jean-louis rinaldini / David Cronenberg et le corps : l’obsession du vivant

Illustration : Photogramme d’un très court montage réalisé par Caitlin, la fille de Cronenberg qui met en scène la rencontre de David Cronenberg avec son cadavre.
« La première preuve de l’existence humaine c’est le corps pas l’esprit »
David Cronenberg. Propres mots du cinéaste tenus dans une interview pour Les Inrockuptibles en 1996.
Ce serait un truisme que de vouloir démontrer la centralité du corps dans la majorité des films de Cronenberg, tant ce corps vire à l’obsession, tant le corps est transformé, malmené, exploré, violenté, dans l’espoir d’en exulter le principe de vie que représentent la chair et l’organe.
« Chez moi, tout part de la fascination pour le corps. Je dois l’examiner, le forcer, y enfoncer des objets, le transformer, le faire muter et le faire glisser vers un autre état ».[1]
Hormis quelques échappées dans d’autres genres, David Cronenberg est reconnu comme un des maîtres incontestés du « body horror ». Autrement dit ce qui inscrit l’horreur dans le corps comme facteur de fascination et de jouissance. Les corps y sont transformés jusqu’à la monstruosité[2], soit par le désir propre du sujet, soit pour expérimenter de nouvelles technologies. Cronenberg ressemble à un conteur fasciné par la trouble beauté des monstres. « Je suis un thérapeute d’images maléfiques » parviendra-t-il à déclarer.
Survol
Il en va ainsi dans Frissons (Shivers), Rage (Rabid), Chromosome 3 (The Brood) et Scanners, sortis entre 1975 et 1981, qui donnent à voir les formes monstrueuses de ces expérimentations à la fois médicales, techniques, psychiatriques et religieuses.
Les films qui ont suivi ont creusé cette veine avec toujours le corps comme objet de jouissance et d’interrogation. En 1983, Cronenberg réalise Videodrome, où s’annonce l’avènement d’une société contrôlée par la télévision ; y répondra plus tard eXistenZ (1999), du nom d’un jeu vidéo auquel les corps se branchent à condition d’être « troués » au préalable pour y réaliser les connexions nécessaires.
Entre-temps, Cronenberg réalise les chefs-d’œuvre que sont La mouche (The Fly) et Faux-semblants (Dead Ringers), et adapte Le Festin nu (The Naked Lunch) de William S. Burroughs et Crash de J.G. Ballard qui nous rappelle que nous ne sommes que des accidents en puissance.
À partir des années 2000, délaissant le genre « body horror », Cronenberg livre des films plus « psychologiques » et dont il n’est pas scénariste : il décrit les névroses avec Spider et A Dangerous Method, met en scène la violence criminelle dans ses deux plus grands succès commerciaux , A History of violence et Les promesses de l’ombre (Eastern Promises), et dit les angoisses d’ultrariches dans Cosmopolis et Maps to the Stars.
Et plus près de nous en 2022 Les crimes du futur (Crimes of the Future) et en 2024 Les linceuls (The Shrouds) renouent avec les interrogations sur le corps et son devenir après la mort.
Si l’importance du corps chez Cronenberg est souvent rappelée[3], ce n’est pas seulement parce que le corps est, dans ses films, le lieu de l’horreur. Dans le cinéma de Cronenberg, le corps est central parce qu’il y est une puissance de transformation. Non seulement le sujet est un corps, mais ce corps porte les marques, symptômes et stigmates de son histoire et de son ad-venir, y compris monstrueux.
Ainsi l’histoire d’un humain s’inscrit-elle sur son corps : dans Eastern Promises, les crimes de Nikolai Luzhin (Viggo Mortensen) sont tatoués sur sa peau et ancrent l’histoire de sa vie.
Cette somatisation ou incarnation du devenir avait trouvé déjà sa formulation dans The Brood, où le docteur Hal Raglan (Oliver Reed) élabore la technique de la « psychoplasmie », qui consiste à extérioriser à la surface du corps les « blessures psychanalytiques » du patient.
