Beatriz García Martínez / Le nouveau déprimé
Texte traduit de l’espagnol, publié dans la revue « El Psicoanalysis » Numéro 41 , Un monde discordant Barcelone. Illustration: affiche du film Another round de Thomas Vinterberg.
Il y a quelque chose dans le terme dépression qui en fait une réussite sociologique, un signifiant idéal pour nommer le mal-être de la civilisation contemporaine, coincé entre la recherche du bonheur et l’angoisse de son absence. L’être parlant est capable d’imaginer le bonheur complet, mais pas d’y accéder, toujours confronté à la finitude de l’existence et à l’impossibilité de la relation sexuelle.
Ce qui donne de la valeur à la vie humaine n’est pas garanti d’emblée. Constituée autour d’une perte irrémédiable et traumatisée par l’expérience d’impuissance originelle qui inaugure notre vie, on peut dire que la dépression a quelque chose de structurel chez l’être humain et la question serait plutôt de savoir comment se fait-il que nous ne soyons pas tous déprimés.
Chaque époque prépare ses réponses à la perte qui nous constitue en tant qu’humains. Si autrefois la religion était chargée de donner un sens à l’existence, cette fonction est aujourd’hui confiée au plaisir obtenu à travers la consommation d’objets. La promotion du plaisir et l’intolérance à la perte caractérisent l’époque actuelle et sont liées à l’augmentation des diagnostics de dépression.
Le rejet de la dimension de la parole et la considération des processus psychiques comme mesurables et quantifiables caractérisent également notre civilisation de personnes déprimées. Éric Laurent[1] énonce ainsi l’impératif actuel : traitez-vous comme une machine et acceptez-le, vous êtes triste, car vous manquez de sérotonine.
La dépression sans culpabilité
Avec les progrès de la pharmacologie, la nosographie psychiatrique cesse de parler de mélancolie et commence à parler de troubles de l’humeur, terme dont l’étymologie est dans le corps en tant qu’organisme, et dont les résonances excluent le problème de la culpabilité, excluant ainsi la causalité subjective.
Pour la psychanalyse, la mélancolie est le tableau clinique de la perte et de la culpabilité. Les autoreproches du mélancolique parlent d’une culpabilité mégalomane qui renvoie à une causalité psychique. La culpabilité n’est pas un fait contingent, c’est une hypothèse que le sujet fait sur la cause de la douleur d’exister. Le péché originel dont parle la religion est la manière de donner sens au malheur de l’être parlant.
La mélancolie a toujours existé, tout comme l’effet dépressif. Or, l’épidémiologie nous enseigne, à la suite d’Alain Ehrenberg[2], que la dépression, à la différence de la mélancolie, acquiert un caractère épidémique dans ce qu’on appelle l’âge d’or du capitalisme, l’ère qui commence après la Seconde Guerre mondiale. C’est-à-dire qu’il s’agit d’une pathologie de l’abondance qui accompagne une mutation subjective des sociétés les plus riches.
Alain Ehrenbreg, comme beaucoup d’autres auteurs, a souligné le passage d’un modèle disciplinaire de comportements et de devoirs à un modèle qui encourage l’initiative et la décision individuelles, responsables de notre bonheur. Les normes répressives et l’autorité de la tradition pouvaient auparavant être responsables des troubles. Une fois qu’ils tombent, l’individu se retrouve seul responsable d’être à la hauteur d’un idéal de bonheur qui lui a été insidieusement imposé. Le résultat est la maladie de l’insuffisance et de la fatigue, la fatigue d’être soi-même, toujours incapable d’atteindre le bonheur désiré, désormais à notre charge, étant donné qu’il n’y a aucun interdit qui le restreint.
