Olivier Douville / Les hallucinations auditives

Texte publié et à retrouver sur le Blog d’Olivier Douville.
Ce soir nous nous sommes dit, Jérémie Salvadero et moi, qu’il serait intéressant de traiter de la question de la voix et de l’hallucination — une question évidemment très importante. Mon propos est de mettre l’accent sur ce qui peut se construire comme hallucination dans une situation analytique avec un patient réputé en psychose.
Alors, cette dimension de l’hallucination, ou plus exactement des hallucinations est quelque chose qui retient l’attention sans doute à partir de ce qui serait le moins connaissable de cette affaire ; c’est-à-dire la présence de l’extinction des voix. De l’extinction des voix, c’est-à-dire de ce moment où les voix hallucinées cessent d’accompagner le Sujet ou de le parasiter _ nous verrons qu’il y a plusieurs occurrences, plusieurs circonstances _ et où les voix peuvent devenir muettes, peuvent s’éprouver justement comme un gouffre, comme un trou là où ça s’interrompt, là où peut-être ça se suspend et là où ça crée une forme de silence qui n’est pas la toile de fond de la parole, mais un silence qui pourrait engloutir le monde.
Et ces moments que l’on connaît soit par nos lectures, soit parce qu’on a un petit peu ou beaucoup usé nos méninges dans les hôpitaux psychiatriques, sont des moments où le discours s’interrompt. Le discours s’interrompt et il est parfois remplacé _ on le sait très bien _ par une autre hallucination qui est celle de l’insulte. Cela donne ces moments assez connus où les voix s’adressent au Sujet _ il faut voir comment, j’y reviendrai, mais par exemple en lui disant « tu n’es qu’un ». Et puis après ce « tu n’es qu’un », il y a un silence. Du moins pour celui qui écoute il y a un silence ; « tu n’es qu’un »…
Ce silence, je le redis, ce n’est pas une pause, c’est une catastrophe. Ce n’est pas comme si, comme je le fais quand je vous parle, comme vous le faites quand vous parlez des moments qui vous semblent plus ou moins importants, le fait qu’on se tait pour chercher un mot de rebond. Ce n’est pas en quelque sorte une élégance de pause que prend la chaîne signifiante, c’est un moment où toute l’énigme du Sujet le prend au corps _ ça pullule en quelque sorte _ et où tout le Sujet est réduit à son Réel du corps, sans que cela puisse d’une seule façon lester l’imaginaire ou la pensée.
Ce qui peut survenir alors, c’est un autre phénomène sonore que cette voix qui s’est interrompue dans son évanouissement sidérant, à savoir un phénomène sonore où ça criaille sur fond de bruissement un mot ou une insulte : « tu n’es qu’un salaud ! », « tu n’es qu’une merde ! », « tu n’es qu’une ordure ! ». Bien sûr ce n’est pas agréable.
Henri Ey avait inventé le syndrome VSP (Vache/Salope/Putain) pour parler de ces patientes _ ça avait l’air d’être un peu épidémique là où il était _ qui entendaient, après ce moment d’évanouissement que je viens de relater sans plus avant de l’explorer _ j’y reviendrai _, des voix qui disaient cela : « Vache », « Salope », « Putain ».
Rien de tout à fait étonnant, par exemple dans ce que me dit un homme qui vient me parler à l’hôpital _ je ne vais pas dire « un patient » parce que je ne suis pas un médecin, et puis on n’est pas obligé de parler de « patient » auquel cas non plus _ (…) Autant la voix qui l’épingle est une voix qui acte $ une chose (« tu n’es que »), qui n’a qu’une direction, qui est dépourvue de bruissement et qui semble être un morceau de discours entendu ; autant après surgit le silence sans écho où il dit que son corps ne le tient pas. L’expression exacte, je m’en souviens bien sûr, c’est : « dans ce silence-là, je suis comme un liquide ». On peut entendre là qu’il est fluide ; entendre plus exactement qu’il va fondre sur le sol, comme un morceau de glace soumis à une chaleur brutale. Et les voix qui viennent après sont des voix qui se produisent sur un fond de bruissement presque mécanique et qui, de toutes parts, vont l’assaillir.