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![]() | Ainsi le corps n’est pas contenu à l’intérieur d’une membrane ; la limite entre l’intérieur et l’extérieur est en permanence « brouillée », comme si le corps réclamait de s’ouvrir, de s’exposer — ou d’exploser, comme dans Scanners. |
Le corps est ainsi toujours engagé dans une mutation, poussé par une pulsion profonde. Même le soin médical n’aura pas pour objectif de rétablir un état d’équilibre du corps : il s’agira toujours de le transformer pour le faire devenir autre chose[4]. Le rôle du médecin chez Cronenberg est donc toujours ambigu : lorsqu’il combat un mal chez le patient, il y voit cependant la nécessité d’une opération souvent expérimentale, étrange, qui manifeste en même temps un désir d’ouvrir le corps, d’y pénétrer, de le faire jouer pour en explorer toutes les possibilités, comme dans le troublant court-métrage The Nest (2013), « Le nid », ci-dessous, souvent exclu des plateformes pour son insoutenabilité[5].
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La vidéo est en VO sous-titrée en français par nos soins
Une telle pulsion scopique qui fonde le désir d’ouvrir le corps[6] aboutit à composer une figure de monstre, étymologiquement ce qui est montré, arraché à sa réserve et exposé au grand jour. En ce sens, ce n’est pas parce qu’il est dangereux que le monstrueux nous fait horreur, mais parce qu’il nous montre ce qui est gardé secret en nous et non symbolisable. Ce que nous appelons depuis Lacan la dimension du Réel.
À plus d’un titre, la filmographie « cronenberguienne » ne saurait laisser indifférents les psychanalystes dans leurs questionnements du rapport qu’un sujet entretient avec son corps tant ce dernier nous paraît toujours énigmatique. Chacun étant dans le monde par et dans son corps, seule condition pour rencontrer les autres dans et par leur corps.
Un corps peut en cacher un autre
Parler du corps semble une évidence. Mais de quoi parlons-nous réellement lorsque nous parlons du corps ? Comme si d’abord, il n’y en avait qu’un et qu’ensuite il s’agissait nécessairement du même pour tous. S’agit-il du corps organique, le seul que connaît la médecine ? Du corps psychique qui le « recouvre » et qui intéresse la psychanalyse ? Le corps est avant tout une entité culturelle qui se construit, s’élabore individuellement et aussi socialement, pour chacun, selon les modalités propres à une époque historique donnée. Dire que le corps relève essentiellement chez le sujet civilisé d’un processus de culture signifie qu’il est bien plus dépendant des fonctions du langage et de la parole que de la biologie. Le corps qui nous intéresse davantage en tant que psychanalystes est donc le corps que Lacan désignait par l’expression « Le corps c’est l’Autre », c’est-à-dire le corps qui n’est fait que de mots, que de signifiants, que de lettres. « Le corps c’est l’Autre » implique le fait que toucher au corps c’est toucher aux mots, et que toucher aux mots c’est toucher au corps. Avec cette insistance sur le bord symbolique du corps, c’est à une dimension toute particulière de la psychanalyse lacanienne à laquelle nous avons à faire. Lorsque quelqu’un se présente chez le psy, et quand il parle de son corps le psychanalyste n’entendra pas spontanément la physiologie de son corps, mais plutôt le nouage de l’imaginaire de son corps avec les mots pour le dire.
Y a-t-il lieu d’insister sur le fait que la médecine dite scientifique qui nous est par ailleurs extrêmement utile, définit entièrement le corps comme un corps organique, scannérisé, alors que la psychanalyse fait (re)surgir un corps qui est toujours là et qui produit du symptôme. Autrement dit un corps peut en cacher un autre… car le corps organique cache le corps de la plainte, le corps de la jouissance, le corps de la souffrance. Nous avons le corps de la science qui est entièrement objectivé, nous avons ce corps très flou des médecines douces, de la bioénergie… un corps on pourrait dire irrationnel et puis la psychanalyse qui « réintroduit » le sujet dans le corps en rappelant néanmoins ce point très important qui est structural, c’est que la chair est source d’effroi pour le commun des mortels. Pourquoi le sujet a-t-il peur de sa chair du point de vue inconscient ?
Certainement parce que dans notre culture nous sommes confrontés à l’interdit de l’inceste, c’est-à-dire que tout l’inconscient freudien est un inconscient qui nous dit ce rapport impossible à la chair.
Il faut également insister sur le registre du toucher du corps qui renvoie à quelque chose qui est permis ou interdit. Par exemple on peut très bien lire l’interdit de l’inceste comme le fait que le toucher universel n’est pas possible, c’est-à-dire que tous les corps ne sont pas touchables. Et que pour suppléer à cet interdit il nous faut le fantasme. Au fond ce qui est très étonnant c’est que nous n’atteignons notre corps qu’à travers le fantasme. Il y a quelque chose qui nous éloigne radicalement de notre corps et qu’en même temps nous rejoignons par le fantasme.
