Jean OURY / Intervention à la table ronde des rencontres de Saint Alban le 21 juin 2003

Textes issus des actes des tables rondes des rencontres de Saint Alban du 21 juin 2003 à partir d’un document imprimé et photocopié non sourcé. Transcription J-L Rinaldini. Illustration Madinin-Art.
J’ai un message de Pierre Delion, il est dans le Nord, à Lille. Il regrette beaucoup…. L’introduction à cette table ronde rectangulaire ; bien sûr que le thème, c’est « Création ». On en a parlé hier à plusieurs reprises dans les ateliers, etc. Mais quand on parle de « création », i1 y a un glissement, surtout dans la société actuelle, vers la « production ». Alors ça demanderait des précautions quand on parle de création, « d’art-thérapie ». Ça demanderait des précautions épistémologiques, des précautions critiques. Qu’est-ce qu’on fait là ? C’est déjà une sorte d’interrogation sur la création.
Le glissement, c’est qu’on pense toujours que la création (et ça, ça a été souligné d’une façon critique ces jours-ci) aboutit à une « œuvre ». Il me semble que dans tout ce qui s’est passé depuis des décennies, en particulier avec Jean Dubuffet que j’avais parfaitement fréquenté dans les années 1950, avec la création de l’« art brut », c’était justement de distinguer création et production. Bien sûr qu’il a exposé beaucoup de tableaux, de sculptures, etc. Il avait pu acheter un pavillon, rue de Sèvres, presque en face l’hôpital Laennec, avec un jardin, trois étages. C’était plein d’objets extraordinaires. Il disait bien qu’il ne fallait pas que n’importe qui vienne visiter ça. Il y avait un mot de passe. Il ne voulait surtout pas que les types d’en face, de l’école des Beaux-Arts viennent là, pour copier, on ne sait jamais ! C’était pour éviter ce glissement : d’identifier « œuvre » et « création ». En septembre 1950, c’était le premier congrès international de psychiatrie, à Paris. C’était Henri Ey qui l’avait organisé. J’étais allé visiter avec Dubuffet, à Sainte-Anne, une exposition « d’art psychopathologique ». On est sorti de là, furieux ! C’était un mélange, n’importe quoi ! Sacro-sainte spontanéité ? Si un fou crache en l’air et qu’on prend une photo, c’est une œuvre extraordinaire ! Je veux bien ! Mais il faut bien distinguer le travail de Cézanne, de Braque, de Giacometti, de Van Gogh. Au niveau du style, ce n’est pas pareil que le travail d’un schizophrène. Mais au niveau de la « création », il n’y a pas de différence. Je me méfie quand je vois quelqu’un et que je lui demande : « Alors, qu’est-ce que vous faites ? » et il me répond : « Je suis artiste ! », ça me fait rigoler ! Moi aussi, je suis artiste ! D’autre part, on dit que ce travail est quelquefois indispensable au psychotique, pour se « reconstruire ». Mais ce n’est pas si simple.
On a fait une monographie sur Forestier, sur Amal, c’est extraordinaire, dans les Cahiers de l’Art brut. Arnal était un « paraphrène fantastique », une sorte de psychose hallucinatoire. Il voyait des « cés ». Et alors, il ne voulait surtout pas toucher aux crayons, etc. Mais comme je le voyais souvent et qu’il m’avait à la bonne (Lacan dit : un transfert positif, c’est d’avoir l’autre à la bonne), il a accepté de dessiner. C’étaient des instruments de ferme. Des animaux, etc. Quand Dubuffet a vu ça, il a trouvé ça extraordinaire. Mais je suis parti quinze jours et quand je suis revenu, j’ai dit à Amal : « On continue ? » et il m’a dit : « Pas question, c’est trop dangereux pour vous, parce qu’au bout du crayon, il y a une énergie qui sort ! » C’est ce qu’il appelait des « cés », c’est-à-dire des êtres qui s’infiltrent partout. Il y a plein de « cés » : sous les jupes des femmes. Par la fenêtre, par le ciel, les « cés » vous détruisent complètement. Et alors, quand on fait ça, ça passe par le crayon. Il n’a dessiné qu’un mois. Et ses dessins, il s’en foutait complètement ! Alors, j’ai donné ça à Dubuffet. Il était très content. On a mis ça rue de Sèvres. Ça, c’est de la création ; une création en rapport avec quelque chose de l’ordre non pas d’une relation, mais d’une dimension subtile qui est de l’ordre du transfert, même au niveau de la paraphrénie fantastique. Pour ouvrir une porte, il faisait des danses magiques extraordinaires. Quand on parle du seuil, ce n’est pas rien, un seuil ! Il était très habile, il avait un QI supérieur ! Eh bien, ça, c’est la création. Mais pratiquement, ces dessins-là, comme la plupart des œuvres dans les prisons, dans les hôpitaux, dans les asiles, c’est foutu à la poubelle, on s’en fout complètement ; et c’est détruit. Tant pis, tant mieux, mais ça aurait pu faire la même chose. Heureusement qu’il y avait Dubuffet qui, lui, n’était pas pour le présenter comme « œuvre ».
