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Guillaume Nemer / À propos de « La poésie brûle » de Gérard Pommier

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Texte paru dans La clinique lacanienne 2020/2 n° 32  à propos du livre de Gérard Pommier. La poésie brûle. Paris, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2020. Illustration Marty Greenbaum.

Tempestas poetica

Ça commence par les coups de cor du Premier concerto pour piano et orchestre de Rachmaninov, le nourrisson veut se faire entendre ! Et immanquablement ça se termine par la Jeune fille et la mort de Schubert, c’est par l’a (toujours décliné au féminin) que gagne la mort. Lentement mais sûrement, la peau morte tombe quand le cri se poétise. S’il est une (re)naissance du Je, la poïétique en est le délivre. Umso schlimmer für die Tatsachen — et tant pis pour les faits, comme dit Hegel, qui aurait bien voulu tout soumettre à la torsion de la raison, poésie comprise — et pour le coup, pas tant que ça. Car il y a de l’Ogre, du Cronos, du Tore — et en chacun ! Ce qui me ramène à moi dans la voix de l’autre — moi : cette bête un peu sauvage dont la politesse masque assez mal finalement l’agressivité latente qui la soutient — est-ce cela qui délivrera le désir de la maladie qui s’en est emparé ? « C’est seulement en écrivant les derniers brouillons de ce livre que j’ai compris que la poésie ne permet pas seulement de vivre dans ce monde. Dès le début, elle affronte un dieu obscur », mortelle étreinte, « Inceste sans nom ! » Pas de doute, nous sommes en présence d’un livre de Gérard Pommier. Allons plus loin.

Survivant d’une filiation au père du père de la horde, le moi suscite l’émoi : n’avons-nous pas avec cela déjà commerce du signe au poème ? « Le poème n’explique rien, il dit. » Non seulement elle n’est à personne, la rose de Celan, mais en plus, la voilà sans pourquoi. Pommier : « La glossolalie était l’acte cannibale de celui qui avale son père et le recrache [heureux crash] en vocable babélique. » Signe — non des temps, mais d’un temps plus ancien, celui de l’Urvater — qui dit : quand tu me parles, c’est comme si j’avais du courrier de Freud en personne. « L’enfance qui rime oublie les dents de l’Ogre » : le livre de Gérard Pommier La poésie brûle est un appel à cette parole manquante qui nous ronge de l’intérieur. Un appel du vers, dira l’autre, qui creuse le ventre, tel l’anisakis qui se régale de perforer l’estomac sitôt ingurgité.

Le panthéon de l’auteur est ici convoqué : à commencer par Reznikoff hanté par l’holocauste ; Celan l’ami du Gegenwort, Lorca et la théorie du duende qui décrit si bien les mouvements capés du désir ; Hölderlin qui demande wozu Dichter in dürftiger Zeit ? — À quoi bon des poètes en un temps de manque ? ; Borges l’inoubliable, Goethe (parce qu’il le faut bien, comme Hugo) ; Guido Cavalcanti illuminé par la beauté du corps féminin si bien que la dialectique s’y met à l’arrêt ; Nerval qui par le point noir désigne la zone grisée inaccessible ; Trakl et Stefan George tournés contre Heidegger ; Rimbaud à qui on ne connaît pas de frère (maintenant il en a un) ; Villon sale gosse prince des voleurs ; Khlebnikov travesti en Maître du monde verbocréant ; Artaud passifou puisqu’il se réfugie dans la glossolalie pour échapper au désir incestueux ; Joyce sans Lacan ; Dante qui néglige sa Béatrice ; Sôseki dont l’écriture s’arme de celle des origines ; Dostoïevski et la peur épileptique du père. Pierre Louÿs a droit à un joli chapitre sur pornê la putain de Dieu. Font figuration Paul Valéry et Apollinaire ; mais pas trop. L’auteur cite le livre de Marcel Schwob sur Villon, Schwob dont la nièce Claude Cahun, poétesse et résistante sur l’île de Jersey, aurait eu droit de cité. On retrouvera également les Anglais dont Pommier se régale des sonorités : Shakespeare, Milton, Coleridge, Wilde, le mélancolique Hopkins, le Faust de Marlowe. Quelques peintres sont de passage : Picasso, Van Gogh, Watteau, Munch, car la poésie c’est du cri face à l’Ogre cannibale. Il y a aussi les soubassements de l’auteur qui, chaussés sur pointes tels les petits rats de l’opéra, irriguent l’ouvrage de bout en bout : Marx, Baudelaire, Freud, Rilke, Bonnefoy, la phrase d’Ovide « Alors que sans tomber, il tombe » (On dirait du Blanchot ! qui, lui, n’y est pas). Qui sont les amis de l’auteur ? Ceux qui se sont chargés, en un colloque universel avec eux-mêmes, de cette mission impossible de sauver quelque chose de la’langue trouée qui fait l’émoi du sujet. Car l’émoi signe le retrait d’une puissance, en cela qu’au moment de l’incorporer, il se fait rejeton de la’langue, celle-là même qui vient non pas du corps, mais de l’Autre. Parle la poésie à celui qui écoute. À bon entendeur.