Il y a donc quelque chose qui n’est pas repris par la trame du Préconscient. En ce sens qu’un certain nombre d’hallucinations sont des mots qui sont repris par la trame du Préconscient qui ont un effet de Réel, mais qui sont des sonorisations de bruissements qui visent le Sujet en le réduisant à quelque chose d’insupportable. D’insupportable, non pas tellement au plan narcissique, évidemment ce n’est pas agréable de s’entendre dire qu’on est une merde même si ça nous arrive de le penser, mais c’est plutôt qu’on devient l’insupportable de l’Autre. Être halluciné comme une merde, c’est devenir un emmerdeur. C’est-à-dire un objet qui vous occupe, qui s’attache, qui vous colle, qui vous préoccupe, etc. Au demeurant, il est assez fou de dire qu’on s’occupe des mélancoliques comme on peut l’entendre dire par des gens vraiment très sympathiques, mais qui donnent toujours au fait de s’occuper des mélancoliques une sorte de petite tonalité héroïque. Ils vont là où peu de gens vont, un peu dans la jungle de la mélancolie, ils s’aventurent au-delà des circuits balisés et des guides du routard de la psychothérapie bien établis. Non rien de tout cela, c’est le mélancolique qui s’occupe de nous très certainement !
Comme le disait souvent mon regretté ami Marcel Czermak, c’est le mélancolique qui vous qui vous colle, qui vous encombre.
Alors, qu’est-ce que c’est que ce balai en quelque sorte des voix ?
Dans la première remarque que je pourrais faire, c’est que la voix inaugurale qui est « tu n’es que » se déprend d’un discours. Elle surgit dans un fond de bruissement qui n’est pas nécessairement persécutif. C’est, comme me disait une jeune femme qui avait le sens de l’image _ ce qui ne veut pas dire le secours de l’imagerie _ qu’elle se trouvait au milieu d’un chaudron dont sur la croûte, un petit peu comme une croûte de lave, imposait sa vision et sa sonorisation des bulles explosaient tout autour d’elle faisant ce claquement tout à fait particulier (ce « poc, poc, poc »). Claquement qu’il était très difficile d’assimiler à une trace mnésique. Il y a un Réel de la chose, de ce dont on est divisé dès que l’on parle. Il y a un Réel de la chose qui revient et qui prend le Sujet.
Dans un deuxième temps, il arrive souvent que ces voix soient interprétées comme un appel, tandis que dans un premier temps elles sont subies comme une désignation.
Ce premier temps de désignation est monté comme sur un tripode :
– la voix qui se détache d’un discours ;
– l’engouffrement dans quelque chose de muet que par seule commodité on appellerait silence ;
– et puis, enfin, le bouillonnement de phénomènes sonores qui se coagulent dans l’insulte.
Dans le premier temps de cette espèce de tripode, apparait comme une désignation. Il faut peut-être l’intrusion, pas nécessairement heureuse du psychanalyste _ qui voudra toujours en savoir un peu trop du reste sans doute _ pour que ce bouillonnement soit interprété comme un appel.
Comme un appel ça veut dire quoi ? Ça veut dire qui peut être interprété comme le fait qu’on l’appelle à être, à devenir, et qu’on ne fait pas que le désigner. C’est à ce moment-là du reste que ces personnes dont je vous parle ont ce sentiment qu’elles peuvent, ou qu’elles doivent s’occuper de vous. Ou encore, comme me le disait quelqu’un d’autre : « maintenant que je vous ai dit ce qui se passait, je suis d’accord pour vous recevoir ». C’était un homme très distingué, tout affairé par la nécessité de faire des distinctions. Il avait bien sûr repéré mes jours et mes heures de présence et il en avait même construit un calendrier dans sa tête qui était assez précis, mais qui m’épargnerait, de m’accorder les moindres vacances que ce soit.