Alors, il me semble que ce glissement de cet acte de création vers l’œuvre, qui est rapidement un objet, entraîne malheureusement, sur le plan mondial, le risque que ça devienne une marchandise. On est tous des « produits ». Il n’y a pas que dans les grandes surfaces. On dit maintenant : « Alors, comment va votre produit ? ». On se retourne, c’est le petit gosse de deux ans, c’est un produit ! Bientôt, les spermatozoïdes seront des produits, ça va valoir cher ! Tout est produit. Alors forcément, un dessin, une œuvre, une sculpture, alors là ! Et alors maintenant, il y a déjà des essais de prix, d’estimation, de circulation. Or, il y a d’autres personnes qui créaient des trucs comme ça. La pire des choses, c’est de dire : « Ah, ça m’intéresse ! ». L’intérêt, c’est un mot obscène ! « Pourquoi tu fais ça ? » « Ça m’intéresse ! » Oh là, là ! Si on lui dit : « Ça m’intéresse, c’est tellement bien, ce que tu fais, on va pouvoir exposer, justement il y a une occasion, il y a une galerie ! ». Dès fois, c’est mortel, c’est suicidaire… Il faudrait développer ça bien sûr.
Juste trois minutes pour développer : si on fait vraiment de la psychothérapie institutionnelle qui n’existe pas comme disait Tosquelles c’est obligatoire de faire une « analyse institutionnelle » permanente, de savoir ce qu’on fait, avec quoi, avec qui, comment. C’est l’analyse du système, de l’établissement, des rapports entre les institutions et l’établissement, tout en sachant très bien que ce qui est en question dans l’établissement, ce n’est pas les rapports entre l’établissement et les infirmiers, ça s’est fétichisé ; c’est le rapport entre l’établissement et l’État, ce que j’appelle le « blissement de l’État ». C’est là que se situe un processus aliénatoire, d’aliénation sociale, qui n’est pas l’aliénation psychopathologique. Alors, si on ne travaille pas ça, on est dans l’imposture. On croit qu’on fait de l’art-thérapie, qu’on est psychanalyste, mais ce n’est pas vrai ! On est complice de ce qu’on n’a pas analysé dans le rapport de base. Il y a un texte remarquable que m’avait envoyé il y a longtemps un professeur de l’Université de Aarus, du Danemark, Niels Egebak, sur « La question du travail chez Marx ». Ce n’est pas du tout ces âneries de beaucoup de marxologues ou de débilités staliniennes et autres. Il s’agit d’analyser la logique de la production : il s’appuie sur des textes de Georges Bataille qui distinguait « économie générale » et « économie restreinte ». L’économie restreinte, c’est l’économie capitaliste : la force de travail incarnée dans le travailleur, l’objet fabriqué qui devient marchandise, pris dans le cycle de production : et la consommation, faisant partie du cycle de production, dialectiquement… Tout ça est très bien décrit par Marx, ce n’est pas dépassé. Mais notre travail n’obéit pas à ça. On le voit très bien au niveau de la « pathologie du travail », chez Christophe Dejours et d’autres. Il y a ce que Bataille appelait « l’économie générale ». Ceci reprend une réflexion de Marx lui-même quand il a fait les brouillons du « Capital », dans les « Grundriss » en 1857. Il avait repris la logique négative de Hegel, n’en déplaise à Engels, pour refonder la logique du travail. Il avait dit que pour éviter