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Gonzalo Percovich / Freud au temps de l’érotisme en chemises brunes

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Texte traduit de l’espagnol. A retrouver sur le site de l’ELP. Il s’agit de l’argument du Séminaire de Gonzalo Percovich proposé cette année à Montevideo (Uruguay). Illustration Anschluss – Alice au pays des merveilles.  Oskar Kokoschka  (En exil) 1942.

L’Institut psychanalytique de Berlin, situé sur la Potsdamerstrasse, avec son mobilier moderniste et ses noms célèbres tels que Max Eitingon, Karen Horney, Ernst Simmel et Otto Fenichel, comptait trente-six membres et un corps enseignant de douze personnes. Ils se réunissaient chaque semaine pour écouter des présentations sur des sujets aussi variés que l’application de la psychanalyse aux sciences humaines, ou la psychanalyse des névroses de guerre.

À cette époque, il existait une succession d’instituts[1] qui, en raison de leur position critique et innovante, se situaient en dehors des centres éducatifs classiques. Les nouvelles disciplines cherchent à clarifier l’objet de leurs recherches et à former leurs spécialistes selon leurs propres critères. La qualité de leur travail était caractéristique de ces instituts, ainsi que la grande proportion de membres juifs, dont beaucoup étaient d’orientation marxiste. Tout un renouveau culturel a eu lieu à l’époque de la République de Weimar. En 1930, les membres de l’Institut Psychanalytique de Berlin préparèrent un rapport détaillé[2] sur les dix années d’existence dudit institut dans lequel ils montrèrent l’organisation et la gestion dont ils disposaient. Tout un cadre institutionnel a été mis en place avec succès au cours de ces années. Ainsi H. Sachs comparait l’organisation pyramidale formée au noviciat d’une Église et Max Eitingon parlait du programme d’études qui devait être enseigné à la manière prussienne. Personne ne semblait se soucier du fait que la majorité des membres étaient juifs, et que sur les cinq membres du conseil d’administration de l’institut, seuls deux, Félix Boehm et Carl Müller-Braunschweig, étaient aryens. Eitingon, Simmel et Fenichel ne l’étaient pas. À son tour, un groupe qui fonctionnait au sein de l’Institut appelé Kinderseminar sous la direction d’Otto Fenichel était d’orientation marxiste. Wilhelm Reich, bien qu’il opérât de manière autonome, était lié à ce groupe.

Mais après que tous les pouvoirs dictatoriaux furent accordés à Hitler par le Reichstag, le 23 mars 1933, toutes les organisations, des universités à la presse et aux groupes professionnels, durent être absorbées par la cause nazie sous la bannière de l’unification (Gleichschaltung). L’antisémitisme est devenu une politique gouvernementale. L’Institut psychanalytique de Berlin n’est pas en reste dans cette politique. De nombreuses professions ont vu leurs membres juifs se joindre à l’exode général : scientifiques, architectes, artistes et écrivains faisaient partie des expulsés dans le cadre de ce qu’on a appelé le « cadeau d’Hitler » aux pays qui les accueillaient. De même avec les groupes d’orientation marxiste (dont Otto Fenichel, Wilhelm Reich, Edith Jacobson). Ce qui a frappé directement les psychanalystes, c’est un décret interdisant à tout médecin non aryen de participer à un régime d’assurance maladie public ou privé. Cette décision a effectivement privé les médecins et psychanalystes juifs de leurs revenus. Eitingon a annoncé son intention d’émigrer en Palestine. Il a démissionné de son poste de directeur de l’institut avant même l’incendie spectaculaire de livres interdits en mai, au cours duquel une grande partie du canon psychanalytique, classé comme « juif », a été jetée aux flammes. Les analystes quittaient l’Allemagne. Freud et Anna se sont efforcés de le souligner : non pas parce qu’ils étaient analystes, mais parce qu’ils étaient juifs. Mais serait-ce vraiment comme ça ? Il n’a pas fallu longtemps pour que les nazis assimilent la psychanalyse au judaïsme. Brenda Maddox fait référence à un article intitulé « La psychanalyse du juif Sigmund Freud », dans le numéro d’août-septembre 1933 de la revue Deutsche Volksgesundheit aus Blut und Boden, qui l’explique en détail :

« La psychanalyse est un exemple frappant du fait que rien de bon pour nous, Allemands, ne peut venir d’un juif, même lorsqu’il produit des « réalisations scientifiques ». Même s’il [Freud] nous a donné 5 % de nouveautés et apparemment bons, 95 % de sa doctrine est pour nous destructrice et annihilante. Leurs propres compatriotes juifs et d’autres races peuvent profiter des idées juives, nous, les Allemands et tous les gens de sang nordique, trouvons toujours que cela ne va pas pour nous si nous mangeons quelque chose de la main du Juif[3]. »

Était-ce la fin de l’Institut psychanalytique de Berlin ? Y a-t-il eu une décision ferme et unanime de la part des psychanalystes par rapport à cette situation critique ? Quelles décisions politiques ont été adoptées par Sigmund et Anna Freud ainsi que par Ernest Jones ? Ce dilemme constitue-t-il un incident peu exploré dans l’histoire du mouvement psychanalytique ? Qu’est-il arrivé au groupe de psychanalystes d’orientation marxiste, sur lesquels on a peu écrit ? L’exclusion de Wilhelm Reich de l’IPA est-elle liée aux décisions politiques qui ont marqué cette période ? Des sujets que nous approfondirons cette année en analysant les différents aspects de ces vicissitudes politiques. Mais nous nous arrêterons surtout à analyser quelle partie de la doctrine freudienne était nouvelle pour le nazisme — comme le soulignait l’article nazi cité — « et ce qui était considéré comme destructeur et annihilant pour la lignée aryenne. Est-ce que cela est lié à la manière dont vous abordez la sexualité ? Et si tel était le cas, quelles ont été les critiques adressées à la doctrine freudienne de la sexualité ? La présence de W. Reich et la diffusion de ses idées sur la sexualité ont-elles alimenté davantage la critique sauvage de l’idéologie nazie ? Les théories sexuelles de Freud et de Reich ont-elles été assemblées par les nationaux-socialistes ? Quelles conséquences cela a-t-il eues sur la conduite ultérieure de l’entreprise nationale-socialiste ? Enfin : existait-il un érotisme des chemises brunes, entendu comme celle fondée sur la cohésion de groupe inspirée du modèle des chevaliers germaniques médiévaux et dont il était essentiel de se démarquer de tout postulat théorique d’origine juive ? Et du côté du mouvement psychanalytique, quelles conséquences cette catastrophe a-t-elle eues non seulement sur les vicissitudes de tant de psychanalystes en exil, mais aussi sur les conceptions doctrinales qui ont commencé à prévaloir dans l’IPA ? Une sexualité prise en d’autres termes ? Nous nous arrêterons pour l’explorer en profondeur.

[1] Parmi les plus destacados, l’Instituto Aby Warburg (Bibliothèque d’histoire culturelle de Warburg), l’Instituto para la Ciencia Sexual de Magnus Hirschfeld (Institut des sciences sexuelles) et l’Instituto Psicoanalítico de Berlin (Institut psychanalytique de Berlin).

[2] Dix ans de l’Institut Psychanalytique de Berlin. Polyclinique et établissement d’enseignement). Société psychanalytique allemande) Éditeur psychanalytique international. 1930. Vienne.

[3] Brenda Maddox Chapitre 16 : Au revoir à Berlin 1933-1937 dans Le Magicien de Freud. Ernest Jones et la transformation de la psychanalyse. Presse Da Capo. Londres. 2006.p.215.