POSTS RECENTS GNIPL

Sandrine Aumercier / L’internet, un enfant de Freud ?

189views

Ce texte est la version française d’un texte paru en septembre 2024 en allemand dans la revue Ästhetik & Kommunikation, n° 192/193. Il est à retrouver sur le site GRUNDISSE. Illustration « Le Double Secret », 1927. René Magritte.

I

Vers la fin des années 90, lorsque j’étais étudiante, j’avais passé plus des vingt premières années de ma vie, comme tous mes contemporains, sans connaître l’Internet. Le monde était entièrement différent à cet égard. L’anticipation dévorante qu’impose l’Internet n’avait pas encore rongé nos vécus. Nous ne connaissions pas cette omniprésence numérique qui nous dérobe chaque jour un peu plus la substance symbolique du monde. Je me souviens de cette excitation disparue, de la sensation de mystère qu’accompagnait la découverte d’un lieu non référencé ou non géolocalisé ou d’une personne non connectée, lorsqu’on ne pouvait pas situer et vérifier virtuellement tout être et toute chose. Les choses ne possédaient pas encore leur doublon virtuel. Il y avait bien des livres et des films, mais il n’y avait pas de réseau qui englobe tout. Le vécu s’est infiniment aplati à cet égard. Nous avons franchi une étape nouvelle et décisive dans le « désenchantement du monde ».

J’entrai soudain en contact avec l’Internet à l’Université et au Forum des Images de Paris. Des ordinateurs furent installés pour permettre au public de découvrir l’Internet. Je devins immédiatement accro à ces ordinateurs publics et je pris à partir de ce moment-là une habitude qui ne me quitta plus : la boulimie d’information numérique. Elle me consolait souvent de la stupeur de ma vie et de mes études. J’avais déjà l’habitude de m’asseoir dans les bibliothèques pour m’adonner à ce vice, sautant d’une référence à l’autre, sans fin, mais toujours en suivant mon flair et ma question. Désormais, quelques clics suffisaient pour suivre le filon de la connaissance. La « passion de l’ignorance » (Lacan) : voilà de quelle maladie j’étais atteinte ! J’abhorrais les frontières académiques et je trouvais scandaleux de devoir cantonner mes études à une seule discipline — et dans quel but en outre ?

Durant ces années, j’entrepris une psychanalyse avec un psychanalyste freudien. Cette analyse, qui dura cinq ans avant que je ne claque la porte, ne cessa d’être habitée d’une tension portant sur ses propres conditions théorético-pratiques. La manière qu’avait mon analyste d’interpréter ce que je disais ne cessait de me révolter. Et cela n’arrangeait pas les choses qu’il attribue ma colère à ma « résistance ». Ce n’est pas sans soulagement que je découvris chez Lacan qu’« il n’est de résistance que de l’analyste ». L’analyste a en effet une responsabilité fondamentale dans la théorie qu’il applique implicitement et, ce faisant, le fantasme qu’il met en œuvre au nom de principes techniques ou théoriques objectivés et tamponnés par l’existence d’une communauté analytique qui les partage. Le désir de l’analyste (Lacan) fait l’orientation de la cure, tandis que la trituration de l’inconscient ne fait qu’alimenter un stupide bavardage théorique ou analytique. Il me semble que Lacan n’a pas martelé autre chose à son auditoire durant toutes les années de son enseignement. Nous n’allons pas en analyse pour apprendre « de quoi est fait » notre inconscient, mais pour dérouler notre question subjective et assumer la responsabilité de ce déroulement (encadré par le transfert). C’est une question éthique, pas une question de connaissance.

Un jour, mon analyste me dit avec une fierté évidente : « L’Internet, c’est l’enfant de Freud ! » Mon niveau de colère augmenta immédiatement d’un cran. Mon niveau de paranoïa aussi. Quoi ? Fallait-il maintenant comparer les associations libres avec des liens hypertextes ? Il me sembla de plus en plus que mon analyste défendait, sur le plan épistémologique, une variante de ce qu’on appelle l’associationisme. Cette théorie, issue de l’empirisme philosophique, explore les associations fonctionnelles entre les stimuli objectifs et les sensations subjectives, qui constitueraient la base de la vie psychique ultérieure. C’était sans doute la raison pour laquelle il m’interrogeait si souvent sur « mes associations », pour les replacer ensuite dans son système d’interprétation. Cette question m’amena à m’intéresser à l’œuvre de Lacan, puis à étudier la psychologie et enfin à devenir psychanalyste.