C’est ce qui fait que dans la satisfaction érotique il y a fantasmatiquement comme une satisfaction incestueuse, et que dans le mirage de l’amour il y a la rencontre comme inespérée des corps.
Auto-psy
(Voir de soi-même en soi)
On peut considérer comme désespérant que la psychanalyse ne sache pas faire entendre mieux ce qu’est un corps et on mesure les difficultés de la clinique et de la conduite de la cure qui en découlent. Ce que nous propose Lacan au cours de son enseignement notamment par une approche topologique du corps nous permet de tenir un fil qui se trouve être en congruence avec le principe même (Arche) de ce qui est à l’œuvre dans la cure, à savoir ce qui s’organise à partir d’un trou, d’une béance, d’une ouverture, d’une tension que l’on peut nommer désir vers ce trou, vers cet impossible, ce Réel par essence impossible à imaginer.
Et les corps troués, ouverts, ne manquent pas chez Cronenberg. Que l’on songe aux trous comme des anus pratiqués dans la colonne vertébrale des joueurs pour y connecter les pods (eXsistenZ).
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![]() | Les nouveaux organes sexuels poussant sous les aisselles (Rage). Une blessure en forme de vulve dans un abdomen. Ou un pistolet de chair phallique (Videodrome). |
![]() | Le héros de Crash découvre de nouveaux orifices à explorer dans les fissures des carrosseries de voiture, une femme colle sa peau contre un avion pour lui faire l’amour, James s’intéresse à la prothèse de jambe de Gabrielle (Rosanna Arquette), une femme qui arbore par ailleurs une cicatrice vulvesque impressionnante sur la cuisse, et puis il y a le plaisir de lécher les blessures… (Crash). |
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N’assistons-nous pas là à une espèce de transe de l’image du corps ?
Un trou est un trou
Très tôt Freud a attiré notre attention notamment sur la phase hypocondriaque de l’Homme aux loups, mais plus encore à propos de la schizophrénie par laquelle Freud commente l’exemple de l’Homme aux chaussettes[7] pour lequel un trou est un trou. Mais de quel trou s’agit-il ? Il y a lieu d’insister grâce à l’éclairage complémentaire de Lacan qu’il est essentiel en psychanalyse d’appréhender le corps par le langage, par son bord symbolique. Nous avons affaire aux effets de la langue sur le corps via la pulsion, sachant que la pulsion (Trieb, poussée chez Freud) est reformulée par Lacan comme « l’écho d’un dire dans le corps ». Pour qu’un sujet advienne, le corps doit être élevé à la dimension signifiante, il doit être si l’on s’autorise ce néologisme, « significantisé ». Autrement dit l’expression du « sujet » « un trou est un trou », au lieu d’être métaphorisé constitue pour un « sujet » un réel brut, non élevé à la signifiance, d’où la psychose. Non, un trou n’est pas qu’un trou parce que le corps reste exposé, ouvert au morcellement que la langue lui impose.
Il faut bien entendre que toutes les métaphorisations « cronenberguiennes » du trou, de l’ouverture, à travers ses dispositifs fictionnels variés et d’une grande inventivité souvent « délirante », sont en fait autant de tentatives de recherche de l’ouverture à… l’ouvert, comme l’est la perspective d’une fin de cure analytique. L’ouverture à l’ouvert rejoint les grandes traditions spirituelles où tout ce qui est de l’ordre de la chair et du spirituel se rejoignent totalement. Si dans notre tradition occidentale la chair et la vie sont des choses que nous avions très soigneusement séparées, ce que la psychanalyse nous invite à re(trou)ver, c’est au contraire de voir en quoi la chair et la vie sont finalement les mêmes phénomènes sous des espèces différentes.[8]
Le corps implique des problèmes métaphysiques et l’introduction de l’hypothèse de l’inconscient oblige à repenser l’articulation entre la psyché et le corps. Freud disait justement que l’inconscient est le maillon manquant entre psyché et soma.
Il existe une grande proximité entre cette approche de ce qui fait corps chez un sujet pour la psychanalyse et la matrice fictionnelle dont use Cronenberg dans une grande partie de sa filmographie que d’aucuns refusent ou répugnent à regarder en face, tant elle nous murmure à l’oreille ce que nous ne voulons pas entendre. Puisqu’il en va de la question de la chair et donc des organes. Dont nous ne voulons rien savoir puisque nous ne sommes que des accidents en puissance.
