Jean-Louis Rinaldini / L’inconscient c’est la politique

Illustration Metropolis de George Grosz, qui quittera l’Allemagne à la veille de l’arrivée du dictateur au pouvoir. © Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid.
Les visiteurs du musée Picasso à Paris sont invités à découvrir la nouvelle exposition « art dégénéré, le procès de l’art moderne sous le nazisme ». Un événement qui, comme son nom l’indique, retrace la politique des nazis autour de l’art moderne, qualifiée par ces derniers comme une menace pour la pureté allemande. Plus de 20 000 œuvres furent la cible du régime national-socialiste, de 1933 à 1945. L’exposition « L’art “dégénéré” : le procès de l’art moderne sous le nazisme » au Musée Picasso, jusqu’au 25 mai 2025, nous plonge au cœur de cette vaste campagne de dénigrement et de destruction.
« […] si Freud a écrit quelque part que “l’anatomie c’est le destin”, il y a peut-être un moment où, quand on sera revenu à une saine perception de ce que Freud nous a découvert, on dira — je ne dis même pas “la politique c’est l’inconscient” — mais, tout simplement : l’inconscient c’est la politique ! » Jacques Lacan. LXIV La logique du fantasme 1966 – 1967 Leçon du 10 mai 1967.
Clinique sociale/clinique individuelle
La psychanalyse et le politique est un vieux débat.
De quelle prétention pouvons-nous nous prévaloir pour parler de clinique sociale ? La psychanalyse n’est-elle pas avant tout destinée à connaître et à secourir les destins particuliers des sujets en souffrance plutôt que de s’intéresser à ce qui pourrait être une psychopathologie de la vie sociale même quotidienne ?
C’est une évidence : durant des décennies, et malgré les écrits de Freud, le domaine du politique dans le microcosme analytique a relevé de l’indicible sinon de l’impensé.
Le résultat fut dramatique à plus d’un titre. Faute de s’interroger sur l’articulation du symptôme social à la problématique singulière du sujet, faute de considérer ce qui dans le discours, dans les replis mêmes du dit de l’analysant était marqué de l’Histoire et de ses effets, les psychanalystes ont développé une remarquable surdité sélective quant à cette dimension.
Cette méconnaissance on le sait provoqua une réaction, et ce fut Wilhelm Reich et quelques-uns de ses contemporains ou de ses épigones plus ou moins tardifs qui, par leurs écrits, dévoilèrent la vérité d’un déni porté par le milieu analytique à l’endroit du politique.
Mais ce dérapage reichien a aussi servi d’alibi à tous ceux qui considèrent l’articulation de la psychanalyse à la politique comme un piège mortel pour la théorie que nous a transmise Freud. Je considère avec beaucoup d’autres que cette errance tend à dénier ce qui fait lien dans l’inconscient.
Ce qui fait lien c’est l’ordre symbolique tel que la langue et la parole l’énoncent : il est de l’Autre. C’est aussi ce qui permet aux pulsions de vie de s’intriquer à la pulsion de mort. À condition de bien voir que la pulsion de mort ne peut être entendue que dans une opération d’intrication sans laquelle elle serait confondue avec la destruction. Pulsion disons-nous à la suite de Freud, (Trieb, poussée) encore un mythe freudien nécessaire à l’élaboration de sa théorie que Lacan reformulera de façon géniale comme « l’écho d’un dire dans le corps ».
La pulsion de mort a suscité une bataille dans le milieu analytique… certains allant jusqu’à considérer cette théorie freudienne comme une fable. N’est-ce pas parce qu’ils n’entendent pas les notions de lien et de déliaison pulsionnelle qu’ils se trouvent réduits à considérer la pulsion de mort comme une pure illusion ?
La pulsion de mort c’est cet amour de disparaître qui résulte de cette rencontre première que le sujet fait lorsqu’il se heurte au langage. La langue maternelle lui assigne une place qui, s’il s’y conforme par amour, fait disparaître sa particularité : le désir qui lui donne vie est aussi celui qui nie son existence. La pulsion de mort est ainsi le premier rendez-vous que l’amour nous assigne lorsque nous naissons et seuls le symptôme ou l’acte créatif nous permettent de surseoir à ce que cette rencontre a de mortel.