Si auparavant la tristesse était le résultat d’un conflit interne entre les désirs intimes et l’idéal social de renoncement et de sacrifice, à l’ère du bonheur, de la liberté et du plaisir comme idéaux sociaux, le sujet n’est plus pris au piège d’un conflit, mais déprimé par son incapacité à atteindre le bonheur en amour, au travail, en famille ou simplement lorsqu’il s’agit d’être en paix avec lui-même. L’attente de surmonter toutes les souffrances conduit à une inflation de la perception d’échec personnel. Déplacement décisif d’une lourde tâche qui, selon Freud, constitue en elle-même le destin de l’homme civilisé.
Déprimé sans conflit
La notion de sujet que nous a léguée le XIXe siècle, suite à la découverte de l’inconscient par Freud, incluait comme pièce fondamentale la notion de conflit, qui séparait le possible du permis. D’où une deuxième hypothèse d’Ehrenberg : « le succès de la dépression repose sur le déclin de la référence au conflit, sur laquelle s’est construite la notion du sujet que nous a léguée le XIXe siècle (…) L’histoire psychiatrique de “la dépression se caractérise par sa difficulté à définir le sujet. » Et il continue, « de même que la névrose guettait l’individu divisé par les conflits, déchiré par une tension entre ce qui était permis et ce qui était interdit, la dépression menace un individu apparemment émancipé des interdits, mais certainement tiraillé entre ce qui est possible et ce qui est interdit ». Impossible. Si la névrose est le drame de la culpabilité, la dépression est la tragédie de l’insuffisance »[3].
Il est intéressant de voir comment cet auteur, un sociologue fortement influencé par la psychanalyse, capte dans les progrès de la psychiatrie la même dégradation de la structure névrotique qui conduit Miller à faire avancer la nosologie clinique psychanalytique vers l’étude des soi-disant inclassables. Cette avancée conduira à terme à l’expression « psychose ordinaire » pour désigner des sujets qui, bien qu’habités par un trou forclusif, ne présentent pas les symptômes positifs de la psychose. Ils présenteront cependant les symptômes négatifs que nous identifierons comme typiques de la dépression : inhibition psychomotrice, anhédonie, difficultés dans les relations sociales, etc.
Ce que confirme Ehrenberg en étudiant la littérature psychiatrique, c’est qu’un nouveau type de patients émerge : ceux qui, chroniquement en détresse, manquent néanmoins de l’élément de culpabilité et d’une représentation mentale du conflit qui les afflige. Incapables de symboliser leur douleur, ils sont prisonniers de leur humour. Ils peuvent dire « je souffre », mais pas « je souffre de ça ». Ce sont, par exemple, ceux diagnostiqués comme Borderline, une condition dominée par la dépression chronique. Il s’agit d’une dépression qui n’est ni mélancolie ni névrose, résultat d’un conflit insurmontable. C’est une dépression dans laquelle la dimension de la culpabilité est absente. Ce sont des images caractérisées par la difficulté de verbaliser l’inconfort, la tendance à agir et souvent une forte présence de conflits avec le corps. Il existe une corrélation entre l’ampleur du diagnostic de dépression et celui des addictions (alcool, toxicomanie, jeux d’argent, etc.), l’anorexie et la boulimie, la fibromyalgie, l’automutilation, les crises de panique… Bref, avec ceux que l’on a. désignés comme symptômes ou pathologies contemporaines de l’acte.
La question de l’absence de reproches dans les dépressions contemporaines n’est pas mineure. Le texte canonique de Lacan sur la tristesse est « Télévision ». Sa thèse bien connue affirme que la tristesse n’est pas un état d’esprit, mais plutôt une lâcheté morale. Avec ce mouvement, Lacan se détache du diagnostic de dépression par lequel la psychiatrie réduit ce phénomène de tristesse collective à un trouble qui peut être traité avec des médicaments appropriés. Il est choquant que, alors que la psychanalyse exclut radicalement les jugements moraux dans sa pratique, on parle de lâcheté morale. En réalité, Lacan pointe la responsabilité du sujet dans la position qu’il adopte face à la blessure introduite par le langage et à la douleur d’exister qui l’accompagne.