L’organographie : il faut organiser les organes
Il faut bien en convenir, il y en a qui pensent avec leurs intestins par exemple ou avec leur estomac ou leur cœur parce que si nous sommes conséquents c’est bien de la psyché, de la pensée dont il est question-là. Alors pourquoi y en a-t-il chez qui la pensée se manifeste de la sorte et on sait que ça peut venir occuper complètement toutes leurs pensées. Rappelons-nous ce que la médecine dans ses plus belles pages diagnostiques a nommé hypocondrie ou psychosomatisme. Et que dire de la réticence à utiliser le mot chair, auquel on substitue volontiers celui de corps, puisque le corps étant lié à l’image, effectivement lorsqu’on voit son corps dans la glace… on ne voit pas sa chair ! La chair, à l’opposé de ce que nous nommerons « la viande », doit être entendue comme ce qui relève du sensible, de l’affectif, du spirituel, du vivant, de la transmission. Et nous rejoignons là ce qu’a remarquablement saisi et exprime David Cronenberg au travers de ses créations horrifiques fictionnelles, pour qui il y a lieu d’approcher, de saisir et de mettre à jour le sensible et la vie, une âme au sens où l’aborde Aristote, emprisonnée à l’intérieur de l’enveloppe corporelle. Comme une altérité intime.
« Une approche organique existentielle » dit l’un des protagonistes dans Les crimes du futur dans lequel un célèbre artiste « performeur », Saul Tenser invente l’organographie qui consiste à mettre en scène la métamorphose de ses organes dans des spectacles d’avant-garde.
Notons que d’une façon générale le mot âme est un mot que les psychanalystes rejettent. Ce qui est d’autant plus curieux lorsqu’on sait que Freud s’en sert. Parce que pour psyché, psychisme, Freud utilisait le terme Seele en allemand qui veut dire âme. Pendant plusieurs décennies le mot âme a été traduit par appareil psychique et il a fallu la traduction de Laplanche suite aux critiques de Bettelheim pour que le mot âme réapparaisse. Et on a beaucoup reproché à Young — qui semble être le référent psychologique primordial de Cronenberg — de se servir du mot âme.
Body art
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Une forme de vérité se cache-t-elle à l’intérieur du corps humain ? Le corps chez Cronenberg est constamment pris en tension entre son unité et le fait d’être composite et lieu de transformations continues. Son cinéma a toujours dialogué avec le body-art d’où son intérêt pour le travail d’Orlan dont le corps est un continuel champ d’expérimentations artistique et politique. Ainsi Cronenberg a vendu récemment des NFT[9] de ses calculs rénaux. Les éléments de dialogues ne trompent pas et sont d’une clarté absolue. Citons quelques éléments de dialogues en exemple : dans The brood « le crépuscule des organes » véritable obsession de Cronenberg, le corps comme seule vérité puisque « le corps est la réalité », ou encore dans Faux-semblants « la beauté sous-estimée de son intérieur », « l’art comme prolongement poétique de la chirurgie », « la prolifération fantastique des tumeurs », ou encore les « communautés secrètes se constituant autour de nouvelles expériences physiques »…
Pour Cronenberg l’intérêt suprême est « le corps comme terrain de l’esprit et seul lieu possible d’une transcendance ». Cet art d’écrire sur et avec les organes constitue au demeurant la métaphore du travail de Cronenberg. Le corps chez Cronenberg n’est-il pas avant tout un « objet » psychanalytique, une chair tendue par des désirs et par l’inconscient incontrôlable de ceux qui l’habitent ? Comme le parasite que l’on a élevé et introduit dans le corps[10] et qui jouera le rôle d’un organe. Une fois l’infection réalisée, nymphomanie et pulsions sexuelles débridées seront au rendez-vous Frissons (Shivers). « J’ai rêvé que j’ai fait l’amour avec un homme répugnant […] d’une voix rauque il m’a dit que tout est érotique que toute chose a un côté sexuel […] même la peau de vieillard est érotique pour qui a envie d’en jouir » etc.