Dès lors, il ne sera pas étonnant de constater que ceux qui méconnaissent ce processus sont les mêmes qui tentent de placer le politique hors du champ de la théorie freudienne.
L’hypothèse sur laquelle il faut travailler c’est celle qu’à un système symbolique (social) correspond une structuration spécifique du sujet parlant dans l’ordre symbolique. Dire correspondre élide la question de la cause et de l’effet : est-ce le social qui est déterminé par le subjectif ou vice versa ?
C’est donc très tôt et notamment dans Psychologie des foules et analyse du Moi, que Freud nous invite à saisir que le modèle qu’il construit pour appréhender le fonctionnement de l’appareil psychique est compréhensible à partir de ce qui s’organise dans le social.
« Nous devons en conclure que la psychologie de la foule est la plus ancienne psychologie de l’homme ; ce que nous avons isolé en tant que psychologie individuelle, en négligeant tous les résidus de foule, ne s’est dégagé que plus tard de l’ancienne psychologie des foules, progressivement, et pour ainsi dire d’une manière qui n’a jamais été que partielle. »
Autrement dit, interroger le politique revient à considérer ce qui, dans le social d’une part, et chez le sujet d’autre part, est à l’œuvre en termes de lien. Cela nous oblige non plus à penser en termes de dedans et de dehors, mais en termes de dehors du dedans et de dedans du dehors.
Être attentif dans notre pratique analytique à ce passage entre l’en-dehors et le dedans, à ce point de nouage entre le politique (le type de liens à l’autre) et le sujet, me semble relever de l’éthique de la psychanalyse. La question fondamentale du social doit par conséquent être posée en termes de lien : avec qui d’autre faire lien ou alliance ? Si ce n’est possible qu’avec soi, le lien s’enroule sur soi et c’est l’étouffement narcissique ; si c’est avec l’autre, il faut pouvoir supporter plus que des différences avec cet autre. Le malaise aujourd’hui c’est qu’à défaut de lien qui puisse être vivable, avec ses risques, ses ratages, on veut du lien intégral, total. Et on comprend que pour certains ce soit plus commode de se sacrifier, de s’embrigader, de se ligoter que de risquer à désirer. Les symptômes, les sectes, les institutions en témoignent. En outre si on est obligé de se taire pour que l’autre parle ça permet de croire qu’on a quelque chose à dire.
Le culte de l’intégral
Les quelques remarques qui suivent balisent notre propos autour de la question de la clinique sociale et de la clinique individuelle.
Disons-le d’emblée. Il est de la violence sociale. Il est de l’exclusion. Et les idéologues de la pureté ethnique occupent à nouveau le haut du pavé. L’hostilité est de tous les temps. Et pourtant « hostile » comme « hospitalité », le pouvoir d’être hôte — dans les deux sens — vient de hostem qui veut dire étranger. Quand l’hôte accueille l’étranger, c’est parce qu’il est maître symboliquement. Il peut donc se dispenser d’affirmer sa maîtrise, de la faire sentir puisqu’elle est inscrite dans les lieux, dans le rapport aux lieux. Il n’a pas peur de la perdre, il ne craint pas l’étranger, il n’est pas xénophobe. Être hospitalier ce n’est donc pas faire les simagrées d’une réception. Mais ça se place sous le signe d’un certain amour de la rencontre. Alors que, ce dont il est question dans le trait raciste, c’est de l’envie de la trique du père, ou du rêve d’une mère qui n’accueillerait que ses petits. Se profilent évidemment les questions du Père et de la Mère, de leur intrication, de la place de l’Autre, de la consistance que l’on entend y donner, si on veut bien entendre que l’Autre est ce lieu d’où revient au sujet le discours qu’il tient (qui le tient).
