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Nastasia Hadjadji / LSD, kétamine… pourquoi Musk, Thiel et la droite tech américaine tripent sur les psychédéliques?

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Texte publié dans Libération le 6 avril 2025 par Nastasia Hadjadji. Illustration : Network States : Bienvenue dans l’utopie libertarienne des tech bros.

Des figures de l’Alt-Right et des libertariens, de Peter Thiel à Elon Musk, promeuvent l’usage du LSD, de la psilocybine ou de la kétamine. Si cette industrie, brassant des milliards de dollars, prône un usage thérapeutique, elle pousse surtout un agenda autoritaire qui justifie les inégalités.

La droite techno-libertarienne fait la promotion de l’usage thérapeutique des psychédéliques, alors même que ces substances demeurent associées à la contre-culture libertaire et antimilitariste des années 1960.

Janvier 2025. À l’occasion de l’investiture de Donald Trump, Elon Musk sidère le monde en effectuant deux saluts nazis. Un mois plus tard, celui qui a été nommé administrateur d’un département de l’efficacité gouvernementale, le Doge, monte sur la scène de la Conservative Political Action Conference (CPAC). Visiblement euphorique, il brandit une tronçonneuse, singeant le président argentin Javier Milei, un anarcho-capitaliste déterminé à démembrer l’État social. Ces coups d’éclats successifs font le tour du monde.

Depuis, les spéculations sur l’état psychique et le discernement du milliardaire vont bon train. Les médias se chargent de rappeler que Elon Musk est un consommateur régulier de kétamine, une substance psychotrope qu’il utilise sur prescription pour traiter un état dépressif. Le site d’information The Atlantic interroge : était-il en plein trip lorsqu’il a effectué ses saluts nazis ? Consommée à haute dose, la kétamine produit des effets désinhibants pouvant conduire à un sentiment de toute-puissance. D’autant qu’il n’est pas la seule figure de la droite réactionnaire à revendiquer une consommation de psychédéliques.

Quatre ans auparavant, le 6 janvier 2021, un homme vêtu comme un guerrier viking mène l’insurrection trumpiste sur le Capitole, berceau des institutions démocratiques américaines. Il s’agit de Jake Angeli, une figure de l’Alt-Right autoproclamé « QAnon Shaman ». En plus d’être l’une des têtes de pont de la mouvance complotiste, Jake Angeli est un «psychonaute», c’est-à-dire un consommateur de drogues psychédéliques. Cet intérêt, il le partage avec l’idéologue de l’Alt-Right Jordan Peterson, très prolixe sur les «expériences mystiques» vécues grâce à la psilocybine. Mais aussi avec l’influent podcaster d’extrême droite Joe Rogan qui a consacré plusieurs épisodes à ses trips sous DMT (diméthyltryptamine) et ayahuasca.

Psychédélisme conservateur

Un nombre grandissant de figures de l’Alt-Right et de la droite techno-libertarienne font aujourd’hui la promotion de l’usage thérapeutique des psychédéliques, alors même que ces substances demeurent associées à la contre-culture libertaire et antimilitariste des années 1960. S’agit-il d’un basculement idéologique ? «Historiquement, le psychédélisme n’est pas connoté politiquement, surtout pas à gauche, nuance Rémi Sussan, journaliste et spécialiste des contre-cultures numériques. L’un des premiers “psychonautes” à défendre l’usage des psychédéliques est Ernst Jünger [1895-1998], un écrivain allemand issu de la droite réactionnaire. Et lorsque Aldous Huxley [1894-1963] a sorti son ouvrage Les Portes de la perception [1954], la revue conservatrice National Review en publie la première recension positive.»

Avant que les années 1960 n’impriment la marque de la contre-culture hippie sur les psychédéliques, la consommation de psychotropes est le fait d’une élite issue de l’establishment financier. Ainsi, c’est un banquier de la firme JP Morgan, Gordon Wasson (1898-1986), qui a inventé la qualification de « champignon magique » pour parler de la psilocybine, bien avant que les auteurs de la Beat Generation ne fassent des psychédéliques la source de leur créativité littéraire et de leur engagement politique en faveur des libertés sexuelles et politiques.

Aujourd’hui, ce lien avec les élites économiques est incarné par Robert Francis Kennedy Junior, ancien avocat et membre du Parti démocrate, actuel secrétaire d’État à la Santé et aux Services sociaux. RFK Junior s’est rallié à Donald Trump dans le sillage de sa croisade antivax contre l’industrie pharmaceutique. Une position qui l’a notamment conduit à défendre la légalisation des psychédéliques. Selon lui, ces substances seraient plus efficaces pour soigner les pathologies mentales et leur démocratisation permettrait de briser la mainmise des Big Pharma sur l’industrie des médicaments. Dans cette bataille, il peut compter sur le soutien de la milliardaire Rebekah Mercer, mécène historique du Parti républicain, proche de Steve Bannon et de Donald Trump, qui défend l’usage des psychédéliques pour traiter le stress post-traumatique des vétérans de guerres.

Redécouvertes à des fins thérapeutiques

Aujourd’hui, les psychédéliques ne sont plus seulement considérés comme des stupéfiants, illégaux dans une majorité de pays. Ces substances représentent un espoir thérapeutique. On parle ainsi de Renaissance psychédélique, un mouvement qui a conduit à ce que les propriétés de substances psychédéliques — le LSD, la psilocybine, la MDMA et la kétamine — soient redécouvertes à des fins thérapeutiques pour traiter de pathologies comme la dépression, l’alcoolisme ou le stress post-traumatique.