De l’âme chez Lacan et Cronenberg
La question de l’âme est disséminée dans un certain nombre de textes de Lacan et il nous faut un long périple dans ceux-ci pour enfin arriver à mettre la main sur ce qu’il arrive à nommer parasite. Nous en trouvons trace dans Le Sinthome[11] dans L’insu…[12] où il propose pour ce qui est du Réel qu’on voudrait identifier à la manière de l’écrire comme ça : l’âme à tiers.
Dans le séminaire Encore[13] Lacan situe « l’animation » du côté de l’objet a, cause du désir ; dans la relation amoureuse, cet objet nous fait nous prendre pour des êtres et je prends l’autre pour mon âme. Dans le séminaire sur L’identification[14] : « Comment ne pas nous apercevoir que l’énigme concernant la façon dont le sujet peut accéder à son propre corps, est que ça ne va pas tout seul […] puisque cette fameuse et éternelle distinction de désunion, ou union, de l’âme et du corps est toujours, après tout, le point d’aporie sur lequel toutes les articulations philosophiques sont venues se briser ».
Sur le tore Lacan distinguait dans « L’identification » deux cercles selon l’âme et selon l’axe pour appeler le premier, cercle du désir et le second, cercle de la demande.
Dans l’entrelacs tore du sujet-tore de l’Autre, ce qui est le cercle du désir pour l’un est le cercle de la demande pour l’autre.
Dans le séminaire Les non-dupes errent,[15] Lacan reprend la question aristotélicienne de « l’animation » et celle du lien entre le réel et le savoir inconscient (S2). Toujours dans ce séminaire Les non-dupes errent[16] « Pour ça, il faut que le S2 […] n’ait rien à faire avec le dire vrai. Autrement dit : que le S2 soit réel […] c’est ça que j’ai écrit dans mon schème du discours analytique, que le S2 c’est le savoir en tant qu’inconscient ».
Lacan reprend cette intuition si forte indiquée par Aristote dans le traité « De l’âme » (en grec Perì psukhès, en latin De Anima) : […] c’est de ‘ lalangue’ [17], telle que je l’écris, que procède ce que je ne vais pas hésiter à appeler l’animation — et pourquoi pas, vous savez bien que je ne vous barbe pas avec l’âme : l’animation, c’est dans le sens d’un sérieux trifouillement, d’un chatouillis, d’un grattage, d’une fureur, pour tout dire — l’animation de la jouissance du corps »[18] Il s’agit là de l’animation que donne un parasite, « ça provient d’une jouissance privilégiée distincte de celle du corps ». C’est ainsi que Lacan parle de la jouissance sémiotique, comme « la jouissance apportée par les sèmes », par ce qui fait sens dans « la langue ».
S’il peut paraitre difficile de penser ce qui nous anime autrement qu’à partir du réel du savoir inconscient, il s’agit pour Cronenberg d’extraire depuis la chair, faire venir à jour depuis l’organe, un réel de vérité qui a autant d’intérêt que l’âme.
Être Chair
Il est intéressant de noter que dans la bible, dans la Genèse il y a le mot « bassar » qui veut dire à la fois âme et chair.[19] Donc il y a dès le départ un corps qui est fait de poussière, mais qui est vivifié par le souffle de vie c’est-à-dire que l’âme au sens aristotélicien[20] serait la manifestation de la vie, d’un principe de vie.
Tout vient de l’intérieur : de la chair. Tout exulte du corps.
Cronenberg ne cesse de montrer par les choix fictionnels qu’il affectionne que la chair peut susciter autant d’intérêt que l’âme, et que la vérité. C’est là que la psychanalyse et Cronenberg se rejoignent d’une façon inattendue.
Au centre du cinéma de Cronenberg gît une pulsion transgressive. Dans chacune de ses œuvres, le cinéaste s’amuse à exposer chez le spectateur une dialectique entre dégoût et fascination tantôt morbide, tantôt mortifère. Il prend plaisir à montrer au spectateur la porosité de la frontière qui sépare l’humain du monstrueux. Le spectateur est pris à partie : « Pourquoi suis-je captivé par tant d’obscénité ?
Le décor des corps chez Cronenberg : une obsession.