de glisser vers I’onto-théologie, il est nécessaire de montrer que pour qu’il puisse y avoir un travailleur exploité, il faut bien qu’il y ait un travailleur incarné, une force de travail vivante qu’il avait appelée, par rapport à l’économie restreinte, un « travail négatif’, c’est-à-dire un travail non mesurable, inestimable. Or, le champ dans lequel on travaille : psychiatrie, éducation, psychologie, montrent bien que l’efficace n’est pas « l’exactitude », mais la « vérité ». Freud, Lacan et bien d’autres le soulignent constamment et la vérité, ça ne se mesure pas ! Par exemple, voyez l’importance d’une parole, d’un sourire ; d’un geste, du transfert, du désir, de la pulsion. Tout ceci se passe au niveau de ce que Georges Bataille nomme « l’économie générale ». Et Marx lui-même avait vu ça. C’est discuté par Bataille, mais aussi par Jean-Joseph Goux. L’économie générale est le lieu du « Spiel » (le « jeu »). Et Marx décrivait le jeu au sens presque winnicottien. C’est-à-dire que c’est au niveau de ce qui se passe, du non mesurable, qu’il y a de l’efficace. Et cette « économie générale » n’est pas reprise dans un processus mondialiste de production, etc. Or, l’aliénation en question, on la voit agir au niveau des musées, des expos, surtout sous les modalités d’user des trois formes d’aliénation dont l’objectivation, qui a été reprise très bien par Lukacs par « réification », ou par Sartre par « chosification ». La pire des choses, en effet, c’est de « chosifier ». Or, il se trouve que la création, au niveau psychotique, touche quelque chose de basal. Rappelons que Tosquelles a fait un travail magnifique dans sa thèse de 1948 sur « Le vécu de la fin du monde ». Il décrit parfaitement tout ça : cette catastrophe existentielle et cet effort de reconstruction, même sur un mode délirant. C’est cette reconstruction qui obéit à une certaine logique de l’économie générale.
Juste un mot : j’aime bien répéter tout un développement qu’avait fait un philosophe allemand, qui est mort à 101 ans, Georges Gadamer, dans « Vérité et méthode ». Il disait : « création », c’est la même étymologie que « croissance ». Création et croître. Et un petit gosse qui grandit, il est auto-créateur de lui-même.
… Bien sûr qu’il faudrait prolonger la conversation… Juste un petit mot de ce que je n’ai pas dit du « hasard objectif », hier. C’est à propos de ce petit livre, compte-rendu partiel des journées de Waterloo en mai 1972, organisées par Jean-Pierre Lebrun. Beaucoup de gens étaient venus : Tosquelles, Félix Guattari, Jacques Schotte, des représentants de Maud Mannoni, etc. Eh bien, ce petit livre que j’avais rouvert par hasard il y a trois jours, Roger Genlis le retrouvait en même temps dans une espèce de brocante ! C’est assez extraordinaire ! J’avais même oublié que c’était Jean Pierre Lebrun qui avait organisé ces journées. Je l’ai lu en venant en voiture ; heureusement que je ne conduisais pas ! C’était Michel Lecarpentier le chauffeur. Alors, j’ai lu à haute voix cet article extraordinaire de Tosquelles… Maintenant, on ne peut pas reprendre tout ce qui a été dit par Jean Pierre Lebrun. Il a parlé, me semble-t-il, de la réalité. Je ne sais pas s’il a vraiment articulé ça avec le réel. Il faudrait développer.