L’enjeu médical est majeur, puisque l’OMS estime que la dépression touche 300 millions de personnes dans le monde et que 2,6 millions meurent d’alcoolisme. D’un autre côté, les États-Unis comptent 15,8 millions de vétérans de guerres en 2023, soit 6 % de la population âgée de plus de 18 ans. Mais cet enjeu est également d’ordre commercial puisque les nouveaux traitements à base de psychédéliques pourraient représenter une manne de 4,6 milliards de dollars d’ici à 2030, selon l’institut Research and Markets. Alors les fabricants de molécules synthétiques se livrent une bataille acharnée. Leur Graal ? Une approbation par le régulateur américain, la Food and Drug Administration (FDA), qui leur permettrait de commercialiser de nouveaux traitements.

Mais à l’été 2024, l’agence américaine du médicament a refusé la mise sur le marché d’un traitement à base de MDMA, car les preuves des bénéfices thérapeutiques n’étaient pas suffisamment robustes. Cette décision a été particulièrement mal reçue par les figures du psychédélisme conservateur. RFK Junior s’est ainsi emporté contre ce qu’il a qualifié de «décision agressive». Depuis, il tient l’agence fédérale dans son viseur tant celle-ci incarne, selon lui, les excès d’une «bureaucratie» prompte à entraver l’innovation.

Une industrie brassant des milliards de dollars

Cet argument fait mouche, en particulier dans la Silicon Valley, berceau historique de l’innovation technologique. Que l’on pense à Stewart Brand, hippie technophile et auteur du Whole Earth Catalog, une bible de la contre-culture cybernétique, au mouvement extropien, une frange radicale et libertarienne d’ingénieurs transhumanistes ou encore au festival Burning Man, la Silicon Valley a toujours été amatrice d’expériences psychédéliques. En 2006, le magazine Wired qualifie le LSD de «drogue miraculeuse du geek».

CEO de start-up, dirigeants de hedge funds [fonds d’investissement], capital-risqueurs : les businessmen de la Tech recherchent avec les psychédéliques des manières d’être plus créatifs, plus résistants au stress, voire de vaincre les peurs liées à l’entrepreneuriat. En 2024, The Wall Street Journal rapporte que l’usage de substances psychotropes, dont le LSD, la kétamine et la psilocybine est toléré, voire encouragé dans les entreprises d’Elon Musk, officiellement pour aider ses cadres à se dépasser dans la résolution de leurs enjeux professionnels. Cet héritage explique pourquoi de grands oligarques de la Tech sont aujourd’hui les principaux argentiers de ce secteur, devenu au fil du temps une industrie brassant des milliards de dollars.

Pivot de cet écosystème, le multi-investisseur techno-libertarien Peter Thiel finance les principales pépites du secteur via son fonds Founders Fund. À ses côtés, le milliardaire allemand Christian Angermayer, connu pour avoir affirmé que c’est «une expérience sous champignons qui lui a permis de comprendre Bitcoin», est notamment l’un des investisseurs de Atai Life Sciences, une biotech cotée au Nasdaq, l’indice boursier américain. Cette société, qui comprend également Compass Pathways, le leader des thérapies à base de psilocybine, incarne le visage industriel et capitaliste des psychédéliques. Un visage que les auteurs du site critique Psymposia qualifient de « Corpadelic », une contraction entre « corporatisme » et « psychédélique ».

«Eugénisme spirituel»

Un autre motif d’inquiétude est le lien entre le transhumanisme de l’élite des techno-oligarques et la promotion des psychédéliques. Pour la chercheuse critique Nese Devenot de l’université Johns Hopkins, la volonté des transhumanistes qui est de faire advenir un Homo sapiens 2.0, résistant et immortel, cache en réalité un agenda politique. «Aujourd’hui, ce sont des milliardaires de la Tech qui capturent le discours sur les psychédéliques. Or, celui-ci sert à pousser un agenda autoritaire qui justifie les inégalités du présent au nom d’un futur hypothétique, estime la chercheuse. Il ne s’agit pas tant de nous rendre plus “conscients” que plus productifs, et plus longtemps.»

D’autant que la vision des techno-oligarques s’accommode parfois avec une tendance à l’eugénisme. «Les techno-libertariens sont obsédés par l’idée de libérer le potentiel de l’humanité, en faisant advenir un super-humain augmenté, grâce aux psychédéliques, mais aussi grâce à l’intelligence artificielle, les thérapies géniques ou encore la conquête spatiale, relève Jules Evans, philosophe et auteur de la newsletter Ecstatic Integration. Or, cette nouvelle pensée de l’évolution suggère qu’à l’avenir, certaines personnes seront “plus évoluées” que d’autres, et que cette hiérarchie sociale serait justifiée.»

Le philosophe rappelle ainsi que nombre de grands penseurs de la « révolution psychédélique » comme Aleister CrowleyHG Wells (1866-1946), Aldous et Julian Huxley (1887-1975) ont progressivement glissé vers ce qu’il qualifie d’«eugénisme spirituel», c’est-à-dire une justification de la sélection génétique au nom d’une conscience spirituelle plus élevée. L’apôtre du LSD, Timothy Leary répétait ainsi qu’en soignant notre esprit, les psychédéliques permettraient de soigner la société entière. Mais Timothy Leary était aussi convaincu qu’il appartenait à une «élite génétique» de laquelle la majorité de la population était de facto exclue. Il a d’ailleurs fini sa vie en écrivant sur le caractère «incroyable» de l’expérience génétique menée par Hitler. Allant jusqu’à mimer à la télévision… un salut nazi.