Dans la plupart des films de Cronenberg que le corps soit un objet sujet à se transformer, voire une machine, une place est désignée au spectateur qui ne peut que lui intimer d’être partie prenante de cette obscénité. Que ce soit par la domination entre un médecin et son patient (Faux-Semblants, 1988 ; A dangerous Method, 2011), la mutilation des corps (Vidéodrome, 1983 ; Crimes of the Future, 2022) ou encore son attirance pour l’anormal biologique (Faux-Semblants) ou technologique (Crash). Ce qui est ob-scaena c’est ce qui est « devant la scène » ; ce qui est exhibé devant le public, montrant à tous ce qui devrait rester caché. Et ce qui est montré devient justement fascinant par la trouble beauté de la monstr(ation). Donner à voir l’in-montrable, à entendre l’indicible, enferment les corps entre le réel et l’étrange ou mieux entre l’étrangeté du réel.
C’est comme si c’était « l’intérieur » qui choisissait la « substance » que le corps doit revêtir pour se donner à voir, pour s’exhiber. Un intérieur, lieu de la vérité, qui s’inventerait les images et les mots grâce à la chair qui doit exulter du corps à travers les organes, de l’enveloppe, de ce que les personnages s’infligent comme hallucinations trompeuses, car pétries d’imaginaire qui prennent alors pour nom la réalité. Réalité alternative dira Dennis Clegg dans Spider, film qui traite de la plongée, et la noyade, d’un homme schizophrène dans ses propres souvenirs, son propre délire passé et présent, par une plongée en soi.
Éclats du corps[21]
En filmant l’intime décor des corps, Cronenberg nous montre que la chair peut susciter autant d’intérêt que l’âme et la vérité puisqu’il s’agit là de nommer le réel en tant qu’impossible, qui ne peut jamais s’imaginer, alors que la réalité, elle, est toujours constituée d’un tissage de symbolique et d’imaginaire, et ne prend sa véritable dimension que dans notre imagination. C’est ici que la psychanalyse lacanienne et Cronenberg dialoguent.
Dans le mythe lacanien dit de « la lamelle » comme un écho au mythe de la sphère d’Aristophane présenté dans Le Banquet de Platon[22], Lacan s’en sert afin de saisir l’objet a cause du désir. Quand Lacan introduit le mythe de la lamelle, il la qualifie d’abord de crêpe ultraplate qui passe partout, même sous les portes. Vient aussi le terme de « fantôme » qui s’envole et qui court, insaisissable. Mais c’est aussi, dit-il, l’organe de la libido en tant que pur instinct de vie. La lamelle est cette présence du vivant dans la parole du sujet qui le « pousse » à parler. L’objet a s’y localise. Avec la lamelle, le sujet ne va pas chercher sa part perdue dans l’autre, comme dans le mythe de la sphère d’Aristophane, avec la recherche d’une complétude imaginaire auprès du partenaire.[23] L’objet perdu c’est son propre complément anatomique. C’est ce que perd le nouveau-né à sa naissance : et ce n’est pas sa mère, mais son complément anatomique. Ce que les sages-femmes appellent « le délivre »[24], c’est une part de lui-même, une part de vivant. Ce « fantôme » qui s’envole, c’est une part de vie qui se sépare du sujet : c’est « la division du sujet, entre celui qui est désormais destiné à s’inscrire dans les signifiants de l’Autre et cela qui ne peut s’y inscrire, mais qui, tel un fantôme, causera son désir et fera de son fantasme un château hanté »[25]. C’est un organe irréel, un faux organe, en prise sur le réel : un objet qui cause le désir quand il manque, qui provoque l’angoisse quand il revient, trop présent.
Embrasser sa mort
Ce que l’on glane ici ou là des déclarations de Cronenberg à la presse spécialisée[26] ne laisse pas de marbre !
« Que deviennent les organes d’un corps vieillissant ? Ils sont certainement moins beaux que ceux d’un corps plus jeune, mais ils ont plus d’expérience que des organes plus jeunes. Ils ont une histoire, ils ont appris des choses. Prenons les bébés, par exemple. L’une des raisons pour lesquelles ils vomissent si fréquemment quand ils mangent tient à ce que leurs organes n’ont pas encore compris comment fonctionner correctement dans ce nouvel environnement. Ce qui est intéressant, c’est que toutes ces choses dont nous parlons ont beaucoup de répercussions émotionnelles, philosophiques, intellectuelles. Tout est connecté dans le corps humain, c’est pour ça que je dis toujours. Le corps est la réalité. »
« Le film possède aussi une portée métaphysique qui veut toujours croire qu’une forme de vérité se cache à l’intérieur du corps humain, malgré la décadence, la dégénérescence. »
« Je pense que je dois embrasser ma propre mort, son caractère inévitable, et auparavant celle de mes proches. C’est évidemment un sujet éternel depuis que l’art existe. Mais il est toujours aussi difficile de l’accepter. Voilà ce qu’il y a d’antireligieux. Presque toutes les religions affirment que la vie continue après la mort, croyance attirante parce qu’elle nous dédouane de l’acceptation de notre finitude. Moi je dis non. Cette vérité est dure, mais il n’en existe pas d’autres. La seule vérité, c’est d’embrasser son propre cadavre. »
Dans un très court montage, sa fille Caitlin met en scène la rencontre de David Cronenberg avec son cadavre.
