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Florian Houssier / Rencontres sexuelles à l’adolescence

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Introduction par Florian Houssier[1]

Le dossier que contient ce numéro de la revue Cahiers de l’enfance et de l’adolescence reprend, chacune étant réélaborée par son ou ses auteur(es), des communications faites lors du colloque du CILA[2] consacré aux « Rencontres sexuelles à l’adolescence » et organisé en novembre 2023 à l’UCLY[3] de Lyon, à l’occasion de la sortie de l’ouvrage intitulé le « Vocabulaire psychanalytique des processus adolescents » (Givre, Houssier, 2024). 

Quoiqu’en disent certains qui imaginent que l’adolescence est une subite création de la modernité, l’adolescence a toujours existé, et avec elle de multiples formes de vacillement de l’identité sexuelle. Avec l’entrée dans l’adolescence, c’est bien souvent l’ensemble du rapport au monde qui se trouve intensément érotisé. La vie sexuelle pubère, dans un premier temps, ne peut que passer par « s’abandonner dans les fantasmes », dans « des représentations qui ne sont pas destinées à se réaliser », rappelle S. Freud (1905, p. 137) ; cette activité fantasmatique adolescente centrée sur le choix d’objet peut faire l’objet d’une fixation névrotique (Houssier, Brault, Haidar, Bonnichon, 2024). La dimension infantile du scénario fantasmatique choisi s’articule avec sa fixation par et dans l’activité fantasmatique, qui apparaît comme un des enjeux de l’adolescence : passer du désir agi en fantasme à celui réalisé avec l’objet externe.

Lorsque Freud écrit les « Trois essais sur la théorie de la sexualité », il considère la perversion comme faisant partie des processus de développement dits typiques, comme un cheminement infantile torsadé au cours duquel l’interdit œdipien le dispute aux tendances sexuelles perverses polymorphes. Freud n’investigue pas seulement l’infantile, ce sexuel irréductible dont les composantes de satisfaction échappent à toute logique éducative ou développementale ; il inclut l’adolescence comme révélateur de l’infantile perlaboré (ou non) par le travail de subjectivation adolescent, dans une tension entre une amorce d’activité sexuelle post-pubère et une fixation infantile qui emporte le sujet sur le versant pervers face aux transformations nécessaires de l’adolescence. Lorsque la tâche maturative post-pubère ne trouve pas d’étayage interne, la fixation perverse s’impose au sujet comme autosolution face à un risque plus désorganisateur, peut-on ajouter aujourd’hui. La « solution perverse », ou l’aménagement défensif qui la sous-tend est une organisation « as if » (Deutsch, 1933) qui maintient certaines apparences, mais masque mal la profondeur dépressive liée à l’échec élaboratif du complexe de castration, couplé avec le lien érotique primordial et insécable à la mère. 

Les aspects les plus significatifs relevés par Freud en 1905 nous sont connus ; si on suit l’idée que la névrose est le négatif de la perversion, l’adolescence est le temps créatif de :  

– la disjonction, et non la confusion, entre la tendresse et la sensualité ;   

– l’assomption du primat du génital sur les plaisirs préliminaires, l’un d’eux étant activement recherchés comme épicentre de la satisfaction libidinale chez le sujet pervers ; 

– le passage d’une sexualité auto-érotique à la découverte de l’objet sexuel complémentaire, source de la rencontre avec l’altérité différenciatrice, à l’opposé du repli sur des satisfactions fétichisées, centrées sur des objets partiels ; 

– le renforcement de la barrière de l’inceste, en vue d’une intériorisation définitive des interdits œdipiens incluant une impersonnalisation progressive du surmoi infantile (Donnet, 2009) ; dans les organisations perverses, la déroute de ces interdits maintient ceux-ci comme une incontournable prime d’excitation. 

Le propos freudien n’a rien perdu de son acuité, si ce n’est qu’on étendrait sans doute le spectre des effets psychopathologiques d’une adolescence en souffrance à la psychose, par exemple. Le processus adolescent, adossé au travail de subjectivation, outrepasse toute perspective développementale, car le pubertaire, comme l’infantile, relève d’un travail élaboratif qui ne dépend pas de l’âge, ni d’une période, ni d’une crise, comme le souligne par exemple l’adolescent qui vit dans l’adulte. Une adolescence « sans histoire » peut être considérée comme un raté du processus ; l’histoire subjective de l’adolescent se fige alors, sans confrontation de l’infantile au pubertaire. 

S’il y avait une idée à retenir de ce troisième essai fondateur, elle serait d’une simplicité biblique : sans passer par ces aspects mutatifs à l’adolescence, il est impossible de devenir sujet de soi-même et de ne pas chuter dans les affres d’une psychopathologie dont les entraves sont autant de cordes au cou. La rencontre entre l’infantile et le pubertaire représente un choc conflictuel entre deux sexualités à intégrer dans un ensemble psychique dont le but est le coït et la découverte de l’autre sexué ; cet effet de rencontre implique un infantile élargi (Gutton, 1991) dont l’achèvement élaboratif est incertain, mais qui colore les enjeux de fin d’adolescence. 

