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Agnès Giard  / « La science n’a pas le monopole du cœur »

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Publié dans le blog de Libération « Les 400 culs »le 11 avril 2021.

Une idée répandue veut qu’en amour, tout soit question de gènes et d’hormones. C’est « prouvé », disent les savants. Dans un essai tordant, voire mordant — L’amour est une science très dure (1) — David Monnier s’amuse à jouer les objecteurs de science.

Le discours dominant sur l’amour pose que, « depuis l’aube des temps », l’homme est programmé pour répandre ses gènes dans la nature (séduire un maximum de femelles fertiles) par opposition à la femme, instinctivement poussée à choisir un mâle protecteur (capable d’assurer le service après-vente). Et si c’était faux ? Pour contester cette vision réductrice de l’amour, David Monnier, psychologue et membre du laboratoire Recherches en psychopathologie et psychanalyse (RPpsy), à l’université de Rennes, propose un livre « fait pour ceux qui en ont marre du prêchi-prêcha sur l’amour, qui sont las des conseils pour s’enlacer. Pour ceux qui ne supportent plus qu’on leur rabâche les mêmes inepties, qu’on leur rebatte les oreilles avec les banalités lénifiantes et pontifiantes sur l’amour ».

Il ne s’agit pas, bien sûr, de discréditer la science en général, mais seulement de la « remettre à sa place », c’est-à-dire de rappeler cette vérité bonne à dire que les comportements humains ne sont pas forcément rationnels et n’obéissent pas toujours à des mécanismes quantifiables. Pourquoi laisser aux scientifiques le monopole d’une parole légitime sur nos désirs ? Invitant le lecteur à ne pas s’en laisser conter, David Monnier propose de penser l’humain hors des schémas simplistes (et rassurants) qui font de nos émotions les plus intimes les résultats de causalités biologiques, évolutionnistes ou comportementales.

Sa démarche critique s’appuie sur le rire. N’ayant pas les moyens de « vérifier » les expériences ni de contester les procédures (puisqu’il n’est pas lui-même formé aux disciplines de la science dite dure), David Monnier se contente de passer les études au crible d’un bon sens assaisonné d’humour. Sa méthode consiste, dans un premier temps, à relire d’un œil caustique quelques-unes des théories les plus médiatisées de ces dernières années.

La survie de l’espèce ?!

Prenons l’étude sur « la fertilité des femmes qui rend les hommes éloquents », par exemple. Elle date de février 2012. Elle démontre que « plus la femme est fertile, plus l’homme utilise des phrases différentes et variées ». Pour les auteurs de cette étude (Jacqueline M. Coyle et Michael P. Kaschak), il s’agit de vérifier que l’homme ne fait aucun effort de séduction, sauf lorsqu’une femme est fertile. « D’ordinaire, il préfère rester entre hommes au travail ou assis sur son canapé à regarder du sport à la télé. Toutefois, lorsqu’il sent qu’elle est fertile — ne me demandez pas comment —, il fait attention à elle », résume David Monnier, qui souligne l’aspect absurde du raisonnement. Pour les savants, il semble évident que le mâle humain possède un flair inouï : il peut renifler les ovules. Bizarrement, aucune étude n’a été faite dans l’autre sens. Les femmes peuvent-elles « renifler » les spermatozoïdes ? Ont-elles la capacité de « deviner » si un homme est fertile ou pas ? Non. « Autrement dit, la moitié des humains s’en fout de la survie de l’espèce! » s’étonne l’auteur.

Homme babouin, femme louve

Poussant plus loin la critique, David Monnier s’amuse ensuite à fournir le mode d’emploi des études « scientifiques ». Dans la plus pure tradition machiste, elles accordent toutes au mâle le rôle du prédateur. Sa stratégie : « Je sème à tout vent. » Sa vocation naturelle : polygame. Incapable de réfréner sa volonté de reproduction, l’homme semble n’avoir qu’un seul but : que ses gènes envahissent le monde. Il est hypercompétitif. Quant à la femme, bien sûr, « victime de ses hormones », et (comme de bien entendu) incapable de se débrouiller seule dans la vie, elle ne songe qu’à trouver le parfait mari-papa qui saura la protéger. Le modèle implicite est celui de « la femme loup-garou », souligne le psychologue. « Au quatorzième jour du cycle menstruel, le pic d’hormone lutéinisante sert de signal, presque de réflexe, pour aller à la chasse à l’homme dominant. » Brusquement métamorphosée, la femme enfile ses plus beaux atours et — sans même s’en rendre compte — parle d’une voix plus aiguë, en faisant des gestes plus lascifs. « Elle est assimilée à un animal en chaleur », résume David Monnier, qui dénonce l’aspect profondément toxique de ces études légitimant les pires clichés.

Les savants sur le divan

Quand les scientifiques prétendent nous expliquer comment/pourquoi nous tombons amoureux-ses, ils ne font pas que nous rabaisser : ils essaient d’évacuer cette part de réalité subjective qui pourtant résiste. La vie ? Lorsque nous nous ouvrons à cette évidence — que le désir n’est pas un automatisme — les théories des pseudo-experts prennent les allures d’invocations stériles et lacunaires. Des voix intérieures, c’est « ce qui manque à la science pour être à la hauteur de ses propres espérances », dit l’auteur. Après quoi, mettant les savants sur le divan, il dénonce la pauvreté de leurs schémas. D’un côté le winner, tringlant à tout va en bon petit soldat de l’évolution ; d’un autre côté la génitrice hystérique, dominée par le besoin de « rentabiliser » ses œufs… Nos émotions sont-elles solubles dans cette conception du monde ? Est-il juste de penser que tout cela est rationnel ? Compte tenu de la surpopulation, les « logiques » génitales de l’humanité (curieusement calquées sur les principes du darwinisme social propre aux idéologies néolibérales) ne semblent guère mener nulle part qu’à l’extinction. Ce qui reflète bien la dimension mortifère de ces théories.

(1) L’amour est une science très dure, de David Monnier, éditions Apogée, 2020, 300 pp., 20 €.