Jacques Cabassut / Les rebonds de la baballe…

Texte Les rebonds de la baballe…[1] pubié sur le site L’@psychanalyse Par Jacques Cabassut[2]. Illustration de la Rédaction.
(Mal)Être culturel
Être social et être langagier ont une naissance simultanée pour la psychanalyse[3]. Ce pourquoi, il n’y a pas de sujet sans Autre (celui-ci se construisant à partir des déterminants fournis par celui-ci), comme il n’y a pas d’Autre sans sujet (un sujet qui, via sa construction subjective, va établir un rapport intime à cet Autre de la Culture, des discours, de la langue, du signifiant, etc.). Sujet de l’individuel et sujet du collectif se réalisent alors dans la proposition de bas de page du Temps logique lacanien : « le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel ».
Nous traversons une période troublée pour chacun comme pour tous — dans le lien social politique — par la dissolution traumatogène de l’assemblée. Cette dernière excède cette journée de travail, mais s’avère cruellement d’actualité quant à la question de savoir ce que peuvent bien faire les psychanalystes et le discours analytique dans la cité face au péril en marche.
Et justement, à suivre l’argument de la journée, lequel convoque les dimensions de subjectivité, de singularité, de sujet dit de l’inconscient… c’est bien la dégradation du discours politique sous les coups de butoir de l’alliance infernale précisée par Marie-Jean Sauret, celle du sujet de la science moderne (dans la toute-puissance de feu d’une rationalité technoscientifique) aliéné à la logique de Marché (propre au discours capitaliste), qui produit aujourd’hui ce « là » où nous en sommes, un « là » scientiste, technocrate, normalisant, adaptatif, protocolaire, réglementaire et conformiste dans son pouvoir de contrôle, de maîtrise et de mise au pas. N’oublions pas que le projet de création d’un ordre des psychologues sur le modèle de celui des médecins est contemporain de nos propos…
Que pouvons-nous donc « y » faire, nous psychanalystes ? Comment mettre le discours capitaliste hors de soi ou ne pas adhérer au signifiant de ce nouveau maître pour nous désidentifier de lui ? Nous savons depuis Freud que « l’exemple est la chose même » … alors, comment éviter le « je suis Coca-cola », cet exemple du regretté Gérard Pommier, ou ne pas adhérer à la novlangue des partis politiques qui ne cessent de vouloir « changer de logiciel » ?
Quantiles…
À ce titre, je vous raconte une histoire de « Q », de quantiles en fait. Le classement des revues par le CNU (Conseil National des Universités) est depuis quelques années une histoire de Q1, Q2, Q3, Q4, qui détermine — en compagnie d’autres indicateurs comme « l’impact factor » — l’ordre — du plus au moins — prestigieux de la revue, donc l’importance des recherches qui y sont publiées, facilitant l’avancement et la carrière du chercheur. Elle nous instruit de la question de la résistance à nous-mêmes et aux discours dominants contemporains, celle des stratégies de résistance et de subversion. Me revient la proposition d’un ancien collègue directeur de master à l’université, qui m’avait dit en son temps : « tu adoptes la forme scientifique, objective, via les échelles et les camemberts, tu proposes du quantitatif et ensuite dans la conclusion tu dis ce que tu veux vraiment dire avec la psychanalyse »… Bref, prendre la forme de l’objectivité et de l’objectivation puis conclure sur la singularité… Impossible ! : à reprendre la formule de Camus, « mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde ».
Du coup, je m’apprête à exhumer un débat d’il y a quinze à vingt ans déjà, lequel garde aujourd’hui toute son incise. Différentes disputations assez sportives, car aux enjeux cruciaux du discours et de la pratique analytique, ont eu lieu entre les tenants de la Nouvelle Économie Psychique (Lebrun, Melman…) et Erik Porge (dont je conseille le texte
« Un sujet sans subjectivité »).
La première des résistances est donc notre résistance intime à la Chose, au sens de l’obstacle qui nous interroge sur la façon dont nous intégrons et faisons nôtre l’adoption de certains termes qui vont la nommer, ravaler les identifications aux identités, le sujet à la subjectivité, le père à une bouillie confusionnelle du père sociologique, psychologique, anthropologique médiatisé, mais surement pas psychanalytique (quant au versant de la structure et donc de la métaphore paternelle).
