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Pierre Marie / #METOO et après ?

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Texte publié et à retrouver sur le site PSYCHANALYSE EN EXTENSION.

Le mouvement féministe contemporain tel qu’il s’est cristallisé autour du mot d’ordre #METOO s’est notamment concentré autour du combat contre les violences sexuelles infligées aux femmes. Il est certes problématique de réduire chaque « vague » du féminisme à une cause paradigmatique (le droit de vote, l’avortement, maintenant les violences sexuelles), comme si la lutte s’arrêtait à des revendications identifiables alors qu’elle déborde souvent tous les cadres que la politique classique tente de lui assigner ; mais justement, dans cet article, Pierre Marie cherche à interroger historiquement la notion de violences sexuelles. Il montre ainsi que ces dernières n’ont pas toujours existé de la même façon, de même que les luttes pour les combattre. Il participe de la sorte à saper la vision progressiste de l’histoire selon laquelle nous progressons depuis toujours vers une émancipation tendanciellement toujours plus grande.

Le surgissement de « #METOO » est un événement hors du commun, dont la portée civilisationnelle oblige à revoir nos catégories de pensée habituelles ; même les féministes « historiques » n’arrivent à le penser n’y voyant que sa dimension d’excès, mais qui ne l’épuise puisqu’est en jeu la violence sexuelle infligée aux femmes.

Pour la première fois l’accent est mis non sur l’absence de prise en compte par la société des capacités politiques, juridiques, intellectuelles des femmes, revendications des féministes « historiques », mais sur l’absence de prise en compte par la société de la violence sexuelle subie par les femmes, violence qui s’exerce partout, dans la rue, la vie professionnelle, la vie privée, sorte de banalité qui échappe au regard de tous.

Cette banalité de la violence sexuelle n’est pas sans faire écho à un constat de Freud sur la virilité impétueuse des hommes de notre société à laquelle il donne le nom de protestation virile, comme si facilement les hommes ne pouvaient s’empêcher de jouer une virilité imaginaire s’exprimant à travers une sexualité qualifiée par Freud du plus commun des ravalements où les femmes se retrouvent réduites au rang d’objet et ne sont nullement appréhendées comme sujet. Cette virilité impétueuse est-elle intrinsèque ou induite ? Or, il semble que les hommes de sociétés d’hier et d’ailleurs manifesteraient un certain respect de la dignité sexuelle des femmes.

Cette virilité impétueuse serait-elle, comme il est souvent affirmé, le corrélat d’un masochisme féminin ? Mais, un tel masochiste est-il intrinsèque ou induit ? Là aussi, l’observation des femmes de sociétés d’hier et d’ailleurs montre que ce masochisme est circonstanciel, lié à notre société.

« #ME TOO » vient donc questionner l’aveuglement de notre société et de ses membres à la banalité de la violence sexuelle subie par les femmes, mais « #ME TOO » vient aussi questionner les modes d’identification que notre société propose aux hommes et aux femmes, aux uns une virilité impétueuse, aux autres un masochisme résigné.

Questionnement difficile à entendre pour la plupart d’entre nous. Comment, nous n’avions pas vu ? Comment, nous n’arrivons pas à voir ? Mais, c’est que nous voyons et agissons toujours à partir d’un arrière-plan culturel, dans une forme de vie partagée et qu’il ne peut en être autrement. Quel colon au cours de la colonisation française en Afrique était outré du traitement réservé aux « indigènes » ? Quel parisien était révolté à l’aube du 16 juillet 1942 par les arrestations massives d’enfants, de femmes et d’hommes portant une étoile jaune sur la poitrine ? Qui aujourd’hui est indigné par les conditions des migrants ou les lock-out consécutifs aux délocalisations d’usines ? Tout au plus, on détourne la tête et l’on se dit : ça ne me regarde pas, expression intéressante qui est celle de l’interpellation de Bossuet dans son sermon sur L’éminente dignité des pauvres ou celle d’Ivan Karamazov dans son poème du Grand Inquisiteur.

Nous ne pouvions voir la violence sexuelle infligée aux femmes ou nous pouvions la penser naturelle, considérant qu’elle avait toujours été et qu’elle était partout, tout simplement parce qu’elle n’était pas un fait isolé : « Tiens, le voisin bat encore sa femme », mais une réalité ordinaire : une main aux fesses dans le métro, une blague grivoise au café lorsqu’une jeune femme y entre, un commentaire d’un responsable à sa subordonnée sur ses capacités sexuelles, une manière de faire l’amour indifférente aux attentes de sa partenaire, quand bien même sait-on vaguement qu’il y a des sociétés où cette violence est absente, sociétés lointaines : Moso, Minangkabau, Touareg, etc. Ou passées : Égypte antique, Scythie, Inde (Lois de Manu), Afrique ancienne (Léonora Mialo lui a consacré un livre), etc., mais cela nous paraît, disons le mot : « folklorique ».

Pour saisir cette importance de l’arrière-plan dans la constitution du regard, il suffit de se souvenir que la qualification de violence sexuelle dans le monde gréco-romain n’était retenue que si elle touchait une femme libre épouse ou fille d’un patricien, à l’exemple du viol de Lucrèce par Sextus Tarquin, non si elle portait sur une femme étrangère ou esclave, au point que l’exquis Art d’aimer d’Ovide concerne seulement la séduction de la femme libre se prêtant au 1er siècle au jeu de la courtisane.

La cécité des féministes « historiques » sur la violence sexuelle infligée aux femmes est ainsi celle de tous ; elles ne pouvaient voir ce que personne ne voyait d’autant plus que leur regard portait et porte encore sur une iniquité objective : la différence qu’instituait la société moderne entre les capacités politiques, juridiques et intellectuelles attribuées aux hommes et celles attribuées aux femmes, dans un contexte demeuré malgré tout jus naturaliste : les fameux droits de l’homme admis comme allant de soi depuis Thomas d’Aquin puis l’École de Salamanque.

Car cette différence instituée par la société est récente et concomitante de l’apparition du droit positif comme lors du Bill of Rights de 1689 (Glorious Revolution), du Bill of Rights de 1776 (Virginie) ou de la Révolution en France : des droits admis, politiques, juridiques et intellectuels, y furent mis en cause et les femmes y perdirent leurs capacités politiques, juridiques et intellectuelles.

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