Pour reprendre une expression chère à Solal Rabinovitch _ une psychanalyste pour qui mes amis et moi partageons un vif intérêt admiratif _ je cite la très courte phrase : « la voix est une faille, les voix la comblent ».
Comment entendre cela ?
Je crois qu’on peut l’entendre en supposant un double détachement, un détachement qui n’apparait comme une perte ou une relance, mais plutôt comme une amputation. La voix se détache du corps, la voix se détache de la parole.
La voix se détacherait-elle du bruitage ?
Si ces voix, après avoir désigné le Sujet l’appellent, on peut là se demander si ce n’est pas la voix du Surmoi qui va sonner aux oreilles du Sujet, d’un Sujet qui apparait comme ça nu dans le Réel ; nu parce qu’il est sans demande. D’un Sujet qui peut-être retrouve quelque chose d’un Réel du corps maniable qui, au-delà du fait de le désigner, les voix l’appellent à être cela. Au fond, si les voix l’appellent à être cela, il y a une délimitation à l’horizon de ce système d’un lieu de jouissance ; lieu de jouissance de l’Autre qui n’est pas perdu. Ce, alors même par exemple que dans les mélancolies extrêmes dont nous parlerons peut-être une prochaine fois, c’est-à-dire le fameux syndrome de Cotard, le lieu de la jouissance de l’Autre est perdu.
Voilà ce qui va orchestrer et sans doute calmer le tourment, c’est la voix de l’analyste dans le transfert. C’est-à-dire qu’assez souvent la voix de l’analyste apparait dans une espèce de bilatéralisation ; à savoir que ce deuxième temps correspondant à des voix qui se détachent du bruissement, à mesure non pas qu’elles désignent, mais qu’elles appellent, elles vont en quelque sorte se localiser dans une partie du corps du Sujet (ex. : soit telle ou telle oreille), lorsque dans une autre partie du corps (par exemple l’autre oreille) des voix consolatrices parviennent à se glisser.
Ce phénomène a été fort bien saisi, repéré, un petit peu comme quelque chose d’assez énigmatique et en même temps, bon on dirait que les aliénistes de l’ancien temps _ Morel en 1860, Séglas (16 : 28) en 1908 dans son travail sur les mélancolies persécutées, ou encore Falret, père, dans la présentation qu’il faisait du mélancolique persécuté en 1885 à l’Académie de médecine _ avaient déjà tous noté cela.
La plupart du temps, quand il y a tout ce mouvement de détachement du bruitage, on essaye de retrouver quelque chose de la parole qui est intimante, qui est persécutive, qui de l’ordre de l’injonction surmoïque réduite à son trognon de cruauté, il y a tout ce passage si vous voulez entre la voix du bruitage, la voix du bouillonnement, la voix de la désignation, la voix de l’appel à être. C’est ce dernier temps qui est contrebalancé par une voix qu’on appellera consolatrice. Ce dernier temps peut être par exemple, comme me le disait un jour un homme que je recevais chez moi et qui venait avec beaucoup de difficultés _ entre la station de métro et mon cabinet généralement il faut dix minutes, lui mettait une heure à une heure et demie parce que tout était interprétable et tout était bruissant _ il arrive un beau jour et me dit pendant la séance que mon nom est gris, parce que Douville c’est aussi le nom d’un fabriquant de rideau de fer.. Mais bon, lui il voit un rideau de fer et il voit mon nom, enfin le nom Douville. Alors là ça a eu un effet immédiat, c’est qu’il a entendu une voix, non pas ma voix, mais une voix qui disait « Douville vous dit : fermez vos gueules ! » aux autres voix qui le persécutaient. De sorte qu’il est arrivé à mon cabinet complètement en avance sur le retard prévisible ; son oreille dans laquelle s’étaient glissés ces mots consolateurs pouvait fixer quelque chose d’un point au-dessus de sa tête. Ce qui donnait du reste à son allure lorsque j’ai ouvert la porte, quelque chose de singulier. Je lui dis : « il se passe des trucs dans votre oreille ?
Ce à quoi il me répond : « mon oreille dit votre nom »