J’exhume donc ce débat, car il n’est pas sans déterminer une stratégie de résistance, celle que Joseph et moi avons positionnée au fronton de la collection Psychanalyse et lien social dans le sillage d’Anzieu : « hier les psychanalystes avaient à braver la résistance du monde à la psychanalyse. Leur tâche aujourd’hui est inverse : ils ont à soutenir la résistance de la psychanalyse au monde ».
À l’hôpital, à l’université, dans les formations nécessaires au titre de psychologue, dans nos institutions, comme au CNU, — cf. les textes de M.J. Sauret dans « Tous les psychologues ne font pas le même travail (“l’Humanité”) et Intitulés de diplômes : une géopolitique en mouvement » — nous ne pouvons pas nous retrouver ensemble sous la bannière du signifiant clinique, trop de différences subsistant entre ceux qui se réfèrent à l’Evidence-based médecine, aux partisans de la singularité et du symptôme, ceux d’un humanisme sirupeux, de l’EMDR, des adeptes de la pleine conscience, de l’homme « bio-psycho-social » voire du DSM…
Alors, que faire ?
P.P.D.C ou la rencontre réussie…
Disons tout au moins pour aujourd’hui, que nous pouvons nous réunir autour du plus petit dénominateur commun ou P.P.D.C (quant au sujet de la structure), soit celui de la clinique de l’angoisse et donc de la culpabilité. Si l’angoisse nait lorsque le « manque manque » dans la confrontation et à la merci de l’envahissement par l’Autre, un Autre dont on ne sait plus ce qu’il nous veut (Que vuoi ?) … la culpabilité quant à elle, s’entend comme le fait d’avoir joui du meurtre de l’A(a)utre dans le fantasme. Elle s’avère conjointe et nécessaire à la séparation du sujet à son Autre.
Ainsi, sur le plan de la Culture, tous les mythes, ceux des cosmogonies ou autres mythologies religieuses sont ceux de l’Origine. Ils signifient la condition humaine, dans un montage théologique de la causation de la faute et du péché, ainsi que des différentes prescriptions pour les « traiter » d’un point de vue éthique et moral, tant pour le sujet de l’individuel que pour celui du collectif. Ces mythes de l’origine produisent le sens des tourments d’angoisse et de culpabilité, de la misère, de la condition humaine, de son avant (l’origine) comme de son après (la mort).
Il existe donc une angoisse et une culpabilité structurelles, que la psychanalyse positionne comme telles puisque, dans la fabrique de l’humain, être social et être langagier naissent simultanément, simultanéité structurelle donc du sujet de l’individuel et du sujet du collectif.
Phénomène Trans
Le maître mot permettant le nouage de l’individuel et du collectif est ici « Transindividuel ». Transindividuel signifie que « si la vérité ne s’énonce que de façon singulière et subjective, elle n’est pourtant pas isolable du processus par lequel l’autre, les autres s’exercent également à en trouver l’issue. En d’autres termes, il existe une solidarité logique qui implique chaque sujet pour lui-même et aussi dans son rapport au social » (Thibierge, 2007, p. 164). Ici, seul le rugby supplante le football dans cette qualité « socio-politique » démocratique, nécessitant d’en passer par l’autre, les autres de l’équipe, afin de produire du jeu — et ce, en ne progressant que par une passe en retrait afin d’éviter les « en avants » !
Il existe néanmoins un second maître mot : « Phénomène époqual » (Anders, 1956, 2) : « Est donc dit époqual ce qui définit à chaque fois la nécessité d’une époque, c’est-à-dire chaque mutation de l’essence même de la vérité », et ce au lieu du corps propre et du corps social. L’essence de la vérité se confond alors à l’éthique, laquelle se définit dans ce rapport intime, original et singulier à la jouissance.
Or, examinons avec quelques autres (cf. l’ouvrage de Gérard Wacjman
« l’œil absolu ») le « phénomène époqual » contemporain : le triomphe de l’image, des images. Régis Debray (1992, p. 11) à ce titre, nous incite à prendre pour objet les codes invisibles du visible, qui définissent, naïvement et pour chaque époque, un état du monde soit une culture : ou comment le monde se donne à voir à ceux qui le regardent sans y penser.
Au sein de « Footaises », je postule l’inflation de l’image, des images comme moyen de narration contemporaine. Il faut dire que les images à la différence des textes ne révèlent jamais les rapports qui constituent le monde, mais se contentent de prélever des lambeaux de celui-ci (Anders, 1956, p. 18). Dès lors, en montrant le monde, elles le dissimulent.