II

Lacan s’est intéressé à la cybernétique dans les années 50, lorsqu’il développait sa théorie du signifiant et de « l’autonomie du symbolique ». La cybernétique disparut toutefois rapidement de ses références. La machine cybernétique ne constitue en effet que la limite du symbolique et non le symbolique lui-même. Car la machine n’a rien de symbolique en soi, si ce n’est l’implémentation objectivée d’une finalité. Cette finalité n’est rien d’autre qu’une partie séparée et autonome de l’ordre symbolique qui confère à la machine son telos social. Ce telos est la raison sociale pour laquelle le monde des machines doit absolument et quoi qu’il en coûte continuer à se développer dans le monde moderne. Les machines autonomes, dans leur époustouflante apparence de s’affranchir de toute volonté humaine, cachent bien le telos qui justifie leur existence. La machine dite autonome manifeste l’existence d’un ordre symbolique humain qui a la particularité d’objectiver un ensemble de règles de fonctionnement instrumentales et de les détacher de leur point d’émergence. En tant que machine autonome, elle dévore justement l’ordre symbolique dont elle est issue. Lacan a corrigé une conception de « l’autonomie du symbolique » pour le moins propice aux malentendus, en ne cessant de souligner par la suite le lien étroit entre les trois registres du réel, du symbolique et de l’imaginaire.

Alors l’Internet est-il l’enfant de Freud ? Pour répondre à cette question, nous devons commencer par nous demander ce qu’est l’Internet. L’Internet est un réseau qui relie entre eux différents ordinateurs — autrement dit, des systèmes physiques de traitement des données. Ces systèmes sont des automates qui suivent des instructions et que l’on appelle des logiciels. Les logiciels traitent des informations qui peuvent justement être échangées sur le réseau.

L’intelligence artificielle actuelle est un assemblage plus complexe de calculs, une sorte de logiciel généraliste supérieur. Bien qu’elle ait besoin d’une quantité énorme de données, elle n’est pas elle-même une donnée, mais un système supérieur de traitement des données.

L’usager d’Internet peut considérer le foisonnement d’informations à laquelle il a affaire comme l’alpha et l’oméga de la chose numérique. Mais Internet n’est que le niveau phénoménal, médiatique, de la mise en réseau des logiciels, c’est-à-dire de nombreux processus de calcul.

La question de savoir si Internet est l’enfant de Freud renvoie donc à l’autre question, à savoir ce qu’est cette mise en réseau de logiciels. Est-ce « l’inconscient » qui à travers les instruments qu’il a mis au monde — et qui pourraient finir par le dépasser — se manifeste et se réalise comme ce qui, dans le sujet, le dépasse, le menace et se dérobe à sa compréhension ? « L’inconscient » est-il en train de nous jouer un mauvais tour collectif ? Le réseau mondial des logiciels d’aujourd’hui est-il un produit de l’inconscient ?

III

La fréquentation assidue de l’Internet m’a progressivement rapprochée de la question de sa propre cause, à lui dérobée, qui renvoie en miroir à la question de ma propre cause, à moi dérobée. Il ne me vient pas à l’idée de pratiquer le shopping en ligne, les jeux en ligne, le visionnage de séries en streaming, je n’ai jamais pratiqué les réseaux sociaux, je n’utilise pas de GPS, je ne stocke pas sur le cloud ; je n’ai même pas de smartphone. Je n’ai qu’une seule et unique pratique, celle de chercher du savoir, qui m’est ici offert avec une folle profusion. Je n’admets aucune limite théorique à ce mouvement de recherche. Je m’insurge contre toute exigence de me transformer en spécialiste d’un domaine professionnel borné. Je suis l’antithèse du plan de carrière. Et dans cette entreprise je me rapproche du noyau même de cette inquiétante étrangeté, qui me renvoie le reflet objectif d’un trou de savoir que je ressens aussi au fond de moi-même.

Mon voyage dans l’Internet ressemble à d’innombrables trous de ver que je creuse dans la matière du savoir. Souvent d’anciennes galeries en croisent de nouvelles et cela ressemble à une trouvaille. Mais la multiplication de ces galeries est incapable de former un tout. Cependant, je ne m’aventure pas dedans sans la main sûre de ce guide : ma question. Au bout de cette quête, je le sens, l’intimité de ma question et l’objectivité monstrueuse de ses détours finissent par se rejoindre dans une seule et même perdition. Cela se passe par-delà toute apparence d’utilité. La question centrale se situe donc par-delà l’utilisation d’Internet. Il s’agit de la poursuite d’une question que le savoir quantitatif et le bon sens quotidien peuvent colmater, mais à laquelle ils ne peuvent justement pas répondre. Ce n’est pas sans raison que Lacan disait que la structure d’une névrose est essentiellement une question.