D’autre part : on est dans la modernité ? On croit que l’histoire, ça se développe. Ça fait partie de la consommation : “C’est nouveau !”. Ça me fait penser à des trucs qu’il ne faut jamais oublier : une petite phrase, notée ces jours-ci, d’un petit livre que j’ai lu en diagonale, car je n’ai guère le temps, un petit livre tout à fait modeste qui s’appelle “J’ai pas pleuré”, de Lida Grinspan, recueilli par Bertrand Poirot-Delpech (éd. Robert Laffont). C’est une jeune fille de quatorze ans qui a été arrêtée par les flics français pendant l’Occupation, qui l’ont envoyée à Auschwitz. Elle raconte, car elle est revenue. Un mot apparaît, en grec et en hébreu, le mot » Zakkor ». Ça veut dire à la fois « Tu te souviendras » et « Tu n’en finiras pas de raconter ». Je ne vais pas vous lire ça, mais à St-Alban je dirais « Zakkor », pour raconter Tosquelles. À la limite, ça suffirait de lire ce qu’il racontait à Waterloo, ça n’a pas bougé d’un poil. Il n’y a pas « d’histoire » là-dedans ! Le post-modernisme, c’est la consommation… C’est là qu’il faut distinguer la réalité et le réel. C’est peut-être une dimension, une position, on pourrait presque dire d’une façon un petit peu grandiloquent, plus dionysiaque qu’apollinienne ! Il y est relaté une discussion sur le mot « transcendance ». À propos du dernier livre de Deleuze et Guattari, « Qu’est-ce que la philosophie ? », je me souviens que Félix m’avait demandé de venir avec lui pour présenter ce Livre dans une grande salle du château de Blois. Mais il n’a rien dit, c’est moi qui ai parlé. Il y avait là des « professeurs » de philosophie. Ils hochaient de la tête, et comme Félix ne disait toujours rien, j’ai parlé d’autre chose. Là-dessus, les gens ont applaudi ! Mais Félix est mort quelques mois après. On n’a pas eu le temps de discuter. J’aurais bien voulu que Félix et Deleuze m’expliquent leur parti-pris pour le mot « immanence ». Moi, je suis pour la transcendance, au sens où Maldiney parle du « transpassible ». La transcendance c’est ce qu’il y a de plus concret, c’est là. S’il n’y a pas de transcendance concrète, alors ! ? On en a parlé dans l’histoire de St-Alban tout à l’heure : il y a eu un moment où il n’y avait vraiment aucune transcendance concrète…
Je suis donc pour la transcendance. Comme le disait Tosquelles dans ce petit article : ça ne commence pas par la tête, mais par les pieds ! Savoir où on met les pieds. On laisse des traces ; et on sait bien que c’est à partir des traces qu’il y a du symbolique, à condition qu’on fasse fonctionner la « pulsion de mort », la vraie, pas la destruction ; c’est-à-dire d’effacer les traces pour qu’advienne le signifiant, pour en arriver à l’inscription…
Pierre Delion aurait bien voulu venir, de même Michel Balat, de Perpignan. Juste un mot : on a dit la mort de Bonnafé, mais aussi la mort de Gérard Deledalle. Ses obsèques, c’était lundi dernier. Gérard Deledalle, c’est le grand maître de la sémiotique qui a introduit Peirce en France, à Perpignan, et qui a formé Michel Balat. S’il avait pu venir, Michel Balat nous aurait parlé de « l’inscription ». L’inscription au sens de Peirce, ce à partir de quoi on pourra écrire, parler. Mais l’inscription, c’est extrêmement fragile. Et dans l’univers mondialisé actuel, l’inscription disparaît. Mais ce n’est pas tout à fait nouveau. Mais je me disais : pourquoi ne pas reprendre, au sens théologique et spinozien, le terme « conatus », c’est-à-dire cet effort pour persévérer dans l’être. Cet effort pour persévérer, c’est un peu la position de Marcel Gauchet. C’est une autre affaire : il faudrait demander au camarade Jean Ayme ce qu’il en pense au point de vue politique.
De même, il faut revenir sur la distinction entre collectif et collectivité. Il faudrait en discuter, il faudrait du temps, avec Pierre Babin et compagnie (Pierre Babin a joué un rôle important dans « IL, donc »). Rediscuter pourquoi j’ai introduit, pris des distances à propos du « collectif’, pour le distinguer et de Sartre et de Bonnafé. La notion de collectif, pour moi, c’est indispensable, c’est un opérateur abstrait (Je m’appuyais sur Saumjan, un linguiste de Moscou…) C’est un opérateur collectif qui essaie d’articuler ce qui se présente souvent comme chosifié. Au niveau de l’établissement, avec ce qui se passe dans la vie quotidienne, organisée par les clubs, les institutions, les processus d’institutionnalisation. Le collectif est donc une « machine abstraite ». Ce n’est pas une collectivité. Quant au rôle de l’établissement, c’est relatif, parce que souvent., c’est un piège. On dit « C’est l’établissement. etc. » ; et là-dessus, mobilisation des revendications syndicales contre l’établissement… Or, l’important, c’est ce qui se passe entre l’établissement et l’État. Il y a donc une double articulation, comme pour les instances surmoïques, souvent sordides, obscènes, dans les établissements actuels. Vous savez bien l’augmentation des cellules, des « contentions ». Il y a une centaine de mille lits de fermée depuis 1970 ! Les psychotiques dans le métro, dans les prisons, etc. Vous connaissez l’affaire ! Tout ceci est dû à une non-réflexion sur la transcendance concrète d’une part, et le glissement vers une sorte de « marginalisme », une espèce de critique d’un pseudo-Marx, etc. Il s’agit de réarticuler, d’y repenser constamment, et alors c’est toujours nouveau. C’est ce que disait très bien Lacan en reprenant Freud : on est dans la « répétition » ; mais la répétition, c’est toujours nouveau, ce n’est pas le ressassement, ce n’est pas quelque chose qui a déjà été, ça ne s’est jamais réalisé. Peut-être que ça allait se faire ! Et on est là pour que ça se fasse. On est dans la répétition. Mais pour qu’il y ait répétition, il faut pouvoir dire « non ». L’importance du « non, c’est-à-dire l’importance sur un plan métapsychologique, de la pulsion de mort, la vraie, pas de la destruction. C’est-à-dire la pulsion par excellence et qui permet de dire « non » et de passer au signifiant. Il faudrait reprendre tout ça, il y a eu quelque chose.
