Revue En el margen / Deux questions à Dany-Robert Dufour

Texte publié dans la revue En el margen le 19 décembre 2023 en espagnol et en français.
Comment et quand avez-vous découvert la psychanalyse?
J’étais grand lecteur de Freud et de Lacan au moment de la rédaction de mes deux premiers livres : Le bégaiement des maîtres: Lacan, Benveniste, Lévi-Strauss en 1988 et Les mystères de la trinité en 1990 (livre qui vient d’être réédité en poche cette année). De Freud, j’admirais le génie clinique ayant permis une construction théorique absolument nouvelle.
De Lacan, j’admirais l’intelligence qui l’avait conduit à repérer, bien avant moi, des modes de pensée relevant de l’unaire (le stade du miroir, la bande de Moebius), du binaire (ses textes sur la cybernétique et ses mathèmes) et du trinitaire (le ternaire « réel/ symbolique/ imaginaire », le nœud borroméen), sans toutefois les constituer en champs spécifiques, ni les articuler. Cependant mon intérêt était, comme on dit, théorique. Ma véritable découverte de la psychanalyse et des questions de cliniques personnelles et sociales résulte de ma rencontre avec Serge Leclaire. Peu de temps après la publication de Les mystères de la trinité, j’ai reçu en 1990 un mot de lui qui disait : « Je lisais votre livre, mais il serait plus juste de dire que votre livre me lisait. » Vous imaginez le résultat d’un tel propos sur le jeune auteur que j’étais. Un bouleversement. Celui qui était considéré comme le « premier des lacaniens » (je cite Élisabeth Roudinesco, qui désignait par là le premier à avoir fait son analyse avec le maître et un des seuls disciples à avoir gardé son indépendance) me signifiait en quelque sorte, lui qui lisait à livre ouvert dans l’âme contemporaine, que mes propos l’aidaient à la lire.
Nous nous sommes aussitôt rencontrés, et il m’a été immédiatement évident qu’il existait désormais un homme, malicieux et de haute culture, qui avait entendu le souci qui me portait, qui le reprenait à son compte jusqu’à faire sienne ma façon de l’exprimer – je reste troublé par les derniers textes de Serge qui sont littéralement, je n’ai pas d’autre mot, « dufouriens » – et qui, surtout, m’exhortait à aller plus loin en sa compagnie. Jusqu’où ? Jusqu’au point où la saisie, l’appréhension de ce problème de civilisation, allaient devoir impliquer de réexaminer et de reformuler un pan du savoir pratique et théorique qui lui tenait tant à cœur, celui de la psychanalyse, et qu’il sentait irrésistiblement menacé de sclérose. Profonde m’est alors apparue la fatigue de Serge Leclaire, tant à l’égard des sociétés psychanalytiques, réactivant sans cesse jusqu’à la caricature ce qu’il appelait « un grand tout » (Lacan) pour parer à l’angoisse et produire du « bon droit », qu’à l’égard d’un discours psychanalytique qu’il voyait en train de s’enrayer dans la répétition et donc de gâcher l’occasion historique de dépasser le siècle pour finir dans une « réserve ethnologique », en perdant sa très singulière place dans la culture (« n’en avoir aucune », « ailleurs »[1], disait-il…).
Nous nous sommes donc mis au travail. Nous nous voyions assez fréquemment. Je me souviens d’un séjour dans sa maison dans les Alpes à d’Argentière et de dimanches après-midi dans son cabinet situé dans un très bel appartement au dernier étage d’un immeuble de la rue Lhomond à Paris, où nous passions des heures à nous engager sans boussole dans des chemins ouvrant sur des confins, des points limite, et où, alternativement, l’un ou l’autre se jetait sur son stylo afin, comme il disait, « d’attraper ce qui passe ».
Fait sidérant quand j’y repense : au cours de ces séances, il avait pris l’habitude de m’installer dans son fauteuil d’analyste pendant que lui s’allongeait sur le divan de ses patients. J’étais en somme comme un étrange analyste qui faisait son analyse avec un vrai analyste qui se plaçait en position d’analysant…
Je me suis retrouvé dans ce dispositif étrange parce que Serge avait fait une audacieuse transposition clinique de ma théorie du trinitaire : dans chaque sujet parlent des voies de première, de deuxième et de troisième personne. Le but de l’analyse étant que l’analysant se mette à parler en première personne. Et, pour que je comprenne bien à quoi il s’affrontait avec ses analysants, il me retranscrivait, lors de nos séances, ce qu’il entendait de tel ou tel dans ces trois registres en me demandant comment « il convenait d’attraper », par quel syntagme (groupe de mots qui se suivent avec un sens déterminé), celui qu’il ne parvenait pas à faire avancer. Il avait l’oreille très fine pour discerner ces voies de première, de deuxième et de troisième personne. Il s’entrainait en écoutant beaucoup de musique de chambre et, pour chaque morceau, il s’ingéniait à entendre la voix principale, la voix d’arrière-plan et la voix de fond. À cela aussi il m’a associé puisque je suis venu à plusieurs reprises dans son « salon de musique » pour tester avec lui la chaîne et le matériel hi-fi très haut de gamme susceptible de faire entendre au mieux la spatialité et la profondeur des voix.