Aujourd’hui, quel psychanalyste intéressé de près par l’adolescence peut se passer de ces quelques apports majeurs ? Ce sont les ajouts successifs à partir de ce point de départ qui ont donné une belle vigueur, notamment en France, à ce que P. Gutton (2024, p. 7) nomme l’école française de psychanalyse de l’adolescence ; ce mouvement désormais bien ancré en France a été précédé d’avancées significatives d’auteurs généralement dans la mouvance d’Anna Freud, à l’exception notable de D. W. Winnicott qui se rapprocha d’elle au tournant des années 1950 (Houssier, Vlachopoulou, 2015). Pourtant, il semble qu’en vérité, nombre de psychanalystes parlent encore de puberté pour parler d’adolescence, lorsque d’autres ne reconnaissent en rien l’adolescence en tant qu’opérateur transformationnel indispensable au devenir subjectal, seules les catégories de l’infantile et de la psychopathologie de l’adulte étant in fine véritablement prises en compte. 

Avant de pouvoir s’épanouir dans des relations sensuelles impliquant l’autre, le sexuel adolescent s’incarne d’abord dans l’avènement du pubertaire, vécu comme potentiellement menaçant, en étant susceptible de mettre à mal les assises narcissiques et les limites du moi. Ainsi, certaines manifestations ou conduites psychopathologiques de la vie quotidienne adolescente, comme les conduites d’alcoolisation massive ou d’autres expériences toxicomaniaques, pourront traduire les velléités inconscientes de l’adolescent pour s’accoutumer à cet abandon de soi et à la défaite du moi qui représentent les corolaires indispensables à la jouissance orgasmique. La rencontre avec le sexuel suppose donc en premier lieu de consentir à ce qui surgit en soi, avant d’être en mesure de se mettre en quête d’une rencontre de l’autre.   

À l’adolescence, c’est essentiellement la génitalisation du corps qui est vécu comme la source de fantasmes affolants. Le sentiment de familiarité avec soi-même et son corps vient à être remis en question : l’adolescent devient soudainement étranger à lui-même comme à ce qui l’entoure. Sous l’effet d’un collapsus entre l’actuel et le refoulé, les limites entre imaginaire et réalité tendent à s’estomper, confrontant l’adolescent à un éprouvé énigmatique. L’ennemi, c’est le corps et sa nouvelle capacité de jouissance orgastique (Birraux, 2004) ; celle-ci est à l’origine de fantasmes angoissants tels que la crainte de la castration, de dommages corporels, ou encore la peur d’une jouissance incontrôlée et incontrôlable. Ces fantasmes vécus comme terrifiants s’articulent avec une angoisse plus profonde, indicible : celle de perdre l’éprouvé de l’unité du moi, angoisse d’une impuissance primitive et d’un effondrement face aux exigences du monde externe.

Au moment où l’adolescent est sommé de se trouver, de savoir qui il est à partir des traces de ses conflits infantiles, le remaniement de ses identifications trouble le jeu de son sentiment d’identité. La quête narcissique de l’adolescence est largement infiltrée d’interrogations sur sa sexualité, ce que Freud (1905) avait déjà repéré en évoquant notamment les homosexualités transitoires de l’adolescence. Quelle est cette nouvelle scène pubertaire qui aurait vocation à recomposer une nouvelle scène primitive ? L’après-coup relève d’un travail de reconstruction de traces anciennes traduites à la lueur du génital. À l’adolescence, le mouvement de retrait libidinal concernant les figures parentales provoque un flottement identificatoire ; cette perte des repères identitaires favorise la menace d’un « cadre interne » qui se défait, se délite, pour laisser place à la résurgence de l’archaïque, quand le corps du nourrisson n’était pas encore unifié. Comme le rappelle H. Rosenfeld (1976), l’identification primitive peut se perdre à la suite d’un événement traumatique. Les identifications introjectives ne sont pas inaltérables, ce qui implique une psyché toujours en mouvement : toute introjection peut se perdre, ou perdre les liens des relations avec les traces mnésiques.

La nouvelle donne génitale trouble la topique des limites par excès pulsionnel ; le trop-plein d’excitations pulsionnelles nécessite un travail de contenance psychique conséquent, sous peine d’effraction traumatique. Cette sensation de défaut de contenance passe par des éprouvés corporels déréalisants mettant en doute le sentiment d’appartenance voire d’existence de son corps, soit autant de moments d’inquiétante étrangeté. Freud (1919, p. 239) appréhende l’étrangeté sur le terrain du narcissisme primaire, évoquant une époque où « le Moi ne s’était pas encore délimité par rapport au monde extérieur et à autrui ». Le cortège de sensations inédites vécues dans le corps adolescent renvoie à des expériences plus anciennes, pas seulement prégénitales, mais également primitives. Ainsi, les fantasmes de corps commun, les corps à corps ou encore l’identification adhésive illustrent sur un versant psychopathologique la profondeur de la reconstruction du sentiment d’identité à l’adolescence. Les fantasmes inconscients d’indifférenciation témoignent à la fois des enjeux du processus et d’une impasse dans l’appropriation de l’unité somato-psychique. 

