
Texte traduit de l’espagnol publié sur le site EN EL MARGEN . Image de couverture : pexels.com
« Il faut cliniciser »[1], disait Lacan en 1977 lors de l’Ouverture de la Section clinique de Vincennes. En 2024, que signifie ce que dit Lacan pour ceux d’entre nous qui pratiquent la psychanalyse ? Y a-t-il encore un besoin de soins cliniques ? De qui avons-nous besoin ? Et quel est le manque qu’il crée, qu’il produit ?
Dire que nous avons besoin d’une clinique, c’est bien plus que supposer que nous manquons de l’expérience que l’on acquerrait en écoutant pendant des heures. Il me semble que c’est une façon de dire que nous avons besoin de la clinique parce qu’elle nous cause des difficultés, qu’elle nous interroge à chaque fois, parce qu’elle nous fait du mal et qu’elle nous fait du mal. S’il n’en était pas ainsi, il s’agirait de se rendre garant — par le savoir — que le locuteur puisse trouver son bien souverain dans l’analyse, et nous savons que ce but moral est une sorte de fraude qui serait aux antipodes de l’éthique de la psychanalyse.
Pour répondre à la question de la validité de ce « manque » du clinicien, il peut être nécessaire d’aborder la question de savoir en quoi la psychanalyse fait défaut dans le malaise de la culture actuelle. Dans une interview accordée à Pierre Bruno dans la rubrique « Deux questions »[2] de cette revue, il disait qu’il ne pouvait dissocier la satisfaction obtenue dans une analyse de la satisfaction éprouvée en s’associant avec d’autres dans un « travail commun ». Cette réponse peut être lue comme une réflexion sur ce que la psychanalyse pourrait apporter à l’individualisme capital dans lequel nous vivons. P. Bruno a déclaré : « Quitter le capitalisme, c’est sortir le capitalisme de lui-même. »
Cela nous montre, d’une part, que la psychanalyse se recrée à chaque instant en fonction du contexte de ceux qui la pratiquent et de la culture desquels elle est aussi un produit. C’est probablement à cause de cette singularité que la pratique implique que nous ayons tendance à répéter — si nous ne reproduisons pas inévitablement — les raisons que nous sommes obligés de donner à propos de notre travail.
Ces raisons qui rendent compte de la pratique, comme le disait Lacan dans la conférence précitée, nous pourrions aussi dire qu’elles sont « la raison depuis Freud » (en fragmentant le titre de l’écrit « Instance de la Lettre »), sont des raisons non kantiennes qui, en situant le sujet dans une excentricité par rapport à lui-même, nous conduisent à argumenter la Chose avec une autre rationalité qui est celle de l’inconscient structuré comme langage.
Nous savons qu’il ne s’agit pas d’un formalisme logique, mais non plus d’une ombre métaphysique, et dans cette limite entre le psychique et le somatique nous essayons de soutenir que le travail de l’inconscient ne s’arrête pas lorsque nous nous réveillons. Il s’agit d’une « dispute incessante » comme le titre un livre de Carlos Kuri[3]. Ainsi, si le même décentrement du sujet perturbe la manière de rendre raison en psychanalyse, il opère aussi dans sa transmission et dans la difficulté de rendre compte du savoir.
De ce topos particulier, la clinique et ses raisons nous voyons qu’elles ne sont pas celles du cogito cartésien mais celles du « signifiant qui résonne », ces mots sur la phonation et la valeur d’équivoque prononcés dans le séminaire Le sinthome[4] sont recueillis par Erik Porge de telle sorte que l’homophonie qui s’effectue dans la langue française, lui permet de dire que le « raisonnement » est la « résonance » de l’interprétation[5].
Et comment cette résonance fait-elle la clinique ?
Depuis les débuts de la psychanalyse, traçant une ligne — si je puis dire « invariante » de la cure — nous l’avons abordée « en touchant, si peu que ce soit, le rapport de l’homme au signifiant… {et ainsi} … le cours de l’histoire s’en trouve changé en modifiant les amarres de son être »[6].
On pourrait donc dire que cette « clinique » n’est constituée ni plus ni moins que de la subtilité par laquelle un « toucher » significatif ne change rien à la réalité et change en même temps tout pour le sujet[7].
Mais comment le cours d’une histoire peut-il changer ? Comment se produit, pourrait-on dire, ce décrochage de l’être d’un sens ? Comment peut varier l’effet d’une réalité qui ne peut être changée, si ce n’est parce que l’on part du fait que dans une analyse il s’agit de la manière dont le sujet comprend de quoi il est l’effet ?
Je dirai cela en tenant compte de la fiction que l’analyse implique, car c’est le détour nécessaire vers une vérité. À un moment donné, quelqu’un parle du caractère autoritaire que les paroles de ses parents ont pour lui, son quotidien devient écrasant, car les rencontres avec eux sont intolérables, il les évite avec de multiples manœuvres qui finissent par le fatiguer et malgré les années où il vit physiquement loin d’eux, l’expérience d’une impasse persiste. Cette distance imaginaire, qui échoue parce qu’elle ne trouve pas d’appui dans le symbolique, est l’envers d’un désir qui se réalise avec un lapsus lorsque, se plaignant de tout ce qu’il fait pour éviter de les voir, il dit qu’il serait plus facile de « les garder » que d’ « en parler ». Précisément, dans cet acte même de « converser » dans l’instance de l’analyse, quelque chose cesse d’être préservé, en même temps qu’il exige les conséquences d’une telle rupture. Ce décalage ou cette inadéquation que produit la résonance dans l’analyse, apporte l’effet d’espoir que dans ces signifiants qui soutiennent le « je suis », c’est-à-dire dans ceux dans lesquels « le je devrais venir », il est possible de cesser de se reconnaître. Bien qu’en réalité tout soit encore là, le sens n’est plus conservé, et en même temps supposer un sujet à ce désir infantile rompt l’histoire des transferts kilométriques et des fuites infructueuses, car s’il y a quelque chose en jeu dans le caractère autoritaire, c’est dans l’exigence de la préservation de ces parents.