Là qu’il faudrait aussi reprendre, avant tout le développement sur le Lien social.
Comment se faire reconnaître par les autres pour éviter les pièges de cette hiérarchie de guignols ?
La hiérarchie ; c’est ce qui nous reste de l’animalité : plus il y a de hiérarchie, plus on est proche de l’animal ! Pour lutter contre l’animalité, il faut passer outre. Il y a des collectivités d’animaux, de fourmis, de termites, etc. On en parlait souvent avec Horace Torrubia. On disait par exemple que dans des collectivités, il y a un tas de types qui ne foutent rien, ce que j’appelle les « ça-va-de- soi ». Mais dans une fourmilière, il y a 20 % de fourmis qui ne foutent rien ! Tu les repères, tu les enlèves, et huit jours après, tu regardes : il y en a toujours 20 % ! Donc c’est une nécessité de structure ? Et la structure, c’est ça ? On doit pouvoir travailler avec ça, il ne faut pas se décourager, il faut être modeste ! Et c’est pour ça que j’avais introduit d’une façon grandiose la « fonction moins un », juste ment pour introduire la dimension analytique vraie. Ça existe. La psychanalyse ce n’est pas simplement ce qui se passe dans la psychanalyse commerciale, c’est-à-dire dans un bureau avec un divan et un fauteuil, dans le confort, comme disait monsieur Périer ! Je ne suis pas pour le confort. Et avec les psychotiques, ce n’est pas le confort. Pour pouvoir justement tenir dans cette dimension foncièrement analytique, ça demande une théorisation bien plus terroriste que n’importe quoi ! C’est là que pour être concret, il faut théoriser encore bien plus, il faut inventer des trucs. Et alors, la place même de la fonction psychanalytique dans la collectivité nécessite une réflexion, ce que j’ai appelé une « fonction moins un » : c’est-à-dire que tout en étant là, il y a une dimension symbolique qui est le répondant singulier de quiconque. Car le paradoxe d’une collectivité, c’est que, malgré le grand nombre, on doit s’occuper de chacun dans sa plus grande singularité, dans la plus grande distinctivité des autres. C’est un paradoxe. On est obligé de vivre dans les paradoxes. Et la fonction institutionnelle, l’institutionnalisation c’est faire des échanges pour qu’on puisse justement… etc., etc. Je passe.
Encore quelques minutes ! Mais il y a quelque chose, là, qui m’avait semblé intéressant pour éviter justement cette sorte de glissement vers une hiérarchie qui est oppressante, toujours par nécessité. S’il y a quelque chose d’important dans la « psychothérapie institutionnelle », c’est de pouvoir établir une véritable hiérarchie. Je suis pour l’hyperhiérarchie ! Que tout un chacun doit pouvoir être un absolu, d’imposer le respect… Ici, à St Alban, j’étais très proche de Forestier, de Arnal, (pour ceux qui les ont connus), de Mlle Sirvens… Très proche, en communication, de croyance. Je suis un croyant, je suis d’une naïveté absolue, je crois tout ce qu’on me dit ; mais, par contre, je ne suis jamais convaincu ! Alors, quand je rencontre un type délirant, pour que ça marche, j’y crois ; et il croit que j’y crois ; et à ce moment-là, il me parle. Comme le dit Maldiney, c’est se mettre « dans le paysage » de l’autre. Il est alors convaincu de ce qu’il dit, mais moi, pas du tout ! C’est faire la distinction analytique, introduire le « moins un » par ce biais-là.