Il y a en effet plusieurs manières de questionner : on peut adopter la première réponse venue ou poursuivre sa question à l’infini. Google avait déjà réponse à presque tout ; ChatGPT t’épargne maintenant de traiter cette réponse. Mais qu’est-ce donc que ces réponses que nous prenons en plus pour personnellement adressées ? Internet et l’intelligence artificielle — qui puise le matériel de ses calculs dans l’énorme quantité de données disponibles sur l’Internet — nous rendent finalement addict à leur apparence de répondre à tout. Les objets numériques deviennent la médiation immédiate de toutes les transactions sociales qui constituent le symbolique. Nous régressons ainsi vers un état puéril en nous livrant à cette médiation technique potentiellement sans reste. Le logiciel d’une part et les sujets d’autre part demeurent pourtant la boîte noire de tous les processus.

La médiation technique omniprésente présente toutefois une fissure inquiétante à l’endroit de sa propre totalisation. Couplée à Internet, l’intelligence artificielle est issue d’une cause logique à laquelle elle-même n’a pas accès. Bien qu’elle soit censée avoir réponse à tout, elle ne pourra jamais répondre à la question de son pour quoi. Sa boulimie de données se fracasse contre le mur de sa propre cause.

IV

On peut se demander inversement s’il serait possible de réconcilier le freudisme et l’intelligence artificielle sur la base d’un élargissement de la base de calcul de cette dernière. L’inconscient pourrait-il ainsi émerger de l’IA ? Bernard Meltzer, un informaticien, affirmait par exemple dès 1985 que l’IA ne s’intéressait qu’aux processus secondaires (au sens freudien) et devrait dans l’avenir y inclure les processus primaires — comme si on pouvait les séparer et les traiter chacun de leur côté ! Les processus primaires et secondaires se produisent sur la base de l’économie pulsionnelle individuelle. Comment les appliquer à une création non humaine sans partir du principe que la calculabilité peut être étendue à l’infini jusqu’à ce qu’elle se heurte à son propre noyau irrationnel inhérent, qu’elle serait par-dessus le marché capable d’intégrer à son calcul ?

Cette conception méconnaît la contingence d’une forme historiquement particulière de production de savoir. Celle-ci a produit à la fois un monstre et son reste, ce qui jamais ne se laissera circonvenir par la boulimie de données ni par l’élargissement de la calculabilité — puisque son défaut ontologique est à son principe. L’inconscient n’est ni la cause ni un autre logiciel plus performant issu de cette évolution historique. Il n’en est que le déchet irréconciliable. L’inconscient n’a pas créé l’impossibilité intrinsèque que ce monde-machine met pathétiquement en scène, mais il est l’effet-sujet de cet impossible. La psychanalyse recueille l’effet de cette structure historique à même le sujet. En d’autres termes, le principe de l’intelligence artificielle et l’inconscient sont logiquement apparus simultanément, comme les deux branches irréconciliables d’une constitution historique commune. Par conséquent, aucun ne peut être déduit de l’autre.

Le fantasme de fusionner l’humain et la machine attribue à une fonction symbolique isolée (celle de la calculabilité) la totalité de l’ordre symbolique que cette même fonction, autonomisée comme le balai de l’apprenti-sorcier, s’acharne à détruire. Le raffinement de cette fonction isolée et absolutisée, celle de la calculabilité, qui serait capable de se féconder et de s’élargir elle-même, par exemple de logiques non binaires, n’est alors que la promesse de possibilité d’une chose structurellement impossible. Elle peut peut-être accessoirement liquider l’espèce humaine, mais elle ne peut en aucun cas rejoindre sa propre condition logique pour fusionner avec elle. Et l’inconscient peut être le témoin de cette impossibilité dans le sujet, mais il n’en est ni la cause ni le but à rejoindre.

Voilà en tout cas la conclusion à laquelle je suis parvenue au terme de plus de vingt-cinq années d’errance numérique et d’activité psychanalytique, alors que je pouvais de moins en moins ignorer que la « cause du savoir » (Lacan) reste verrouillée des deux côtés, parce que chacun d’eux partage une genèse logique commune qui, justement, les sépare aussi de manière insurmontable.