Jean-Jacques Tyszler / À la rencontre de Sigmund Freud

Texte paru dans la Newsletter de la Fondation européenne pour la psyhanalyse de novembre 2024.
Est-ce le bon moment pour parler de Freud ? Il ne se passe pas une soirée sans qu’un proche me rapporte tel bon mot contre la psychanalyse ou à l’endroit de l’homme Freud directement. J’ai pris l’habitude de faire le gros dos en attendant mais cela insiste et se répète.
J’ai consacré toute ma vie de travail à la psychiatrie et à la psychanalyse, aussi bien en cabinet qu’en pratique institutionnelle. Ce sont des centaines et des centaines d’enfants et d’adultes reçus et accompagnés tant bien que mal. Je crois que toute famille a eu recours à l’écoute bienveillante telle que Freud l’a proposée. Qui n’a pas accompagné son enfant à une consultation ? Qui n’a pas demandé de l’aide pour lui-même, un proche ou encore un parent vieillissant ?
J’ai de ce fait toujours du mal à comprendre la virulence des critiques adressées à la « science de l’inconscient ». Verrait-on une autre discipline attaquée ainsi sur sa compétence et son efficacité ? Verrait-on d’autres scientifiques jetés en pâture dans la presse et les médias comme lors des polémiques récentes sur la question de l’autisme ?
Tout cela paraît normal et plus personne ne s’en offusque. D’un point de vue factuel, j’ai, comme beaucoup de jeunes de mon époque, rencontré Freud au lycée, au moment du cours de philosophie. Dans mon souvenir, ce fut un véritable choc, le même que celui que j’avais ressenti précédemment en lisant Marx ou Lénine.
Ce n’est pas que ces auteurs semblent partager une certaine vision émancipatrice de l’humanité, et ce, d’autant moins que Freud porte en lui une forme de pessimisme profond quant à la nature humaine. Le choc était plus intime, émotionnel — je pense tout simplement en lien avec l’éclairage sur la sexualité. Un jeune de dix-sept, dix-huit ans, est avant tout concerné par son entrée dans la sexualité, et il faut bien dire que Freud raconte à ce propos des choses que l’on ne peut entendre ni lire nulle part ailleurs.
J’ai dévoré les traductions alors disponibles qui me semblaient belles, même si j’ai appris plus tard qu’elles étaient approximatives. Les éditions savantes d’aujourd’hui sont à coup sûr plus exactes, bourrées de notes et de renvois érudits, mais elles n’ont plus le souffle poétique et violent que j’avais trouvé alors.
À côté de la littérature française proposée par les études, je me plongeais dans les grands romans russes dont mon père était friand et qui, à leur façon, comme ceux de l’immense Tolstoï, parlent de l’âme et des passions humaines.
Encore aujourd’hui, la rencontre avec Freud est souvent le bouleversement produit par une seule phrase, une façon de dire comme un coup de poing qui ouvre une brèche, une question qui ne va pas cesser de se poser. Parlant de son identité, Freud dit : « Mes parents étaient juifs, moi-même suis demeuré juif. » Cette seule phrase, apparemment anodine, a toujours ouvert pour moi un abîme, une forme d’évidence et de complexité ; j’aurais pu dire exactement la même. J’ai connu enfant une forme d’intégration, non pas d’assimilation, de la vie familiale juive à la culture française ; la religion ne tenait pas beaucoup de place, sauf au moment des mariages et des naissances, pour la circoncision des garçons. Nous nous réunissions chaque année lors d’une ou deux fêtes juives au moment du Grand 7
Pardon ou de Pessah. La famille était marquée depuis au moins deux générations par un fort courant de laïcité et d’aspiration sociale qui était plutôt habituel pour des juifs venus de Pologne.
Cette division entre le rappel d’un trait historique de l’identité et la volonté affichée de participer de plain-pied aux idéaux issus de la rationalité semble tout à fait présente chez Freud.
Son article « l’Avenir d’une illusion » consacré à la religion est d’une force incroyable pour un jeune qui cherche ses appuis. Serait-on capable aujourd’hui de parler aussi vertement du fait religieux ?
Je me revois passer sans cesse d’un grand texte comme celui-là, qui touche à des questions philosophiques de fond, ou encore le bouleversant « Actuelles sur la Guerre et la Mort » et ses questions humaines de premier plan, à des textes me ramenant sans cesse aux mystères du sexuel et à nouveau à la rencontre tremblante de mots à peine acceptables tant ils sont gorgés de vérité clinique, tels que dans « la morale sexuelle civilisée » qu’il faudrait distribuer lors de chaque mariage.
Nous n’avions pas dans ces années qui suivaient 1968 le sentiment des appartenances communautaires. Dans mon petit lycée de banlieue, je fréquentais des copains et des copines de toute origine et de toute confession sans même me poser la question de ce type d’appartenance. Nous nous invitions fréquemment dans nos familles respectives sans obstacle apparent. Il est difficile d’expliquer pourquoi nous assistons aujourd’hui chez beaucoup de jeunes à un tel raidissement de l’identité…