On comprend alors pourquoi l’adolescent vit son corps comme un inquiétant étranger, une personne qui n’est pas lui, ou du moins pas encore. Le sexuel génital est un étranger qui fait intrusion dans le corps et la psyché de l’adolescent, d’où son caractère traumatique. L’effraction traumatique pubertaire est liée au corps pubère vécu comme un objet étranger attaquant l’intégrité narcissique du sujet.

Eissler (1958, p. 196) souligne ainsi la dimension traumatique de la découverte de l’orgasme : « Je suis persuadé que les conditions dans lesquels un individu éprouve son premier orgasme sont aussi décisive qu’un trauma précoce. » Ce serait « pendant l’orgasme et après » que se construirait et se renforcerait le lien à la réalité et l’affirmation d’exister, bouleversant l’ensemble du rapport au corps et au plaisir. 

Les enjeux liés à l’intégration de ce nouveau régime pulsionnel, l’intégration de la bisexualité psychique, en lien avec la reconnaissance de la différence des sexes, comme la nécessité de déterminer son identité et son orientation sexuelles, ne requièrent-ils pas toujours et encore, la mise en jeu de processus de subjectivation complexes et couteux pour l’adolescent ? La sexualité affichée comme tout à fait libre de culpabilité et de conflits par nombre d’adolescents, ne s’avère-t-elle pas être une sexualité plus exhibée que réellement vécue ? En bénéficiant d’une relation au sexuel définitivement dégagée des contraintes morales, civiles et religieuses, se voient-ils là offrir une véritable émancipation ? 

Dans ce numéro, les thématiques sur ou autour de la sexualité adolescente se déclinent à partir de la fonction de l’orgasme, mobilisant notamment le registre des identifications sexuées ; elles mobilisent également, entre rêve et rêverie, l’intimité de la question masturbatoire à travers l’usage de la pornographie en ligne, ou encore le rejet du sexuel à travers l’idéalisation de l’objet amoureux. Devenir sujet de sa sexualité implique l’élaboration de sa bisexualité, impliquant sa conflictualisation jusqu’au vertige de la transition de genre, l’adolescent naviguant entre désir et terreur face à cette nouvelle donne sexuelle génitale. Devenir soi passe ainsi par la confrontation à cette rencontre explosive entre l’infantile et le pubertaire, pour découvrir que vivre a un sens qui passe par la trouvaille de l’autre sexué et, ce faisant, de l’altérité. C’est ce que Freud et bien d’autres après lui nous ont laissé entrevoir ; c’est aussi ce que le Collège International de L’Adolescence (CILA) met au travail, que ce soit dans ses séminaires de recherche, ses colloques, ses formations ou ses publications. 

Bibliographie 

BIRRAUX, A. (2004). Le corps adolescent. Paris, Bayard.

DEUTSCH, H. (1933). Les « comme si » et autres textes. Paris, Le Seuil, 2007.

DONNET, J.-L. (2009). « Le père et l’impersonnalisation du surmoi », dans L’humour et la honte, Paris, PUF, p. 141-157.

EISSLER, K. R. (1958). Traitement psychanalytique des adolescents. Dans MARTY, F. (dir.), Le jeune délinquant : 117-153. Paris, Payot, 2002.

FREUD, S. (1905). Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962.

FREUD, S. (1919). L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.

GIVRE, P., HOUSSIER, F. (sous la direction de) (2024). Vocabulaire psychanalytique des processus adolescents, Paris, In Press.

GUTTON, P. (1991). Le pubertaire, Paris, PUF.

GUTTON, P. (2024). « Préface », dans Vocabulaire psychanalytique des processus adolescents, Paris, In Press, p. 7-8.

HOUSSIER F., VLACHOPOULOU X. (2015). « Winnicott entre dedans et dehors. Extraits de correspondance », dans Adolescence, 33, 4, p. 911-923.

HOUSSIER, F., BRAULT, A., HAIDAR, H. BONNICHON, D. (2024). « L’adolescence dans l’œuvre de S. Freud : les lettres à W. Fliess. Névroses de l’adolescence et théorie de l’après-coup (1893-1900) », dans Nouvelle revue de l’enfance et de l’adolescence, 11, à paraître.

ROSENFELD, H. A. (1976). États psychotiques, Paris, PUF. 

[1] Psychologue clinicien, Psychanalyste, Président du Collège International de l’Adolescence (CILA), Professeur de Psychologie clinique et Psychopathologie, Directeur de la Collection « Expériences psychanalytiques » aux Éditions Ithaque et Directeur de l’Unité Transversale de Recherches : Psychogenèse et Psychopathologie (UTRPP – EA 4430), Université Paris 13, Villetaneuse, Sorbonne Paris Nord.

[2] Collège International de l’Adolescence

[3] Université Catholique de Lyon