V.A.R [4]
Et quoi de plus évident que d’observer que cette profusion des images et de leur support (écrans, tablettes, TV, etc.) se réalise via les dispositifs technologiques de contrôle par l’image — ce que nous avons devant les yeux sans y penser — du champ footballistique ? Je parle là de la V.A.R, (assistance de l’arbitrage vidéo) qui est aujourd’hui la norme universelle de la FIFA sur la retransmission des matchs de football (déjà été utilisée dans le rugby).
La VAR opère une véritable révolution du dispositif pris ici au sens foucaldien du terme : le dispositif produit le sujet — aliéné — qui va l’utiliser, le faire fonctionner, se constituant au carrefour des relations — invisibles — de savoir et de pouvoir.
Le dispositif technique n’est donc pas neutre : à l’interface de l’individuel et du collectif, de la structure et de la contingence, de l’être langagier et de l’être social, j’avance que la VAR est un symptôme du contemporain qui occulte et révèle à la fois. Elle compose une nouvelle éthique du regard (Zupancic, 2002) — propre à la post-modernité — qui affecte évidemment la dimension de l’angoisse (propre à la castration et au manque à être) et de la faute sinon de la culpabilité. C’est dire si la VAR révolutionne l’ensemble du champ narratif propre à la Culture.
Maradona
Pour le concevoir, je vous ramène à un temps que les jeunes de 20 ans, etc. quand la VAR n’existait même pas au titre de fantasme.
Lors de la demi-finale de la coupe du monde de football Argentine — Angleterre, un dimanche 22 juin 1986, au stade Azteca de Mexico, Maradona marque par deux fois : le premier but via une faute de main délibérément intentionnelle, l’autre le but absolu.
En conférence de presse, à la question comment avez-vous marqué ce but ?, « Diez » répond : « Un peu avec la tête de Maradona et un peu avec la main de Dieu… ». Maradona est un symbole (pour le peuple argentin qu’il venge de la défaite des Malouines) assumant la narration et la nomination — fautives — de l’image.
Il s’agit là de l’inverse narratif telle que la main d’Henry qui s’affichera en mondovision en ce 19 octobre 2009 au Stade de France accomplira — en même temps que l’élimination de l’Eire et la qualification de l’équipe de France pour la coupe du monde d’Afrique du Sud (Cabassut, 2023).
De fait, Maradona, via sa faute de main, montre le « hors champ » de l’image, là où la VAR hallucine et réécrit le réel.
Car à vitesse réelle, in situ et dans l’instant, la faute n’apparait pas. À séquencer les images au ralenti, la faute apparait telle une révélation mystique. J’en veux pour preuve l’exemple du hors-jeu : la mesure millimétrée, objective et objectivante remplace l’esprit du jeu. Certains hors-jeux sont sanctionnés alors que le défenseur et l’attaquant sont sur la même ligne, pour un doigt, un genou de quelques millimètres devant le joueur adverse.
Dès lors, quel écho pouvons-nous établir dans la construction du sujet éthique et moral, dans l’avènement du rapport et du traitement de l’angoisse et de la culpabilité ?
Rapport et traitement de l’angoisse
L’argument même de la journée comprend la notion d’emprise du concept de traumatisme. À suivre Freud, le Pathos du traumatisé se définit par la tentative dans l’après coup de l’évènement traumatogène, de remplacer l’effroi par l’angoisse, de donner forme au réel par l’image — il s’agit du fameux syndrome de répétition avec réminiscences diurnes et nocturnes (séries cauchemardesques) de la situation de danger.
Bref, en termes lacaniens, l’imaginaire ne négative plus un réel de fait non intégrable. Il le met en boucle stérile.
Cette non-intégration d’un point de réel, conduit le traumatisé à souffrir de réminiscences. Il est envahi par des images qui ont valeur d’hallucinations, tentant dans l’après-coup de symboliser ce qui n’a pu l’être au moment impossible (à vivre, à penser, à dire, à affecter, à représenter…) de la mauvaise rencontre, sans sujet : comme il n’y a pas de sujet du rêve, cette régression hallucinatoire du désir, il n’y a pas de sujet du trauma.