Je crois que c’est ainsi que nous confirmons que la pratique clinique et les raisons qui surgissent avec ce qui est nécessaire peuvent changer le cours d’un sens et avec lui celui de l’histoire. Il n’y a aucune garantie que cela se produise, mais il y a une chance que cela se produise. En même temps, elle nous rappelle qu’en raison de son statut d’« œuvre commune », le clinicien en psychanalyse se positionne comme un lien social qui n’existe pas sans l’autre et son absence, c’est-à-dire un humain ; et dans lequel la vérité supposée n’est pas ce dont on part, mais quelque chose qui se construit avec ce qui est dit dans cet entre-deux.
Cependant, cette clinique n’aspire pas à être comprise comme une frénésie de guérison ni comme une « thérapie du psychique »[8], ce n’est pas une identité de perception avec la clinique médicale, en tout cas c’est une clinique qui naît d’une éthique qui cherche à s’interroger elle-même et sur les contingences que l’époque comporte.
Nous reprenons ce que j’ai mentionné au début, si nous avons besoin de la clinique pour ce qu’elle nous interpelle, le moment actuel nous interroge aussi, nous les analystes, sur la manière de continuer à rendre possible l’expérience de l’analyse qui se situe aux antipodes du discours d’époque qui impose la transmission numérique — comme l’appelle Helga Fernández dans son texte Mandibules automatisées « parce que le fait que les analystes traitent d’un langage qui n’est pas une information ne doit pas nous faire ignorer la subjectivité qu’une autre sémiotique détermine dans les corps { …} faisant fonctionner les affects, les perceptions, les mots et les actions non incarnées comme des composants d’un circuit fou »[9].
Il devient évident que nous, psychanalystes, devons poursuivre le travail clinique, car c’est dans cet acte même que sont saisies les traces de la subjectivité d’une époque ; et aussi parce qu’être prêt à écouter ce que cette clinique exige, peut donner lieu au manque que certaines conditions du lien social actuel tendent à éliminer et dont les conséquences pour les individus sont graves : un état d’inconscience par rapport aux choses qui comptent, qui n’a rien à voir avec l’inconscient[10].
Si « la clinique psychanalytique est ce qui se dit dans une analyse »[11], continuer à rendre possible l’expérience de la parole que cela implique est un pari parmi d’autres dans la culture, qui questionne ce flux automatique de la parole non incarnée contre lequel l’auteur met en garde, et le fait à travers la résonance de la parole, un espace où l’on « di-vanea »* (se lève) dans l’association libre, ou plutôt dans l’association nécessaire que l’inconscient enroule. Là où la faute compte — comme nous le montre le rêveur — et modifie ainsi ce circuit de la parole de la digitalité mondialisée dans lequel ne prévalent ni contradiction, ni métonymie allusive, ni métaphore[12].
Gisela Avolio, actuellement analyste, est membre fondatrice de l’École Freudienne de Mar del Plata et membre de la Fondation européenne pour la Psychanalyse. Elle était résident en psychologie à l’hôpital. Sous-zone spécialisée en neuropsychiatrie, Dr. Taraborelli (Necochea, Bs. As.). Elle participe aux activités d’enseignement de l’EFmdp ; elle est enseignante et superviseure de la résidence en psychologie clinique des hôpitaux provinciaux de Necochea et de Mar del Plata. Elle donne également des cours annuels au Centre IPSI et à Umbral, le réseau d’assistance « psi » de Barcelone. Elle pratique la psychanalyse dans la sphère privée.
[1] Lacan, J. « Ouverture de la Section Clinique ». Version bilingue. María del Carmen Melegatti, Rafael Pérez. Critique : Raquel Capurro. Lecteurs : Graciela Leguizamón et Julio. Barrière d’or. Mai 2007. Le texte source en français a été repris : Pas-tout Lacan, www.ecole-lacanienne.net. Texte établi par JA. Meunier. Publié dans Ornicar ? 9 avril 1977.
[2] https://enelmargen.com/2022/01/18/deux-questions-a-pierre-bruno/
[3] Kuri, Carlos. « L’argumentation incessante. » Éd. Homosapiens. 1995. Argentine.
[4] Lacan, J. Séminaire Le Sinthome. Éd. Paidós. Argentine.
[5] Porge, Erik. « La voix de l’écho ». Éd. Letraviva. Argentine. 2019
[6] Lacan, J. Écrits I. « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud ». Page 507. Éd. Siglo XXI
[7] Lacan, J. Écrits I. « Variantes de la cure standard ». Page 336. Éd. Siglo XXI.
[8] Identique à 1.
[9] Fernández, Helga. « Mâchoires d’automate ». Éd. Dans la marge du magazine. 2024. Argentine.
[10] Identique à 1.
[11] Identique à 1.
[12] Identique à 9.