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Marta Benenati / « Enfant » comme acte de lecture

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Texte traduit de l’espagnol à retrouver sur le site EN EL MARGEN publié le 14 février 2025. Illustration: photographie de HENRI CARTIER-BRESSON (1908-2004), Séville, Espagne, 1933. 

Marta Benenati. Psychiatre et Psychanalyste à l’Hôpital de Niños Ricardo Gutiérrez CABA, Buenos Aires. Coordonnatrice du secteur d’interconsultation au sein de l’Unité de Santé Mentale du HNRG. Intéressée par la pratique clinique avec les enfants et l’intersection de la science et de la psychanalyse.

Comme on disait jadis, le témoignage le plus véridique ignore le plus ce dont il témoigne. 
Pascal Quignard, Le Lecteur. Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1976.

Dans ce bref écrit, je souhaite partir du postulat suivant : l’Enfant en tant que concept est le produit d’un acte de lecture

L’idée d’enfant n’est pas ontologique. La prémisse à développer surgit comme conséquence de l’écoute dans les milieux psychanalytiques hospitaliers et autres milieux « psychiatriques » en général, où il existe une tendance à justifier l’idée de l’enfant, perdant ainsi la valeur d’un produit, d’une construction, dans le domaine de la clinique psychanalytique. Cette « substantialisation » que je crains de trouver ne correspond pas — ou pas nécessairement — ​​à des difficultés théoriques comme l’insolvabilité de l’auteur, mais plutôt, et c’est mon hypothèse, qu’elle dénonce les graves difficultés que présente aujourd’hui l’acte de lire. Si l’on peut définir la sédition comme le soulèvement des passions, peut-être qu’en ces temps vertigineux et intemporels, nous, lecteurs, sommes un peu dépassionnés. L’idée d’un enfant associé à des troubles du comportement, la biographie comme recteur de ces troubles, la possibilité que les neurotransmetteurs les définissent, la « protocolisation » de la pratique médicale, l’utilisation de tests pour diagnostiquer des entités, etc. C’est-à-dire une « enfance ontologique » au-delà des facultés qui investissent cet être devient un grand obstacle lorsqu’il s’agit de lire. 

On peut encadrer l’idée de l’enfance dans le parcours déjà bien connu de Philippe Ariès L’Enfant et la vie de famille sous l’Ancien Régime. Dans ce merveilleux livre, Ariès développe l’émergence du concept d’enfance : il le situe comme ayant émergé à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, et le relie à des questions telles que la formation d’espaces privés, l’interdiction du cododo, l’amélioration des soins de santé avec des taux de survie accrus pour les nourrissons et les nouveau-nés, les changements de vêtements, l’apparition des noms des enfants décédés sur les tombes de leurs parents et plus tard sur leurs propres tombes, etc. Il articule ces questions avec l’émergence de l’idée d’État et, par conséquent, avec la nécessité de peupler les territoires qu’il couvre ; selon lui, l’enfant était établi comme une promesse du futur citoyen. Il fallait donc soigner l’enfant, le nourrir et l’éduquer. En lisant Ariès, Jorge Fukelman dit : parce qu’il y a des écoles, il y a des enfants. Un lieu s’établit et le concept se précipite. Il affirme également que « le jeu précède l’enfant ». 

Il est à noter qu’il y a 117 ans, dans la conférence du 6 décembre 1907 : « Le poète et la fantaisie », Freud se demandait s’il ne fallait pas chercher des traces d’activité poétique dans l’enfance, il comprenait que l’activité la plus sérieuse de l’enfant est le jeu, il définissait que le jeu est commandé par un seul et grand désir : le désir d’être grand et adulte. Il prévient en outre que le contraire du jeu n’est pas le sérieux, mais la réalité effective. Dans le domaine de la réalité, il n’y a aucune possibilité de construire des métaphores. En ce sens, réalité effective et jeu s’opposent. Jeu qui précède l’enfant et jeu pour être adulte. La question de ce que signifie être grand aujourd’hui persiste. 

Je pense que nous pouvons supposer qu’être adulte aujourd’hui n’est pas la même chose qu’être adulte à l’époque victorienne, compte tenu de l’organisation du travail, de l’usine, de l’école, de l’idée de la famille nucléaire moderne, qui est également unie à la formation des États.  