Il se pourrait que la grande trouvaille de Freud tienne dans cette mauvaise nouvelle qu’il a apportée aux humains : l’homme est porté par quelque chose de lui qui lui est inconnu, étranger. Il n’est pas intégré à lui-même, et ce à cause d’un écart qui s’appelle l’inconscient. Comment essayer d’intégrer, de s’intégrer si l’on n’est pas en mesure de supporter que ça échappe ? C’est justement ce que l’intégriste supporte mal, et il compense cette angoisse par le culte de l’intégral, variante du totalitarisme, passage à l’acte d’une main mise sur l’origine. Alors qu’il s’agit d’entretenir une distance, du différentiel.
Petite illustration dans le domaine du sacré. Ce jeu des distances est ponctué de rituels, de sacrifices, avec partage de nourriture. On dit qu’on mange Dieu ou le Père primitif, c’est possible, mais on y consomme aussi son absence. Lorsque le Dieu biblique avertit son peuple élu : si vous suivez mes préceptes, si vous vous conduisez bien j’enverrai la pluie en son temps, vous mangerez et vous serez rassasiés, cela signifie que vous serez rassasiés côté gueule, vous n’aurez pas besoin de vous bouffer entre vous. Et il ajoute si vous violez mes préceptes alors vous m’aurez à demeure : présence hostile et permanente de l’être comme tel. En somme, si l’Autre est totalement là, on est totalement altéré. Donc l’intégration à soi et des autres vise à tenir un certain lien différentiel. On voit la difficulté face à cette plainte : avant au moins il y avait de l’Autre, maintenant il n’y en a plus ! La peur des pays riches de voir des autres infiltrer doucement les frontières c’est l’angoisse devant la fécondité de l’Autre, sa prolifération originelle. Ça fait dire qu’on n’est plus chez nous, et la conséquence c’est de vouloir répondre par des replis identitaires où l’identité sera définie par des facteurs « originels » : le sang, la terre, l’Ancêtre.
Ce qui doit être intégré c’est donc un vide, un vide qui est le vide de l’origine.
Le social est le lieu même du symbolique
Si le politique est bien ce qui fait lien, si ce lien qui est dans la Kultur, et Freud va marteler ce propos plus tard dans Malaise dans la civilisation, si ce lien donc, renvoie constamment aux effets de l’intrication pulsionnelle, alors nous pouvons dire que toute déliaison politique n’est pas sans effet sur le sujet. Nous ne pouvons ni ne devons comme analystes méconnaître cette inscription du politique dans les signifiants, c’est-à-dire chez le sujet.
Mais qu’entendons-nous par « ordre symbolique » ? Qu’est-ce que l’ordre symbolique ? Il faut bien dire que ce n’est pas facile à définir. Nous avons cette réponse qui consiste à dire que le symbolique, c’est le langage, ce qui, évidemment, est à la fois un peu court et un peu long ; puisque, au minimum, il faudrait penser que le symbolique est le langage dans sa dimension transsubjective, c’est-à-dire dans la mesure où il ne détermine pas des places qui lui préexisteraient, mais qu’il les produit, y compris dans leurs relations.
Disons, pour contourner la difficulté de la définition qu’il n’y a pas d’ordre symbolique qui ne soit pas un ordre social.
L’ordre symbolique n’est pas un dépôt de morphèmes signifiants dans la cervelle des sujets, ce serait le comble de la raison subjective ! L’ordre symbolique, c’est effectivement le système de règles, de valeurs et de liens qui font une société ainsi qu’un sujet pour qu’il vienne à faire partie de cette société. Il n’y a, d’ailleurs, probablement pas d’autres façons d’être un sujet que comme produit d’un ordre symbolique, soit comme membre d’une culture. C’est ça, l’ordre symbolique.
La fraternité constitutive du lien social impossible ?
Je partirai de ce que nous dit Freud de la « réaction thérapeutique négative » où il semble indiquer, que les patients tiennent à leurs symptômes, au mal, plutôt qu’au bien, dans des proportions inattendues.