La poésie brûle : comprendre que soit elle brûle, soit elle est brûlée. L’aporie se veut kierkegaardienne : ou bien la poésie tempête et fait surgir ce qui du sujet ne cessait de se dire sans pouvoir le faire, ou bien ce droit de la poésie est forclos et auquel cas, le sujet se croit en enfer, livré au dieu obscur. Mais Rimbaud l’en déduit, « Je me crois en enfer, donc j’y suis. » La poésie siège au milieu de la bataille dont le sort que l’on voudrait guerrier, tient en fait à la rime. Inventer une langue, parler à deux, c’est faire œuvre de fraternité.

Fulgurante également la discussion avec Heidegger où, non content de tirer énième révérence à celui qui ne passe pas, Gérard Pommier opte pour l’interpellation du Begriff torturé par sa propre totalité signifiante. La sanction est sans appel : « L’Être : le Sein pompeux n’est plus qu’un Lostsein ou un Verlost sein (un “Être perdu”) ». Si seulement ! Le problème, c’est qu’en tant qu’être perdu, il est ce qui fait sens et réduit tout à lui, raison pour laquelle chez Heidegger le temps est dans la mort et pas l’inverse. Voilà ce qui se passe quand on vire le sein au nom du sain. Si l’on osait, il faudrait reconnaître que la poésie brûle, à commencer par les Grèce, « cette Grèce luthérienne dont les Aryens prétendaient être les héritiers » ; mais elle est sauvée, la Grèce, par Platon piètre poète et surtout par la figure de Médée et l’Odyssée d’Homère, les deux étant tenus par ce vert si particulier. Ajoutons Hésiode dont l’apparition permet à l’auteur de rappeler qu’avec Homère, ils ont mis en évidence que jamais la femme ne laisse l’homme au repos. C’est dire si le féminin porte désir. Aristote, lui, ne passe pas l’examen d’entrée ou à peine, lui qui livre l’infini à l’ontologie.

En relisant le chapitre consacré à Heidegger, je me demande si un mot vaudrait chiffrage du livre de Pommier ? Je le cherche entre les pages, rien ne vient et puis un m’apparaît, il est hébreu et yiddish, il se prononce chutzpa et signifie le culot, l’audace, le goût du défi, le tout avec une exigence esthétique poussée à la provocazione del discorso.

Ce livre s’adresse-t-il aux psychanalystes depuis la théorie du langage qui le soutient ? Oui, si l’on considère toute l’analyse musicale des voix de l’enfance qui ponctue le livre et les chapitres finaux consacrés à Saussure et au Ka égyptien, l’ombre de l’âme qui précède le signifiant. Mais la référence à Freud (dont nulle photo ne le montra jamais en train de sourire) n’y suffit pour l’admettre ; pas même la référence à Spielrein qu’on a plaisir à croiser en bas de page. Quant à la mise à l’écart des sempiternelles citations de Lacan, « je ne suis pas poète, mais un poème », elle non plus, n’y suffit pas. Alors ? Ce livre est celui d’un psychanalyste qui s’adresse à l’émoi et ce qui en transperce le corps à chaque fois que l’autre parle : « Ohé ? Moïse ?… M’entends-tu ? », Hörstdu ? — Ententu ? Point n’en faut se réclamer — plut à l’oreille bien contraire, se montrer sensible de la parola, la poésie : toujours échappée, où l’analysant se découvre survivant, comme sous l’effet du hasard objectif, le monde lui en offrait une : de nouvelle chance. Celui qui rate son service au tennis a droit à une deuxième balle, et parfois même, l’arbitre la dit neuve : voilà ce qui arrive à celui qui parle. D’où l’expression choisie par Pommier de passe poétique qui « métamorphose une mort promise en survie ». Une patiente schizophrène qui, tous les matins, déjeune avec Satan, forcément attiré par la nuisette — il dit qu’il fait son inspection, ce n’est pas vrai, il se rince l’œil, ce dont elle est convaincue et ne peut se départir —, lance, au cours d’une séance, que sa vie est pourrie jusqu’à la moelle, minable et misérable. Puis elle s’arrête un instant. Et ajoute : « comme tout cela manque de poésie ». Je rétorque : « et pourtant vous n’en manquez pas, de poésie ? ! À la semaine prochaine ». Au sortir de la séance, dans ma barbe, je me dis : laisser le livre de Gérard Pommier sur la table basse de la salle d’attente, histoire que ça infuse. Face à la maladie du désir, il y a lieu de feinter. C’est ainsi que la même patiente, la semaine suivante, entame sa séance en contant la délicatesse des couleurs d’automne au sein desquelles elle trouve une sorte d’abri. Finalement, La poésie brûle de Gérard Pommier est un hymne au désir. Peut-il se passer de la tempête, le désir ? La réponse dans Juvenal.