Au XXe siècle, Auschwitz a commencé la consolidation de l’État d’exception comme habitat du souverain et production de vie nue. Même au risque de trop condenser, puisque nous sommes tous potentiellement une vie nue dans la logique de production du camp de concentration, le détachement que j’évoquais au début pourrait être un effet d’une telle perte d’humanité. Nous pouvons, dans la logique concentrationnaire, lire sans lire, c’est-à-dire lire sans désirer, sans mettre en jeu le manque dans l’Autre, un manque qui commande et soutient la position de l’analyste et l’acte de lecture comme tel. 

Qu’est-ce que la lecture pour les cliniques psychanalytiques? À titre d’hypothèse, je soutiens que la lecture, dans la mesure où elle met inévitablement en jeu le manque de l’Autre, est liée à l’écriture.   

Fukelman place le jeu en relation avec des fantasmes inconscients et inoffensifs, tandis que la sexualité et la mort restent en dehors de la scène ludique, une scène sur scène où « allez, nous étions » dénonce un manque d’être et une temporalité soumise à l’amnésie infantile parentale. Elle définit le jeu comme un miroir dans lequel le sujet se voit enfant. Elle situe le réel, le symbolique et l’imaginaire comme registres structurants de la scène ludique et considère nécessaire la lecture significative des marques symboliques qui autrement resteraient attachées au corps comme le masque à la peau[1]. Je pense, avec cet auteur, que ce sujet, pour se réfléchir en tant qu’enfant, appelle une lecture qui concerne l’Autre, qui correspond à l’Autre. Lecture qui se fait avec la matérialité du jeu. L’acte de lire est nécessaire pour que l’enfant ne montre rien d’illisible même avec son corps. Jeu, mise en scène nécessaire, structure qui soutiennent la lecture possible de l’enfant comme sujet là.

Afin de penser le lien entre lecture et écriture, je m’appuierai sur la conceptualisation que Pascal Quignard a faite du roman[2]. Cet écrivain reprend certaines définitions des Romains, par exemple d’Albucius Silius la notion selon laquelle le roman est l’autre genre, c’est le genre dégénéré, c’est-à-dire sans genre. D’après Ovide, le roman est la fissure dans le mur de la Tour (de Babel) qui provoque son effondrement, c’est ce qui fissure le symbolique (je comprends qu’ici le symbolique concerne le sens, le champ de la Connaissance). Genre dégénéré, sans genre et effondrement, fissure du symbolique. L’auteur dit que lorsqu’il écrit un roman, il construit une intrigue d’une part et un thème d’autre part. Dans le contact entre les deux, un autre élément surgit, un troisième, qui (et c’est la partie précieuse) est crypté, il est inconnu. L’inconnu apparaît comme un court-circuit qui se déchiffre involontairement tout au long de l’écriture de l’œuvre. Quignard place la composition musicale comme une autre étape, simultanée à l’écriture, dans laquelle dialoguent le thème et l’intrigue. Une intersection précieuse entre le son et l’écriture, ainsi que l’apparition involontaire du crypté, de l’inconnaissable, de l’insignifiant qui anime le développement de l’écriture. Dans son discours, Quignard affirme : «écouter, c’est écrire». 

Dans son roman Le Nom sur le bout de la langue, cet auteur fait référence à un souvenir d’enfance qui persiste dans sa mémoire : 

«Ma mère était toujours assise au bord de la table de la salle à manger, dos à la porte de la cuisine. Soudain, elle nous ordonnait de nous taire. Son visage se levait. Son regard se détournait de nous, perdu dans le vide. Sa main se tendait au-dessus de nous dans le silence. Maman cherchait un mot. Soudain, tout s’arrêtait. Soudain, plus rien n’existait. Perdue, distante, elle essayait, le regard fixé sur le vide, scintillant, d’extraire du silence le mot qu’elle avait sur le bout de la langue. Nous étions nous-mêmes au bord de ses lèvres. Nous étions aux aguets, comme elle. Nous l’aidions par notre silence — de toute la puissance de notre silence. Nous savions qu’elle ramènerait le mot perdu, le mot qui la désespérait. Elle appellerait de loin, hallucinée, sa masse oscillant dans l’air. Et son visage s’apaiserait. Elle le retrouverait : elle le prononcerait comme une merveille. C’était une merveille. Chaque mot retrouvé est une merveille.»

Quignard retrouve dans la mémoire de l’oubli cet instant de manque dans l’Autre, incarné dans sa mère, qui a enduré lalangue, la langue maternelle ; et la joie, l’émerveillement du retour du refoulé dans la nouvelle énonciation. Quelle musique aurait joué dans votre enfance à votre retour de l’oubli ? 