Par conséquent, le bonheur serait loin d’être une perspective à laquelle le sujet aspirerait sans détour, même si, consciemment, il proteste que rien ne lui sourirait davantage.
On le sait, rien ne semble exciter davantage le commun des mortels que le malheur d’autrui, dont il réclame des nouvelles quotidiennes par tous les moyens médiatiques, comme s’il trouvait en elle un écho de sa propre malédiction consentie. La plainte, la soif de justice, d’égalité correspond aussi au fantasme d’avoir été lésé, et il s’agit de regagner sur une jouissance dont un autre profite. Dans cette version du fantasme, c’est souvent un frère qui sera l’occasion de l’affrontement : il est fréquent qu’un ancien ami, ou un proche se trouvent ainsi brusquement mis au rang des accusés. Une telle situation du problème impose de souligner que dès qu’il y a une rivalité fraternelle, on peut être certain que, du point de vue de la jouissance, un objet incestueux motive la lutte.
La fraternité est doublement impossible, tant dans son articulation au père que dans son articulation à la mère. Car il faut cesser pour une part d’être un fils pour devenir un frère.
Ce qu’il convient donc de souligner c’est que la fraternité comme constitutive du lien social et ce qui en découle comme conséquences revendicatrices, le sentiment de justice, d’égalité, de même que l’image du justicier et du héros tant véhiculés dans les fictions collectives, s’organise certes autour du père, du père qui a la trique, du père idéal, mais aussi de la matrice et du corps.
Ce rôle de la mère, disons primitive, de la « grande mère », mieux du matriciel, de l’amour maternel, Freud va le passer sous silence même si plus tardivement il l’introduira dans une sorte de révision du mythe de Totem et Tabou. (in Freud, Œuvres complètes, XIII, Paris, PUF, 1968, p.297.).
En effet, pour l’heure que nous dit Freud ?
Il faut un chef, substitut paternel, page 154 :
« Dans l’Église — nous pouvons avantageusement prendre pour modèle l’Église catholique — prévaut, comme dans l’Armée, aussi différentes qu’elles puissent être par ailleurs, le même mirage (illusion) qu’un chef suprême est là — dans l’Église catholique, le Christ, dans l’armée, le commandant en chef — qui aime tous les individus de la foule d’un égal amour.
De cette illusion, tout dépend ; si on la laissait s’effondrer, l’Église comme l’Armée se désagrégeraient aussitôt, dans la mesure où la contrainte extérieure le permettrait. Cet amour égal est expressément affirmé par le Christ lui-même : ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait (*). Il se trouve, par rapport aux individus de la foule des fidèles, dans la position d’un frère aîné plein de bonté, il est pour eux un substitut paternel. Toutes les exigences imposées aux individus isolés découlent de cet amour du Christ. Un courant démocratique parcourt l’Église, justement parce que devant le Christ tous sont égaux, tous ont part égale à son amour. Ce n’est pas sans raison profonde que l’on évoque l’analogie de la communauté chrétienne avec une famille et que les fidèles s’appellent frères dans le Christ, c’est-à-dire frères par l’amour que le Christ a pour eux. »
Ou encore page 188 : L’égalité des frères, et un seul supérieur.
« Nous avons déjà vu lors de la discussion sur les deux foules artificielles, l’Église et l’Armée que leur condition préalable est que tous soient aimés d’une manière égale par un seul, le meneur. Mais n’oublions pas maintenant que l’exigence d’égalité de la foule vaut seulement pour ses individus pris isolément et non pour le meneur. Tous ces individus pris isolément doivent être égaux les uns par rapport aux autres, mais tous veulent être dominés par un seul. Beaucoup d’égaux qui peuvent s’identifier les uns aux autres et un seul et unique, supérieur à eux tous, telle est la situation que nous trouvons réalisée dans la foule capable de vivre. »
Le père, en tant qu’un corps qui fait loi
Gardons à l’esprit qu’évoquer l’instance paternelle ouvre à tous les malentendus et confusions possibles, puisque sont convoqués selon les auteurs ou les théorisations à faire valoir, les termes de père quotidien (PQ !) ou père de la réalité, père réel, père idéal, père imaginaire, père symbolique avec ou sans p majuscule… jusqu’au Nom-du-Père lacanien, opération métaphorique de substitution, qui vient signifier à l’enfant que le désir de la mère est indexé par un au-delà, à une loi qui fait limite à la jouissance et qui réfère donc la problématique du père dans la langue, faisant ainsi rempart aux dérives culturalistes possibles de la psychanalyse et à une préconisation d’une normalité du père dans la réalité.
