analysant consent à s’engager en investissant ce nouveau lieu tragique qu’est le divan : le sujet de l’inconscient n’est-il pas ce poète traducteur qui rend visible ce que l’image spéculaire a d’inouï, et qui, inversement, permet à cet inouï de s’incarner en tant qu’invisible dans le visible ?

À cet égard, le tribunal de la parole pose une question à tout créateur artistique : quand un sujet, en effet, s’engage dans la voie de la création, il n’est pas amené à prendre en compte, s’il est musicien ou danseur, la traduction de son acte dionysiaque dans le langage apollinien de la forme. Inversement, s’il est peintre, il n’est pas requis de dire quel est le réel invisible qu’il arrive à incarner dans une image visible.

Si cette mise entre parenthèses de la parole n’est aucunement préjudiciable à la qualité de l’acte artistique, elle pose cependant la question de la mise entre parenthèses, qui s’en déduit, de l’éthique.

Pour ne prendre qu’un exemple caricatural, que devons-nous penser de l’intense émotion esthétique qui poussait les officiels nazis à sangloter en écoutant de la musique romantique pour autant qu’à la sortie du concert, ils reprenaient aussitôt leur besogne quotidienne ?

Si la musique prend en charge un réel illimité que 1 a limite de la parole ne peut transmettre, cela signifie-t-il que l’homme saisi par la musique cesse absolument d’être sous l’ascendant de l’éthique transmise par la parole ?

C’est parce que nous pouvons supposer l’horreur dans laquelle aurait été Chopin d’apprendre, qu’aux sanglots que sa musique dispensait entre 20 heures et 22 heures, succédait la reprise tranquille d’un travail de mort, que nous pouvons dire que, si la musique n’énonce pas de façon catégorique le commandement : « tu ne tueras pas », elle implique cependant une promesse informulée.

C’est ce caractère de promesse informulée propre à la création artistique qui nous pose aujourd’hui une question.

C’est dans la mesure où ce qui spécifie le malaise de notre monde est lié à ce que le développement scientifique des techniques tend à menacer, de façon nouvelle, l’humanisation promise par la vie de la parole, que la responsabilité de l’analyste qui est de lutter, à sa façon, contre toute menace qui attente à l’existence de la parole, passe également par le fait de poser la question de la responsabilité actuelle de l’artiste en tant que, lui aussi, mais par d’autres moyens, est en résistance contre le dépérissement du verbe.

Une des façons dont, aujourd’hui, nous pouvons définir le malaise de notre civilisation, tient à ce que la nouvelle façon dont s’incarne la menace pour le logos, tient aux effets planétaires de 1 a diffusion d’un savoir d’ordre scientifique, savoir anonyme, savoir sans sujet, se traduisant par l’omnipotence d’un regard posé sur l’homme. Nous sommes regardés, de toutes parts : de l’extérieur, par l’œil lointain des satellites et, plus près de nous, par l’œil télévisuel introduisant dans l’intériorité des habitations privées, la dimension d’un savoir anonyme.

Quant à notre intériorité physique, elle est désormais sous l’œil des multiples sondes endoscopiques qui scrutent l’intérieur de nos cavités corporelles jusqu’à faire déchoir le mystère des mystères qu’était celui de notre conception : quel effet peut avoir sur l’inconscient humain le fait de savoir qu’il y a un savoir regardant sur la rencontre du spermatozoïde et de l’ovule ?

Cet œil anonyme scientifique en se substituant à l’œil divin, n’introduit plus à la culpabilité mais à un danger plus radical : celui de l’annihilation pure et simple du sujet de l’inconscient qui ne peut, en effet, avoir une chance d’exister qu’en tant qu’il demeure inconscient, c’est-à-dire insu de tout savoir extérieur. À l’œil de Dieu qui est ravageant par la culpabilité qu’il induit, car il juge et condamne, s’oppose l’œil scientifique qui ne juge pas : il se contente de savoir absolument.

La différence de ces deux regards tient à ce que le premier pousse au refoulement, cause de névrose, tandis que le second pousse plutôt à une forclusion du sujet qui, en perdant son incognito, perd son rapport à ce qui institue cet incognito, c’est-à-dire : la parole.

Le sujet qui se prête à être — non pas vu — mais regardé, ne peut plus se prêter à la parole constituante : il peut tout au plus, se prêter à une parole constituée par une société de spectacle dans laquelle il est attendu en tant que spectaculaire, c’est-à-dire non plus comme sujet mais comme Moi. S’il ne se donne pas en spectacle, il est mis en position d’être un spectateur qui, par son œil, contemple la scène d’un monde d’où il est exclu en tant qu’agent puisque son regard l’assigne à la fonction de spectateur.

Une des expressions du malaise liée à la société de spectacle s’exprime, depuis les années 20, par le discours fasciste qui dénonce un monde qui, sous le choc du matérialisme, est progressivement dépouillé d’esprit.

Que se passe-t-il quand l’extension du champ de regard laisse de moins en moins de chance au champ de la parole ? Pour autant que la parole est ce par quoi la matière est sublimée, l’appauvrissement de la parole se traduit corrélativement par l’extension de la notion de matière. Le grand danger de la perception envahissante du matérialisme tient aux types de solutions qui apparaissent pour lutter contre la matière. Notre siècle a vu apparaître le discours fasciste qui, dans son point de départ, est tentative de retrouvaille de la pureté d’une âme collective menacée par l’impureté de la matière, qu’elle soit communiste ou capitaliste.

A la solution dualiste du fascisme qui, pour abattre la rationalité des lumières, joue la carte de l’obscurité romantique, la psychanalyse fut à l’époque, comme le remarquait Thomas Mann, la seule pensée à lutter, au niveau de la pensée, contre le fascisme, pour autant qu’elle ne jouait pas, comme lui, l’irrationnel contre le rationnel mais le rationnel avec l’irrationnel : entre la clarté de la raison et l’exigence obscure de la pulsion, la psychanalyse met en évidence qu’il y a un point tiers : la parole du sujet de l’inconscient prenant en charge et les Lumières du XVIIIe siècle et le romantisme du XIXe siècle.

Sans doute n’est-ce pas par hasard que la psychanalyse naisse dans notre siècle avec la découverte par Freud du traumatisme par lequel l’infans expérimente, à l’orée de sa vie historique, le surgissement d’un regard médusant.