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Gérard Pommier / La poésie brûle

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« La poésie brûle »

Wozu Dichter ? Pourquoi un poète ? S’il veut survivre et brûler ce qui pourrait le réduire en cendre, l’enfant nouveau-né doit tout le premier poétiser. C’est la poïesis — p ??? s ?? —, l’œuvre, la création. Il fait rimer son premier cri avec lui-même en redoublant chaque syllabe et il adresse ce haïku à sa mère comme à son père. Freud a imaginé que lorsqu’un enfant crie, il se souvient du cri qu’il a poussé avant – en poète, donc. Mais la poésie d’enfance ne semble pas peser bien lourd devant l’enchaînement prosaïque des signifiants. Les raisons fatiguent sa vérité.
Le Cours de linguistique générale semble donner la première place à la prose. C’est oublier que Ferdinand de Saussure a aussi écrit quatre-vingt-dix-neuf merveilleux Cahiers, longtemps restés secrets. Ils donnent une perspective inédite à la poésie et, du même coup, pourrait-on dire, une dimension freudienne à sa linguistique.
La poésie brûle est un titre à double face. Ce Janus ne dit pas si la poésie est incendiée… ou bien si elle met le feu. J’ai compris, en rédigeant les dernières pages de ce livre, que la poésie ne permet pas seulement de vivre. Dès le début, elle affronte un dieu obscur. Elle le brûle, ou sinon elle est brûlée.

Extrait de « La poésie brûle »
Éditions Galilée
coll. « Lignes fictives », 2020.

«De cette main tu repousses le Minotaure, qui est une sorte de père à mufle de Taureau. En finir avec lui, c’est la pensée d’origine : tu raisonnes (tu commences à parler) pour que ça cesse de résonner. Tu te racontes l’histoire de comment le taureau est passé… Cet affrontement ne s’interrompt jamais. Le Minotaure est toujours là à chaque époque, qui veut reprendre pied sur terre contre ta poésie qui, seule, peut l’évaporer, le renvoyer au fond des cieux…

Tandis qu’éveillé tu marches, la tête claire, tout entier dehors, nettoyé par la lumière du jour; tandis que tu parles, ça continue à bruisser par en dessous. Ça fuse dans les fentes des phrases, entre les syllabes. Ce poème continue de se démailler rime à rime. Ainsi marches-tu jusqu’à la fin du jour. Jusqu’à l’heure d’embarquer pour un nouveau grand voyage où tu navigueras porté par des vents que tu ne maîtrises pas, des vents debout contre lesquels tu vogues à la force de rames, de voiles, du gouvernail, à contreprose.

Dans la foule qui se bouscule, qui croirait que tu côtoies d’autres poètes? Pourtant ces passants rêvent chaque nuit et leurs songes aussi sont des ultras-poèmes, qui riment de tous côtés avec les mots., les choses, les sensations d’aujourd’hui et d’hier… L’esprit de la poésie habite une foule, dont chaque habitant ignore le poème du voisin. Un poète est un doux rêveur qui s’est mal réveillé — pas si doux que ça, d’ailleurs!… Tes mots prosaïques sont des besogneux, des esclaves enchaînés entre eux, tandis qu’un souffle sauvage résonne en dessous, dans leur ourlet… Tu cries chaque fois qu’une certaine chose te regarde dans les yeux, prête à te brûler, même lorsqu’elle est aussi simple et ronde qu’un soleil…»