Du côté du père nous avons bien évidemment le chef. Soit-il de famille…
Retenons que la vision courante assigne le chef à une place de dompteur de foule, de maître qui maîtrise et auprès duquel on rechercherait la loi réelle. Plus que la loi réelle sans doute s’agit-il de la recherche de l’incarnation de la loi, d’un corps réel qui fasse Loi. D’un corps sans faille qui absorberait tous les chocs et toutes les fêlures, un corps jouissant dont le groupe serait mis en demeure d’y demeurer. Que l’on pense à cette histoire ancienne d’un ancien ministre de la République qui ira jusqu’à déclarer que non partisan lui-même de la peine de mort, si les faits qui lui sont reprochés (sa responsabilité supposée dans l’affaire pénale Yann Piat) étaient fondés, il serait pour la peine de mort pour lui. Remarquable offrande de son corps…
C’est ainsi prêter son corps à ce qu’un groupe n’est pas, pour s’assurer en retour d’incarner ce qu’il est, incarner le Nom qu’il se donne.
La figure du tyran est une figure composite dont il n’est pas aisé de dire si elle s’apparente plus au père tout puissant ou à la mère primitive. On voit aussi la figure du Chef qui s’assigne de surcroît une place de « vierge », de virginité inviolable. Pensons au phénoménales Trumpitudes du Donald actuel qui expriment bien qu’il est appelé à dépasser la Loi, qui, elle, est toujours violable. Dépasser la Loi par une Loi qui en finisse avec toutes lois. Place terrible, car elle ouvre à la possibilité de tenir les autres en échec, position d’idéale virginité, de virginité absolue, inviolable comme la figure de la vierge, figure de l’impossibilité d’y laisser des traces ou mieux toute première trace.
C’est aussi le transfert de la virginité que la masse ne peut assumer, sur le Chef en tenant lieu. Investissement sur une figure génitrice et vierge, nécessité de la faire exister, de la faire naître et du même coup de lui épargner tout signe de mort que pourtant toute naissance ne peut que comporter. C’est donc l’attente que le Chef montre ce qu’est vraiment la Loi, fantasme d’une Loi vierge et impossible à violer, totalement achevée.
Dans cette perspective où le Chef incarne la Loi achevée, le groupe est lié dans son achèvement même, il se complète narcissiquement de façon idéale ou abjecte. S’appeler par son chef comme par son vrai nom, voilà qui plaît forcément, c’est souvent le dernier moyen de croire qu’il y a du désir, de prêter corps à ce désir dont le chef serait l’emblème.
Autrement dit, d’un côté nous avons le lien social référé au père, régi par la loi du père, avec dérivation des pulsions vers des finalités d’intérêt collectif et la mise hors-jeu des femmes, c’est le primat de l’organisation, donc prohibition de l’inceste, parricide, prescription de l’alliance, socialisation des pulsions via l’inhibition quant au but ; de l’autre côté irruption du pulsionnel avec le risque de la déliaison tant du côté du sujet que du social. D’un côté l’intégration du sexuel sous le primat du phallus, de l’autre le règne des pulsions partielles génératrices de désordre social dont le désir incestueux est la matrice.