Nous profitions beaucoup l’un et l’autre de ces séances : je lui disais ce que mes théories de l’unaire et du trinitaire pouvaient entendre de ses cas, au point de lui suggérer des façons pour « attraper » certains de ses analysants empêtrés dans la répétition, et moi j’en apprenais beaucoup pour développer, à partir de ces cas, les nouvelles formes du malaise dans la civilisation
Nos « discussions » sur le malaise, outre nos propres et singuliers malaises, tournaient autour de deux questions emboîtées l’une dans l’autre, mais cependant distinctes : d’une part le fading historique de l’Autre, sa liquidation rampante, ou sa transformation radicale, et, d’autre part, ce qui était en train de se jouer dans le rapport de l’homme aux sciences et aux techniques, c’est-à-dire au binaire.
Un jour, il me dit, tout à trac, qu’il ne cessait de refuser la demande qu’on lui faisait constamment de refonder une association psychanalytique après la mort de Lacan, mais qu’avec moi, si j’y consentais, il voulait bien. Pourquoi moi, lui demandai-je ? Parce que « tes livres cassent la baraque et nous obligent à tout reprendre ». Je fus troublé. Je lui répondis que j’étais plus qu’honoré de sa proposition, mais qu’il y avait un seul problème pour réaliser ce beau projet : je n’étais pas psychanalyste. Mais ce « détail » le fit sourire et il réitéra son offre. Je compris alors qu’il m’avait oint in petto comme analyste dès lors qu’il m’avait physiquement mis dans cette place en m’installant dans son fauteuil. Mais j’ai toujours su distinguer entre l’exception et la règle, et je n’ai pas voulu ― même si je n’ignorais pas la part d’imposture qui existe dès lors qu’il s’agit d’assumer cette position. D’autres, probablement, auraient été moins regardants.
Il ne m’en tint aucune rigueur. Il avait compris que je n’étais pas un homme d’école ni de réseaux, mais un solitaire, seulement prêt à quelques compagnonnages bien choisis. Il s’est contenté de créer avec moi une association nommée Franchissement, dont les statuts, rédigés par lui, ont été déposés devant l’autorité préfectorale. Cette association se donnait pour tâche de penser les effets des technosciences sur la symbolisation.
Dans un des derniers mots que j’ai reçus de lui, Serge Leclaire écrivait ceci : « Cher Dany, je n’ai pas voulu attendre plus pour “saisir” ces notes (il joignait quelques pages de notes sur un thème qui lui tenait à cœur, celui de la “mutation dans la pensée”). Tu imagines ce que j’attends d’une prochaine rencontre qui prenne consistance des effets de convalescence… A bientôt… Amitiés… » C’était en juin 1994, peu de temps avant sa mort.
Je me suis rendu compte après sa mort qu’il m’avait en quelque sorte prescrit ou peut-être même révélé mon objet : travailler sur les nouvelles formes du malaise dans la civilisation. Il me disait en somme que mes livres sur l’unaire et la trinité ont peut-être permis de mieux comprendre la fonction symbolique. Mais, qu’aujourd’hui, comme c’était justement cette fonction symbolique qui s’érodait, il me fallait entamer un nouveau cycle de travail sur cette érosion et ses conséquences dans la civilisation. Lorsque je compris ce message, il mourait (le 8 août 1994). C’était d’autant plus lourd à porter qu’avec ces deux livres, je croyais avoir épuisé ce que j’avais à dire. Et être enfin tranquille. Et je découvrais que… ce n’était que le début d’un nouveau cycle.
Que considérez-vous que la psychanalyse peut apporter à notre contemporanéité ?
Ce qu’elle seule peut apporter : non seulement une compréhension profonde des destinées individuelles, mais aussi une compréhension de la façon dont, tout au long de l’Histoire humaine, jusqu’à aujourd’hui, les pulsions ont été captées par le Maître (au sens hégélien du terme), grâce à de vastes dispositifs théologico-politiques, en vue d’aliéner l’autre et de domestiquer la multitude. C’est ce que Lacan a visé lorsqu’il a construit son « discours du Maître » (devenu « discours du capitaliste » en 1972). Seule, je pense, la psychanalyse est en mesure de montrer comment le Maître a monté de fabuleux dispositifs illusoires, des grands miroirs aux alouettes, dans le but de capter les esprits et de prendre barre sur la multitude pour en faire des esclaves travaillant à la réalisation de ses objectifs de puissance et de gloire. Elle seule est en mesure de le faire parce qu’elle seule vise l’exact contraire : que chacun se désassujettisse et parle en son nom !
Je pense que vous comprenez ce que je veux dire avec ce qui arrive aujourd’hui en Argentine.
[1] Cf. Serge Leclaire, Demeures de l’ailleurs, Arcanes, Strasbourg, 1996.