Wajcman (2010, p. 207-211) aura repéré au sein des trois évènements respectifs que sont la guerre de 14-18, la Shoah et l’attentat du 9 septembre, trois « qualités » d’impossible(s) freudiens et finalement trois points de bascule anthropologique, trois « phénomènes époquals » :
Elles se déploient de « l’impossible à dire » (la disparition des « poilus »), à
« l’impossible à voir » (qui martyrise le témoin de l’holocauste, cf. Primo Levi), et débouchent sur « l’impossible de ne pas voir » — tel que l’attentat des tours new-yorkaises du 11 septembre marquera le siècle naissant de son « trop d’images ».
Cette dernière nous intéresse tout particulièrement, puisqu’elle épingle l’exhibition pornographique d’une sidération traumatique qui emprisonne le spectateur en rabattant la réalité sur la fiction du fantasme, soumettant le réel à l’image. Tentative de virtualisation totale et de rencontre pseudo-réussie du virtuel, dans son passage à l’acte au présent.
Ces trois régimes de l’idole, de l’art et ensuite du visuel (Debray, 2002) modifient le statut de l’image en lui offrant une figure-forme esthétique nouvelle. En définitive, le terrain de football et ses images s’inscrivent en matrice d’une « nouvelle éthique du regard » de/à l’homme contemporain.
Et si, comme cause de l’inflation de l’image, à l’instar du traumatisé qui tente de symboliser -stérilement-l’impossible représentation du réel, ne cessait de ne pas s’écrire le « hors champ » structurel de l’image ?
Hors champ — Hors limite
Le hors champ s’acoquine avec le hors limite. Une précision s’impose : aujourd’hui, dans le sport comme dans le lien social, c’est le « hors limite » — de l’acte sportif — qui prévaut. Monique Labridy en reprend sa maxime :
« toujours plus haut, plus vite, plus fort ». Mais le hors limite n’est pas le hors champ. C’est même son envers.[5]
J’avance que la VAR est un dispositif de neutralisation du « hors champ ».
Car il existe un « hors champ », une non-retransmission, une symbolisation impossible, celui ou celle d’un match de football à Auschwitz :
« […] Levi rapporte qu’un témoin, Miklos Nyiszli, l’un des rares survivants de la dernière équipe spéciale d’Auschwitz dit avoir assisté, pendant une pause dans son “travail”, à un match de foot entre SS et membres du Sonderkommando. […] Certains voient peut-être dans ce match un bref moment d’humanité au cœur d’une horreur infinie. À mes yeux, comme à ceux des témoins, cette partie, cet intervalle de normalité, est au
contraire la véritable horreur des camps ». Agamben (1998, p. 27) rajoute : « si nous ne parvenons pas à comprendre cette partie et à y mettre fin, il n’y a plus d’espoir ».
Le « à jamais hors champ » d’après Wacjman, est celui de l’irregardable de la chambre à gaz. Quant à l’Œuvre « Shoah » de Lanzman, elle ne montre pas d’image, mais témoigne par le verbe. Seule l’œuvre d’art est à même de témoigner du point de réel.
Rapport et Traitement de la culpabilité
Qu’est-ce que le péché, la faute, la responsabilité (dont sont exempts l’enfant et le fou) écrit Legendre (2001, 106), sinon ces passions qui tourmentent l’humain ?
Structurellement coupable d’avoir joui dans le fantasme (de la mort de l’Autre, indispensable pour s’en séparer). Sur le plan du « sans limite » sociétal, plus l’on ouvre de jouissances nouvelles, plus il faut les encadrer et les contrôler pour les faire apparaitre-disparaître en majesté.
Et plus on jouit des sommes colossales en jeu dans le football, plus il faut une morale sportive « clean » en dehors de la pulsion de mort et de la jouissance à l’œuvre (affaires de corruption, dopage, etc.)
La VAR ce dispositif objectif et objectivant de contrôle et de surveillance de la faute de jeu, qui la sanctionne, est peut-être aussi la faute de « Je » du fait de sa monstration paradoxale : tout montrer pour ne rien voir et dissimuler donc la vérité du réel.
La VAR crée donc une « réellisation » de l’image, en réinventant l’hallucination du réel, une néo-réalité par discrétion du « hors champ », soit l’évacuation d’un point de réel qui n’est pas dans la représentation imagée. Elle nourrit le discours de l’alliance entre techno science et logique de marché comme le montre les travaux de Marie-Jean Sauret. À la place, le monde ou la société comme spectacle (Guy Debord) et le relai imagé d’une forme de discours religieux, pour lequel tout fait sens !