La présence du féminin, mieux, du matriciel à côté, mais aussi dans la figure du Père doit être prise en compte pour éclairer les questions qui nous occupent. La recherche de la jouissance, la crispation narcissique, l’impossibilité à partager le manque sont constamment à l’œuvre dans la vie de tous les jours.
Il faut insister. Cette mère n’est pas réduite à celle de la famille, mais dans ce qui nous préoccupe, la tradition, la collectivité, l’identité, etc.
La force maternante c’est finalement l’emprise d’une origine, homogène et sans faille, une sorte d’arc-en-ciel du temps qui irait de l’origine à la « fin ». C’est cette figure de l’origine que l’enfant perçoit d’abord et dont il fait son lieu d’accueil et d’inclusion, l’unique objet qu’il investit comme… lui-même.
De plus, c’est souvent un fantasme de la mère : elle peut penser être elle-même l’origine, prenant le relais de la mère qui la précède et qui la suit, et qu’on pourrait nommer, La Femme, ou le Féminin.
Refouler c’est trouer la mémoire
S’il existe une fraternité réelle, elle est l’effet d’une texture symbolique : c’est à dire d’une mémoire vive et non de discours sirupeux sur les valeurs. On assiste aujourd’hui à ce mouvement émouvant de reconquérir son histoire, de se la réapproprier, or son histoire est avant tout articulée à celle des autres. Les individus ne se tirent d’affaire qu’en accédant à leur histoire, les peuples aussi. Benjamin Stora dit qu’il faut croiser les mémoires.
Pensons à tout ce qui s’est dit autour du procès de Maurice Papon. François Léotard dans Libération du 27 octobre 1997 dénonçait « ce sentiment d’être coupable de tout ce qui s’abat sur notre pays » « Les Français ne s’aiment pas, ne s’aiment plus » « notre pays se penche avec une attitude morbide sur les périodes les plus troubles de son passé ». Il faisait alors référence aux situations multiples de repentances, l’Église catholique, les policiers, l’ordre des médecins… « Les enfants n’ont pas à se repentir pour les parents » !
Or ignorer un événement crucial peut amener à le reproduire en toute innocence. En l’occurrence à retrouver les mêmes flambées nationales, les mêmes désirs d’origine pure qui conduisirent naguère au choix totalitaire. Quand on est à une certaine place, on recueille les suintements qui dégoûtent dans l’histoire familiale à partir du refoulé antérieur. Et les choses s’aggravent lorsqu’au lieu de rafraîchir la mémoire, de l’irriguer, de la nourrir on veut remplir ses trous avec du sirop moraliste : être bon et fraternel, tolérer l’étranger. Il ne s’agit pas de seriner aux gens comment ils doivent être, mais les aider à s’éclairer sur ce qu’ils sont, d’où ils viennent, à ressaisir une histoire. Mais comment trouver place dans la réalité si on n’a pas de place dans sa mémoire dans son histoire ? Et l’on sait que le refoulement engendre le trou de la mémoire.
Il y a d’ailleurs des rapports évidents entre les troubles de la mémoire et les troubles narcissiques de type insomnie, dépression. Ce qui montre que ce qu’on peut retenir ou faire revivre à l’intérieur est en rapport avec ce qu’on peut tenir ou retenir de l’extérieur : ainsi la mémoire baisse lorsqu’on se referme sur soi dans un repli narcissique. À la limite un être totalement narcissique (et c’est la nature du maître d’être absolument narcissique, il ne partage rien, il lui suffit d’être aimé sans rien donner en retour) n’a pas besoin de mémoire ; il la supporte mal, tout comme il supporte mal une image de lui.
Ce qui peut limiter cela c’est d’avoir des attaches avec son histoire, sinon vous êtes un bloc d’irrationnel qui fonctionne au principe de plaisir.
Des êtres amputés de leur mémoire, ce sont des êtres qui emboîtent le pas à des mises au pas symboliques paternantes qui leur promettent une histoire en forme d’instants sans histoires. C’est une tentation parmi d’autres, du même ordre que celle de la drogue, on peut s’enivrer avec, mais les lendemains sont déchirants.