En psychanalyse, la culpabilité a un caractère éminemment éthique : le sujet qui se sent coupable est en mesure de se reconnaître responsable de son désir. C’est cette responsabilité que rejette la lâcheté morale du dépressif. Dans la dialectique du désir névrotique, le sentiment de culpabilité signale la tension omniprésente entre désir et loi. En ce sens, la clinique de la névrose serait une clinique de la subjectivation de la culpabilité. Dans la mélancolie, il n’y a pas de subjectivation de la culpabilité, mais plutôt un rejet de la demande de l’Autre, portant sur lui tout le poids de la douleur d’exister.
Dans les dépressions actuelles, contrairement à la mélancolie classique, il ne s’agit pas de la perte de l’objet et de la difficulté de pouvoir le symboliser. Il ne s’agit pas non plus d’un conflit avec la loi de la dépression névrotique. Il s’agit plutôt de la présence de l’objet comme obstacle au désir inconscient et, souvent, de l’absence d’enregistrement subjectif du manque. Le bonheur du discours capitaliste a son corrélat dans le pathos dépressif, c’est pourquoi Lacan soutient que l’éthique du désir ne coïncide pas avec l’éthique du bonheur. En ce sens, pour qu’une éthique du désir existe, il faut en effet qu’il y ait un renoncement à la jouissance générée par l’impératif surmoïque du bonheur et de la plénitude.
Un autre tour !
Le film danois Another Round![4], réalisé par Tomas Vinterberg, nous aide à réfléchir sur les questions liées à la dépression comme renoncement au désir. Il s’agit de la vie de quatre amis qui travaillent comme professeurs au lycée et qui ont en commun l’expérience d’un certain vide existentiel. Tous mis en quarantaine, leur vie professionnelle et amoureuse semble avoir perdu de son éclat. Le protagoniste, interprété par l’acteur Mads Mikkelsen, souffre d’un état dépressif et apathique qui l’éloigne de sa femme et de ses enfants, ainsi que du plaisir de son métier de professeur d’histoire. Un autre est dépassé par la garde de trois jeunes enfants et perçoit sa femme uniquement comme l’émetteur d’une série interminable d’exigences concernant la garde des enfants. Un autre d’entre eux, professeur de musique, souffre d’une inhibition dans les relations amoureuses et le quatrième, professeur d’éducation physique, semble s’ennuyer et dans une certaine impasse vitale dont le film ne donne pas beaucoup de détails.
Lors d’un dîner au cours duquel ils partagent leurs sentiments de démotivation, l’un d’eux, professeur de psychologie, commente une étude d’un psychiatre dont la thèse est que les êtres humains naissent avec un déficit de 0,05 mg d’alcool dans le sang. Compenser ce manque en buvant de petites quantités d’alcool se traduirait par un état de plus grande relaxation, créativité et joie. Tous les quatre décident de faire cette expérience mêlant plaisir et science, et appliquent la règle de boire tous les jours pendant les heures de travail et de ne pas boire le week-end, pour maintenir un certain taux d’alcoolémie, sans atteindre l’excès.
Les résultats ne se font pas attendre : ils sont plus décomplexés, détendus et heureux. Leurs cours s’améliorent, les élèves sont contents. La compagne du protagoniste est déconcertée, elle lui dit : « Tu m’as manqué ». Mais les événements montrent bientôt deux choses : d’une part, comme Freud l’observait déjà en 1920 dans son texte « Au-delà du principe de plaisir », que la satisfaction pulsionnelle porte en elle le germe de l’illimité, engendrant une contrainte de répétition ! Cela devient un gouffre sans fond. Les 0,05 gramme proposés par l’étude ne sont pas un point d’arrêt, ils appellent à expérimenter ce qui se passera si l’on monte jusqu’à 1 gramme, ouvrant un chemin qui, en soi, ne trouve pas de limite.