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NOTES
La mutation fantasmée : le cas Cronenberg de Peggy Cardon.
L’article de Pascale Macary-Garpuy Dingueries de la jouissance : l’œuvre de David Cronenberg.
Le corps au cinéma. Conférence, le 3 octobre 2017, de Jacques Silvano, professeur de sciences sociales, devant des élèves de classes préparatoires aux grandes écoles.
Les Cahiers du cinéma, mai 2022.
Les Cahiers du cinéma, janvier 2025.
Merci à Lucas Di Nuzzo qui m’a permis de visionner plusieurs films de la filmographie de David Cronenberg qui sans cela me seraient demeurés étrangers.
[1] D. Cronenberg, « Ich bin ein böser Bildtherapeut », interview publiée dans Die Zeit, 6 octobre 2005 (traduction de l’allemand).
[2] Du latin monstrum (« avertissement céleste, prodige »). Le terme vient du latin monstrare, montrer.
[3] cf. l’article sur Zeit : « Je suis un thérapeute d’images maléfiques »
[4] Voir l’article sur CAIRN : La mutation fantasmée : le cas Cronenberg.
[5] On y découvre une jeune femme (l’actrice Evelyne Brochu), le torse nu et l’air hagard, discuter avec un homme (D. Cronenberg) caméra grand-angle portée sur son front, qu’elle s’obstine à tenir pour un psychiatre alors qu’il se présente à elle comme le chirurgien sur le point d’opérer sur elle une ablation du sein gauche, qu’elle dit le refuge d’un nid d’insectes. L’échange, parfois d’une drôlerie sinistre et vaguement freudienne, tourne autour de la stratégie à adopter pour amputer la femme tout en contenant l’infestation d’insectes. Le dispositif, lui, évoque ces vidéos taguées #casting et #POV qui pullulent sur les tubes pornos, à la différence qu’ici l’homme introduira non pas son sexe, mais un stéthoscope dans le plan, et que tout cela semble s’être tourné à la coule dans le garage de Cronenberg. Le trait le plus troublant de ce petit film tient à ce que le cinéaste se réserve le rôle de ce prétendu médecin qui paraît jouer avec la conscience exténuée de son équivoque patiente.
Si certains veulent discerner dans The Nest une forme de retour à la veine physico-horrifique de sa première manière, Cronenberg prolonge ici surtout quelques traits de Maps to the Stars, de la dureté de sa plastique vitreuse à sa façon d’instaurer un climat d’inquiètante étrangeté (ici un mal intérieur façon Bug, de William Friedkin, là quelques fantômes), sur le fil du fantastique et sous l’empire d’un minimalisme sec qui ne saurait tolérer l’irruption d’effets spéciaux venant dévoyer l’ordre apparent du réel. Source : Journal Libération.
[6] Voir l’ouvrage Ouvrir Vénus
[7] Voir Cliniques méditerranéennes n° 68, Langage et inconscient chez Freud : représentations de mots et représentations de choses.
[8] Voir pour plus de développements de cette question dans mon texte « Corps chair âme et psychanalyse », Séminaire 13 (2007 – 2008) L’AMER CORPS, Une lecture de « Le sinthome » (1975-1976) et « L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre » (1976-1977, à consulter ici.
[9] Les tokens non fongibles (NFT) sont des actifs numériques uniques tels que des œuvres d’art, des tweets et des objets de collection qui peuvent être achetés et vendus à l’aide de cryptomonnaies.
[10] Le Dr Emil Hobbes tente des expériences avec un parasite en faisant des greffes sur une jeune fille, qu’il finit par tuer. Ce parasite, qui prend la forme d’une grosse limace, est très contagieux et agressif, il va rapidement se propager et chaque habitant de l’immeuble attaqué se transforme en maniaque sexuel.
[11] Dans les leçons du 18 novembre 1975 et du 11 mai 1976.
