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Jean-Jacques Tyszler / LE REGARD DE LA PSYCHANALYSE N’EST PAS UNE WELTASCHAUUNG 

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Texte à retrouver en édito dans la Newsletter du mois d’avril 2025 de La Fondation européenne pour la psychanalyse (FEP). Illustration Salvador Dali – La tentation de Saint-Antoine.

Weltanschauung est le plus souvent traduit par « conception du monde » ; Antschauung, c’est la vision, la représentation, le regard porté sur. Depuis Kant ce signifiant a pris beaucoup d’importance dans la pensée philosophique et au-delà. Dans ses « Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse », Freud déclara que « la psychanalyse n’est pas et ne peut pas être une conception du monde ». Il y a une force d’unification totalisante que Freud récusait absolument.

Le savoir analytique est toujours incomplet, troué et s’invente non seulement à chaque nouvelle cure, mais aussi se transforme dans l’actualité du « Malaise dans la civilisation » et dans les effets sociaux et politiques du moment de l’Histoire.

Il y a bien entendu de grands textes de Freud qui décrivent des tourments majeurs comme « L’avenir d’une illusion » ou « Pourquoi la guerre ? », mais Freud se garde bien de donner des recettes.

De la même manière Lacan inscrira le lien du sujet à la Cité dans les « discours » et préviendra de la bascule vers « le discours du capitalisme », mais il ne propose pas pour autant une généralisation de notre psychopathologie et un chemin univoque à suivre.

Le regard, notons-le, a pris peu à peu l’ascendant sur la voix alors que classiquement c’est cette dernière qui commande à l’appareil psychique.

L’image, conjoint pouvoir et autorité, pas moins totalitaire qu’a pu être la voix.

L’irruption de l’intelligence artificielle n’était pas prévue par les pionniers de la psychanalyse et nous met face à de nouveaux défis si nous souhaitons garder une place à l’inconscient : pas tout dans les algorithmes pourrait être notre devise.

Dans cette période de grandes mutations et aussi de recrudescence des incertitudes quant à l’horizon humain tout simplement, le risque pour la psychanalyse est de se faire jugement, conception du vrai et du faux, représentation du bien et du mal.

La psychanalyse a une éthique bien entendu qui fixe des limites aux jouissances, mais elle ne prétend pas établir la norme. Nous avons fait retour dans notre dernier éditorial sur « le fait clinique » et nous souhaitons y insister : le cas par cas et la clinique du transfert restent notre boussole avec cette exigence nouvelle du souci du détail dans le narratif de la clinique et de la praxis, comme réponse au scientisme ambiant et aux postures idéologiques.

Concernant des questions très clivantes comme la question des identités sexuées et du genre, nous militons pour ce retour à la clinique, à l’écoute, à l’interrogation, sans aucune Weltanschauung.

Nous ne pouvons que conseiller les écrits de nos collègues plus expérimentés sur ce terrain et les suivis effectifs ; le livre collectif dirigé par Bernard Golse et Kevin Hiridjee « Transitions de genre » donne un état des lieux avec « des réponses prudentes et nuancées », variées, mais toujours respectueuses de la parole des jeunes concernés.

Avec les guerres et la brutalisation en cours, la psychanalyse doit garder la prudence freudienne sur les notions d’identité et de communauté : un groupe analytique ne peut répondre d’une seule manière et d’une seule voix à la complexité des plis de l’Histoire.

Il nous faut accepter de rester « divisés », souvent même « déchirés ».

La Fondation Européenne pour la Psychanalyse a participé d’un beau weekend de réflexion et d’échanges sur le lien social à Bruxelles grâce à nos amis de l’Association Freudienne de Belgique.

Des journées d’étude se préparent pour Barcelone en toute fin du printemps et à Paris à l’automne.

À chaque saison sa lumière.

Ainsi va la transmission, se renouvelant sans se totaliser.

Il faut déposer le regard comme on dépose les armes, comme le rappelle Lacan.

Néanmoins nous nous devons dans le même temps garder les yeux bien ouverts sur des phénomènes de haine sociale qui s’accélèrent ; nous prévenons depuis quelques années de cette régression massive de l’hospitalité qui nous a portés vers la clinique de l’exil et de la demande d’asile.

Avant les dernières journées à Bruxelles nous avons pu participer au groupe des réels déliés de l’Association Freudienne de Belgique qui intervient sur le terrain des exilés et aussi échanger lors d’une synthèse d’équipe dans une institution au cœur de la ville, regroupant pédopsychiatrie, psychiatrie de l’adulte et psychiatrie communautaire, et recevant en nombre des personnes à la rue et/ou demandeuses d’asile.

Le regard qui se détourne de l’Autre vécu uniquement comme Étranger se rapproche de la « perte de la vision mentale », de l’anesthésie affective de la mélancolie.

Si elle n’est pas Weltanschauung, la psychanalyse n’est pas sans lien avec le désir de rester « Humain ».