La désinhibition agréable du début cède la place à la douloureuse prise de conscience que l’alcool ne résout pas les problèmes liés à la question du désir dans la vie. Concrètement, les difficultés amoureuses de deux des protagonistes non seulement ne s’améliorent pas avec l’alcool, mais leur ivresse rend plus évidente la distance qui les sépare de leurs partenaires, donnant lieu à des situations à la fois comiques et tragiques à mesure qu’ils grandissent. L’expérience.
Ce qui est intéressant, c’est qu’il ne s’agit pas d’un film moralisateur qui prône l’abstinence, mais plutôt d’une question sur la recherche du plaisir et les effets que cela produit. L’expérience a des effets différents pour chacun : le protagoniste éprouve un certain réveil de son état dépressif, un autre des professeurs sort un peu de son inhibition, s’autorisant une certaine satisfaction qu’il ne s’autorisait pas auparavant. Un autre personnage ne pourra pas arrêter son errance autodestructrice, affrontant la mort comme une limite, ce qui aura des effets sur les autres.
Lacan et la morale hédoniste
Lacan va souligner qu’après Freud et son texte « Au-delà du principe de plaisir », on ne peut plus continuer à croire à la moralité du plaisir. L’hédonisme comme guide de vie est de l’ordre d’une arnaque : le point médian n’est jamais trouvé et c’est une chose contre laquelle les philosophes anciens mettaient déjà en garde. Ni Aristote ni Épicure ne se sont trompés sur le risque de perte que pouvait entraîner la recherche du plaisir en raison de l’absence d’un principe véritablement régulateur dans le psychisme humain.
Ce que Lacan, notre contemporain, observe, c’est que le surmoi est satisfait sous les deux discours, celui de l’interdit et celui de la poussée vers la satisfaction, du même pouvoir destructeur.
Dans Another Round, tout le monde est déprimé parce que sa vie n’est pas celle à laquelle il s’attendait, et ils croient pouvoir la résoudre en recherchant un peu plus de satisfaction, en buvant, en cédant à l’envie. Le résultat est qu’ils se retrouvent tyrannisés par leurs pulsions, dans la même impasse, dans laquelle ils se sont retrouvés lorsqu’ils s’appliquaient à respecter les règles.
Lorsqu’il y a une difficulté à entretenir le désir, ce qui finit par gagner du terrain, c’est la pulsion. Si le désir prend en compte les traces de l’Autre en nous, les marques qui constituent chacun de nous, la pulsion, en revanche, ignore ces marques : elle fonctionne seule, sans tête, sans l’Autre. Il ne suffit cependant pas d’abandonner la volonté d’améliorer les choses. La pulsion se satisfait aussi dans le renoncement : se punir, ne pas boire, ne pas manger. C’est le désir qui fonctionne comme une limite naturelle à la pulsion destructrice qui vit en chacun de nous.
Le surmoi qui pousse à boire, à se droguer, à manger de manière compulsive, etc., ne se combat pas avec un autre surmoi qui pousse à l’abstinence, il se combat avec un certain rapport au désir. Le désir a une valeur de résistance à la pulsion, et c’est là que la psychanalyse place sa marge de manœuvre. Chez les déprimés, la position du psychanalyste sera toujours d’accueillir les sentiments de tristesse à une condition : il faut en localiser la cause.
Le but de la psychanalyse est de pouvoir vivre avec l’expérience de la perte et de la douleur et en même temps d’éprouver qu’il existe une autre manière de jouir que la tristesse. Habiter véritablement le langage et le laisser nous guider pour savoir de quelle matière nous sommes faits, sans tourner le dos au travail de l’inconscient, en cherchant une nouvelle alliance avec la jouissance qui tempère la mortification du surmoi et permet le désir, plus intéressant que le bonheur.
Beatriz García Martínez, AP. Membre de l’École Lacanienne de Psychanalyse. Psychanalyste à Madrid.
[1] Laurent, Eric, « Vers une nouvelle affection », Virtualia Magazine, 14 février 2005.
[2] Ehrenberg, Alain, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Ed. Nueva Visión, Buenos Aires, 2000.
[3] Ibid., p. 19.