Et c’est une façon de poser le transfert. On croit que le transfert, c’est de rencontrer l’autre ; mais on pourrait presque dire que le transfert, ce n’est pas du tout chaleureux, surtout au niveau psychotique. J’avais introduit une notion, pour essayer d’exprimer ce que c’est que la dissociation schizophrénique, celle de « transfert dissocié ». Ceci s’articulait avec ce que disait Tosquelles à propos des « investissements multi-référentiels » partiels, qu’on ne connaît même pas. En effet, ce qui compte pour quelqu’un, souvent on ne le sait pas. On s’est aperçu, par exemple, qu’une fois, c’était un chat ! Un schizophrène allait dans un atelier de poterie ; on s’est aperçu qu’il y allait pour voir le chat qui était sur le radiateur ! C’est là qu’on a parlé de « psy-chat-nalyse » ! Mais quelquefois, on ne sait pas ! Par exemple, un sourire qu’on a fait, qu’on ne sait même pas qu’on l’a fait, qui joue un rôle extraordinaire. Alors, dites à ces « arpenteurs » des évaluations, de l’accréditation : « Combien ça vaut, un sourire ? » Et pourtant, c’est efficace ! C’est ce que disait très bien Lacan : l’interprétation, ce n’est pas faire un blabla en disant : « Je vais expliquer, ta grand-mère, ton cousin Gaston… , ce n’est pas ça. C’est souvent en dehors de la séance analytique. Heureusement qu’on prend le train pour aller en analyse, on a l’occasion de rencontrer quelqu’un ou une phrase ou un livre, et « Ah ! », à ce momentlà, tout prend un autre sens, parce qu’il y a un processus de transfert engagé. Si on traduit ça sur le mode psychotique, on voit que c’est bien plus complexe, partiel en même temps, et c’est sur ce fond-là qu’on peut mettre en question : qu’en est-il du collectif ? Et qu’en est-il de la lecture qu’on peut faire de véritables acting-out, pour que ce ne soit pas des passages à l’acte ?
Je vais m’arrêter bientôt. Un dernier mot. Très important. Il faudrait reprendre des choses essentielles, métapsychologiquement : par exemple le refoulement originaire, Unverdrangung. C’est essentiel pour qu’il y ait une structure. Et c’est justement ça qui, dans la psychose, est touché. Je dis souvent que le refoulement originaire, c’est le lieu de l’oubli. Et quand il y a de l’oubli de l’oubli, quand il y a une fuite d’oubli, une fuite du vide, c’est ça la psychose. Et à ce moment-là, tout se détraque. Lacan parle de la métaphore primordiale qui est au niveau du refoulement originaire. Et quand il y a une fuite à ce niveau-là, c’est la psychose. Or, c’est ça qui est en question : comment pouvoir maintenir des bribes, non pas de construction, mais de ce qui permet qu’il puisse y avoir, même cinq minutes par an, une certaine émergence. C’est à ce niveau-là que ça se travaille.
Juste un mot pour finir, des citations, des petites phrases qui me plaisent, que j’ai rencontrées par hasard. Tout le monde connaît celle-là, pour distinguer le comment et le pourquoi. Tosquelles insiste sur le comment, peut-être qu’il s’appuie sur Kierkegaard : «Le comment, c’est éthique. Le pourquoi, c’est esthétique». Il faudrait développer ça. Et ça, d’Angelus Silesius, repris aussi bien par Heidegger que par Lacan ou Maldiney, etc. : « La rose est sans pourquoi ». Ça, c’est pour les technocrates. Maintenant, une phrase reprise par Blanchot, de Supervielle, qui est magnifique : « Mais avec tant d’oubli, comment faire une rose ? » Puis une phrase classique, souvent citée par Maldiney, de Paul Klee : « L’œuvre est chemin ». Il faudrait développer ça dans les ateliers. C’est « l’absence d’œuvre ». Et puis alors une petite phrase, terrible, d’un peintre extraordinaire, Bram Van Velde, ami de Beckett : « Dire le rien, c’est la misère ».