Pourtant, l’invisible et l’irregardable de l’image (Cabassut, 2023) restent in fine « hors champ », par définition. Ratage assuré. Car, il faut le préciser,
« L’image tient sa puissance réelle de ce qu’elle est prélevée sur un monde qui n’est pas dans l’image, mais qui en construit la force » (Badiou 2015, p. 31). Tel est le discours de légitimité de validité de la preuve scientifique moderne de la faute : elle laisse de côté la culpabilité ou plutôt la honte structurelle d’être né.
Pauvres humains…
Il existe chez Anders (1956) une honte des hommes du fait de la non-identité de l’homme avec soi-même, imperfection honteuse et coupable devant leurs instruments, d’une humiliante perfection. La perfection a contrario est machinique, propre à « l’Homme machine ».
Novlangue managériale[6] et technologique copulent donc dans leur entreprise de ménage, ou pourquoi pas, de management du réel, transformant ce dernier en objet et par là même, croyant épuiser le mystère de l’être (Rappin, 2017, p. 46-47). Ces dispositifs surmoïques opèrent dans leurs effets depuis l’idéal de perfection de la machine, à l’instar de la clinique actuelle des « dys » (Chiha, 2018, p. 154) : seule la machine dysfonctionne, pas l’humain. Laquelle ne cesse de nous renvoyer à la honte de notre origine, celle d’être « devenu » plutôt que « fabriqué » (Cabassut, 2018).
Dans la fabrique de l’humain, persiste toujours la question de la dette, de la faute, de la culpabilité. Du fait de cette naissance simultanée entre être langagier et être social chez l’humain, l’homme qui sait qu’il est né sait qu’il va mourir.
Nous pouvons donc nous soutenir de l’image qui manque (Quignard, 1994), l’image qui manque de l’origine, qui est aussi celle manquante de notre mort. Telle est la dimension du « hors champ ».
Si l’invention hideuse d’Auschwitz est celle du « muselman » dans son statut de mort-vivant, ou de fantôme, celle-ci s’accomplit par la réduction de l’être à l’organique (d’un corps qui n’est plus noué RSIquement parlant).
Et si le fantôme de la post-modernité, qui ne cesse de hanter l’inflation de retransmission de nos matchs tout comme l’avènement de la VAR, prenait source dans ce hors champ de l’image, invisible du fantasme et irregardable de l’abject du match du siècle qui a eu lieu à Auschwitz ?
Et si dans la retransmission de nos matchs de football ainsi que dans le dispositif post-moderne de la VAR, quelque chose ne cessait pas de ne pas s’écrire de ce rapport traumatique, cause de l’inflation de l’image dans la post-modernité ?
La VAR révèle et édifie le phénomène époqual, celui d’un certain rapport à la faute et à l’angoisse que le triomphe de l’image révèle et accomplit. Il se réalise en miroir à la souffrance du traumatisé, lequel s’avère également en écho au fantasme du discours de la science moderne : tout symboliser du réel, en symboliser son « hors champ » fût-il invisible, voire irregardable…
À partir de quoi, les liens avec les dispositifs actuels de contrôle propres aux théories managériales, à la démarche qualité, à celle de la profusion des procédures, etc., s’imposent d’eux-mêmes. L’implantation de « Sérafin ph » dans le médico-social, ce rouleau compresseur de codification, d’évaluation, de normalisation et de contrôle des pratiques vient en fait voiler et évacuer, le réel de limite du « hors champ ».
Aux psychanalystes et au discours analytique de tenter de le restaurer par la parole (Cabassut, 2009). Laisser la parole s’installer, que le sujet puisse tirer les conséquences de ce qu’il dit. Rendre à la parole de chacun sa fonction politique (sans laquelle il n’y a de démocratie que formelle), retrouver la jouissance de la langue — de la lalangue — dans sa fonction poétique, créatrice, transformative (Sauret, 2024, 18-19). Bref, soutenir la résistance de la psychanalyse au monde contemporain.
Bibliographie
Agamben, G. (2006). Qu’est-ce qu’un dispositif ? Paris : 2007, éditions Payot et Rivage pour la traduction française.
Anders, G. (1956). L’obsolescence de l’homme. Paris : édition Ivréa — éditions de l’encyclopédie des nuisances, Tr. Française, 2002.
Cabassut, J. (2023). Footaises/Psychanalyse du ballon rond. Paris : L’Harmattan, Collection Psychanalyse et lien social.