[12] Dans la leçon du 11 janvier 1977.
[13] Encore, 1972-1973, p. 76, éd. du Seuil.
[14] L’identification, page 273, leçon du 2 mai 1962.
[15] Les non-dupes errent, leçon du 11 juin 1974.
[16] Les non-dupes errent, leçon du 12 février 1974, page 110.
[17] Lalangue est la langue maternelle. Elle porte en elle les premiers témoignages des vocalises croisées du bébé et de sa mère. C’est par ses effets que Lacan désignera l’inconscient réel, disjoint de l’imaginaire, hors sens, néologique ou holophrastique. L’inconscient réel n’est pas le produit d’un discours, il n’y a pas de chaîne comme pour la chaîne signifiante, il fixe la jouissance d’un élément langagier. L’inconscient réel constitue le noyau le plus réel de la singularité de chaque parlêtre.
[18] Les non-dupes errent, Leçon du 11 juin 1974.
[19] C’est ce que dans une émission sur France Culture le 30 juin 2007 souligne Alain Amselek, psychanalyste, qui se présente comme Juif séfarade, auteur de L’Appel du réel : la psychanalyse en question(s) aux éditions du CERP. Je dois à France Delville d’avoir entrepris d’éclaircir cette question. Malgré l’idée répandue que « bassar » ne désignerait que la chair ou la viande, des rabbins consultés nous ont confirmé que « bassar » désigne la « viande animée ». Ce qu’on entend par « âme » de manière générale est dans le judaïsme ce qui anime la viande. Notons que « Bessorah » dans l’évangile de Saint-Jean c’est « le message » et en ôtant le « h » on peut retrouver bassar, c’est-à-dire que le message est passé dans la viande, ou est devenu chair, ce qui serait une traduction plus littérale (un forçage ?) de l’expression « le verbe s’est fait chair » puisque la parole, le verbe, se dit dever, ou davar. Soulignons aussi que le mot âme est un mot d’origine latine et que le judaïsme utilise des termes qui ne le recoupent pas exactement. Voir dans Tsimtsoum de Marc-Alain Ouaknin pages 182 à 186 les cinq expressions qui désignent l’âme : néfèch, rouah, nechama, hayya, yehîda.
[20] Voir le traité d’Aristote De l’âme, collection Folio essais. Gallimard, 2005.
[21] Conférence dite « La troisième » au 7e Congrès de l’École freudienne de Paris à Rome du 01/11/1974. Conférence parue dans les Lettres de l’École freudienne, 1975, n° 16, pp. 177-203. À consulter ici sur le site du GNiPL. L’objet a, sous son versant détachable ou cessible, est présenté par Lacan dans « La Troisième » en 1974, comme étant un éclat du corps.
[22] Dans le mythe magnifique d’Aristophane des sphères coupées en deux, on retrouve tous les moments de la vie où on a cru que l’autre était notre moitié, que sans lui on était séparé de nous-mêmes. On a tous aimé de cette façon-là et Aristophane explique ça. Alors il donne une version mythologique de cela, au départ on était des boules, on avait 4 jambes, 4 bras, 2 têtes, les organes de la génération à l’extérieur. Et puis Zeus, comme on a voulu envahir l’Olympe parce qu’on se sentait fort, Zeus nous a coupés en 2. Puis Apollon nous a cousus, a créé le nombril et donc le nombril est né d’un coup de foudre. Et puis au-delà de ça, les individus se recherchaient, recherchaient leur moitié inlassablement et dépérissaient. Alors Zeus a mis les organes de la génération sur le devant de façon à ce que, faute de faire boule pour l’éternité, on puisse s’emboîter un peu de temps en temps et retrouver l’illusion de la fusion. Et c’est comme ça qu’il explique le désir fou, et c’est comme ça qu’il explique l’amour, et c’est comme ça qu’il explique que lorsqu’on est séparé de quelqu’un, on est séparé de soi-même.
[23] Voir Jeanne Joucla « La lamelle, un mythe lacanien ».
[24] Le délivre est l’ensemble du placenta, des membranes amniotiques et du reste du cordon.
[25] Stevens A., « La lamelle, un mythe moderne », Quarto, n° 57, juin 1995, version CD-ROM, Paris, Eurl-Huysmans, 2007, p. 45.
[26] CAHIERS DU CINÉMA, mai 2022. Embrasser sa mort — Entretien avec David Cronenberg. Pages 17 et suivantes.