Cet écrivain est né en 1948, trois ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans une ville normande en ruines, selon son propre récit. C’est de cette langue ruinée, berceau de cet enfant silencieux, qu’il écrit. Cet écrivain de romans dégénérés oppose catégoriquement, depuis cette habitation des ruines, le récit au roman. Le récit (c’est-à-dire le sens supposé atteint) est mis au service des intérêts des États. 

Écouter c’est écrire. La lecture décrypte la voix de lalangue dans la mise en acte du manque dans l’Autre, permettant à Quignard de passer du souvenir du son du silence à l’acte d’écrire. 

Je prends ce texte dans sa valeur de métaphore, représentative du manque d’être nécessaire à l’enfant, en tant que sujet qui joue, pour se produire comme acte de lecture de l’Autre.

Comment habiter les ruines ? Je reviens à Lacan, quelque chose par rapport à lalangue. Dans le dernier cours d’Encore (26 juin 1973), Lacan affirme que lalangue, la langue dite maternelle, sert à d’autres choses, pas à la communication.[3] Lacan dit là encore que l’inconscient est structuré comme un langage. Il affirme également que « le langage est ce que nous cherchons à connaître concernant la fonction du langage ». L’une des choses dont nous souffrons à notre époque de nudité est l’illusion qu’il est possible de communiquer, d’accomplir ce qui est dit. Dans cet acte illusoire de tout dire, d’atteindre un sens, la lecture devient impossible.

Je comprends, en suivant Lacan à travers ce séminaire, qu’à travers l’usage du langage nous apprenons la fonction de la langue maternelle. D’où l’importance de la valeur de la lecture comme ce qui nous permet de construire l’idée d’un enfant comme exercice de lalangue. 

Si « écouter c’est écrire », il est nécessaire pour la personne en position d’analyste de soutenir ce manque nécessaire à la circulation du sens. Si l’on revient à la notion de roman proposée par Quignard, on peut conjecturer que la circulation du sens met en jeu la fissure dans le mur de la tour de Babel. Ainsi, l’acte de lire peut être cette fissure qui, dans le jeu, perce la fissure dans le mur.

« Que signifie “ceci est un mot” ? » Une question que Fukelman s’est posée tout au long de son expérience, une question qui nous concerne en tant que psychanalystes, lecteurs des fissures. L’enfant est un mot, et en tant que tel, il n’est pas sans l’Autre. Nous vivons à une époque où tout est dit selon un algorithme établi par des multinationales, et où règne l’illusion que Google pourrait répondre à nos questions. Alors questionner ce qu’est un mot aujourd’hui est impératif et prioritaire ; c’est la position éthico-politique que nous, analystes, tentons actuellement de maintenir, non sans difficultés et tensions. 

Références bibliographiques

Freud, Sigmund. « Le créateur littéraire et la fantaisie », dans Œuvres complètes vol. IX. Éd. Amorrortu.

Fukelman, Jorge. Entrée dans le jeu, séminaire au CPC. Groupe d’édition Lumen.

De Gainza, Paula et Lares, Miguel. Conversations avec Jorge Fukelman. Groupe d’édition Lumen.

« Essai et critique de la psychanalyse », rapport sur Jorge Fukelman.

Ariès, Philippe. L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. Maison d’édition Cuenco del Plata.

Remerciements de l’auteur à Viviana Garaventa, Gabriela Odena et Agostina Taruschio pour leur lecture attentive et leur généreux soin éditorial. À Martina La Cava, pour sa correction syntaxique et grammaticale. À Valeria Tobar, pour sa volonté de lire les ruines avec moi et de collaborer à cet article.


[1]  J. Fukelman a commenté à plusieurs reprises que Marcel Marceau (aussi connu comme « le poète du silence »), un mime français exceptionnel, avait l’habitude de mettre alternativement le masque de la Comédie et de la Tragédie sur son visage, augmentant la vitesse en changeant l’un et l’autre jusqu’à ce que les deux restent collés à sa peau.

[2]  Pascal Quignard, conférence sur : « Qu’est-ce qu’un roman ? » Master en écriture créative de l’Université nationale de Tres de Febrero, octobre 2024.

[3] « […] ce que j’appelle lalangue. Lalangue sert à de toutes autres choses qu’à la communication. C’est ce que l’expérience de l’inconscient nous a montré en tant qu’il est fait de lalangue, cette lalangue dont vous savez que je l’écris en un seul mot pour désigner ce qui est notre affaire à chacun à l’égard de ce qui, pour nous, est la langue, la langue dite maternelle, et pas pour rien dite ainsi. »