Cabassut, (2018). « Le retour de l’Homme Machine ? ». In 11e Congrès International du Grimh, (Groupe de Recherche sur les Images du Monde hispanique), « Image et Science », IUT Lumière Lyon 2, les 15, 16 et 17 novembre 2018. Actes du colloque, Les Cahiers du Grimh.
Cabassut, J. (2009). Petite grammaire lacanienne du Collectif institutionnel. L’institution parlante. Nîmes : Champ social Éditions.
Debray, R. (1992). Vie et mort de l’image/Une histoire du regard en Occident. Paris : Gallimard. Lapeyre, M. (2000). Complexe d’Œdipe et complexe de castration. Paris : éd. Economica — Anthropos.
Legendre, P. (2001). De la société comme texte. Linéaments d’une anthropologie dogmatique. Paris : Fayard.
Rappin, B. (2017). Au régal du management. Le Banquet des simulacres. Nice : Les éditions Ovidia, Coll. Temps présents — Au-delà des Apparences.
Sauret, M-J. (2024). Message à destination des générations qui viennent. Orange : Éditions le Retrait.
Thibierge, S. (2007). Clinique de l’identité : Psychoses, identité sexuelle et lien social. Paris : PUF, p. 164.
Zupancic, A. (2002). Esthétique du désir, éthique de la jouissance. Nîmes : Champ social, Théétète Éditions.
[1] Ce texte se situe dans le prolongement de l’ouvrage : Cabassut, J. (2023). Footaises/Psychanalyse du ballon rond. Paris : L’Harmattan, Collection Psychanalyse et lien social.
[2] Jacques Cabassut est Psychanalyste [l’@psychanalyse], Professeur de psychopathologie clinique à l’Université de Nice Sophia/Université Côte d’Azur (UCA), membre du LIRCES [Laboratoire Interdisciplinaire Récits Cultures et Sociétés]. Superviseur d’équipes, il a été auparavant Psychologue clinicien dans le champ de la Santé, du Social et du Médico-social.
[3] Mais, si être langagier et être social sont simultanés, c’est qu’ils impliquent un consentement commun à perdre une peu de jouissance, indispensable à « se » parler et à la retrouver de façon substitutive dans les mots — ou plutôt les signifiants — et la « parolisation » à l’œuvre. Dans les histoires et autres affaires singulières, comme au sein du lien social, c’est bien cette part de jouissance sacrifiée, à suivre Michel Lapeyre (2000, p. 94-95), qui caractérise une culture, une civilisation, une société, dans la façon dont chacune d’elles en pousse la reconnaissance et/ou la méconnaissance, les soumettant à différents traitements qui, pour le sujet de l’individuel comme pour le sujet du collectif, ont respectivement pour nom : refoulement, déni-désaveu ou démenti, dénégation, ou forclusion.
[4] VAR pour « Video Assistant Referee » soit arbitrage vidéo assisté. L’arbitre est relié — par une oreillette — à quatre de ces collègues qui, en cabine, visionnent et expertisent les images retransmises du match et communiquent avec ce dernier. Ce dispositif, que seul l’arbitre central peut utiliser — et non les arbitres de touche —, concerne 4 situations de jeu : la validation d’un but, l’attribution d’un carton rouge direct à un joueur, une action pouvant être sanctionnée d’un penalty, la correction d’une erreur dans l’identification d’un joueur pénalisé par l’arbitre. L’arbitre n’a aucune limite de temps pour prendre sa décision, après visionnage — possible — sur le bord du terrain des images de l’action désirée. Sur les quatre arbitres vidéo nécessaires au sein du dispositif, l’un d’eux est en lien avec le bord du terrain et incite l’arbitre central à visionner telles ou telles images — Source Wikipédia. Il est aujourd’hui utilisé dans les grands championnats nationaux — Ligue 1 en France —, ainsi qu’en coupe du monde, comme en Champion’s League, ainsi que dans bon nombre de sports collectifs, au rugby, au handball, etc.
[5] Il faut voir à ce titre Le fils de Saul (2015), film aussi magistral qu’insupportable. László Nemes, le réalisateur, fait du cadre un hors champ : il intègre une part du réel dans la réalité des images en floutant tous les arrière-plans, tout en y intégrant l’inaudible de son vacarme vociférant. (Cabassut, 2023)
[6] Je remercie mon camarade Jean-François Gomez, qui, au détour d’une de nos conversations ordinaires et passionnées, m’aura rappelé d’abord la proposition évoquée, celle d’un management qui évacue la dimension tragique, ensuite la lecture de l’ouvrage de Rappin.