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Pilar Foz / Buñuel entre femmes et désirs

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 Texte traduit de l’espagnol, publié sur  El Psicoanalytic numéro 29. Illustration: scène de tournage de Belle de jour 1967, Catherine Deneuve et Luis Buñuel.

Introduction : Enfance et Moyen Âge

Luis Buñuel était un homme de son temps, né dans une famille riche dans une petite ville d’Aragon — Calanda — où, d’une certaine manière, les gens vivaient dans une immobilité absolue ; les choses étaient comme elles avaient toujours été, pauvres et riches, hommes et femmes, tout était impitoyablement ordonné : « On peut dire que dans la ville où je suis né (1900), le Moyen Âge a duré jusqu’à la Première Guerre mondiale. C’était une société immobile et isolée (…), la vie se déroulait horizontalement et monotone (…), les cloches ordonnaient la vie quotidienne entre des touches d’agonie, de fête, de feu ou de sonnerie glorieuse les dimanches de grande fête »[1].

Dans son livre Mon dernier soupir, nous trouvons des traces de cette période de sa vie. Tous les éléments d’une vie onirique, durcie grâce aux obstacles d’une époque où hommes et femmes marchaient à l’affût des rencontres et des regards.

Max Aub, dans son livre Luis Buñuel, roman[2], le décrit comme un homme intelligent, fidèle à ses sentiments et à ses idées, brusque, impulsif et accro à l’irrationnel. Avec un goût particulier pour l’immoral, le non-sens, l’extravagance et l’absurde.

La mort, la foi et le sexe apparaissent dans la filmographie de Buñuel avec toute leur puissance : « Les plaisirs toujours désirés étaient mieux savourés quand on pouvait les satisfaire, mais les difficultés augmentaient la joie, malgré notre foi sincère, rien ne pouvait calmer une curiosité sexuelle impatiente et un désir obsessionnel permanent. La vertu la plus excellente, nous disaient-ils, est la chasteté »[3].

L’empêchement, la difficulté, l’interdit déclenchent des fantasmes sur la sexualité, présentée comme un péché mortel, et pointent vers un monde imaginaire, riche d’éléments qui, tirés de son enfance, apparaîtront comme des vestiges dans ses films : « Il a toujours trouvé dans l’acte sexuel une certaine similitude avec la mort, une relation secrète, mais constante. J’ai même tenté de traduire en images ce sentiment inexplicable, dans Un chien andalou, lorsque l’homme caresse les seins nus de la femme et que, soudain, son visage devient mort. Est-ce parce que durant mon enfance et ma jeunesse j’ai été victime de l’oppression sexuelle la plus féroce que l’histoire ait jamais connue ?[4].

Le départ de ce monde d’enfance a eu lieu à l’âge de dix-sept ans, lorsqu’il s’est rendu à Madrid pour étudier à la Résidence des Étudiants, la rencontre avec un monde différent et la lecture du livre de Darwin L’Origine des espèces l’ont marqué à jamais, alors qu’il se sépare de la religion et perd la foi. Buñuel résume sa relation avec Dieu dans une formule : « Je suis athée, Dieu merci » [5].

L’œuvre de Buñuel est liée à sa lecture de Sade et de son idéologie surréaliste, mais aussi, dans la même mesure, à l’œuvre de Freud. Tout au long de sa vie, il a conservé et écrit ses rêves de répétition et, à de nombreuses reprises, il les a utilisés dans l’imagerie de ses films. Dans ses conversations avec Max Aub, il commente : « Je suis un sadique, mais un être tout à fait normal. Je porte tout dans ma tête, mais dès que l’occasion se présente de réaliser mes désirs, je m’enfuis et je ne veux rien savoir »[6].

Femmes, désirs et films

« La majorité des femmes que j’aimais me restaient inaccessibles, je préfère aimer qu’être aimée, l’amour nous apparaissait comme un sentiment puissant capable de transformer une vie »[7]. Pour Buñuel, le désir et le plaisir physique sont associés à la jouissance secrète du péché, à tel point que dans sa vieillesse, il parlait de l’instinct sexuel comme un tyran : « Libéré des perversions qui hantent les vieillards impuissants, je me souviens avec sérénité et sans nostalgie les putes madrilènes, les bordels parisiens et les taxi girls new-yorkaises. Si Méphistophélès m’apparaissait, pour proposer de retrouver ce qu’on appelle la virilité, je répondrais : non merci beaucoup, cela ne m’intéresse pas »[8].

Dans le Séminaire 6, Lacan souligne que le désir se présente dans l’expérience comme un désordre : « il bouleverse la perception de l’objet. Comme nous le montrent les malédictions des poètes et des moralistes, elle dégrade l’objet, le désorganise, l’avilit, dans tous les cas elle l’ébranle (…) elle se présente comme le tourment de l’homme »[9].

Buñuel révèle les personnages qu’il utilise dans ses films, comme des hommes et des femmes dotés d’un désir insensé et incontrôlable auquel il est impossible de résister ou de dominer. Ce désir prend la forme d’une femme : « Je suis comme Robinson quand il voit l’épouvantail habillé »[10].

Voyons comment cela se passe dans certains de ses films.

Tristana

Buñuel fait une lecture particulière d’un roman de Benito Pérez Galdós, le plaçant dans une époque de troubles sociaux. Don Lope, un gentleman provincial qui se veut progressiste et athée, mais lié à toutes les traditions, devient un homme décrépit obsédé par Tristana, une femme beaucoup plus jeune avec qui il veut établir une relation amoureuse.

Le film a un air décadent, avec une touche mortifère et médiévale. Tristana, séduite et indignée, devient une femme tyrannique et revancharde après la mutilation de sa jambe. Cet événement provoque la haine de la femme envers celui qui l’a séduite et tout cela pointe surtout vers la soumission de l’homme au désir.

Le tintement des cloches, la jambe prothétique, le bruit des béquilles, des détails tous emmêlés dans le circuit du désir.

Tristana, personnage tourmenté, ne cache pas sa faute, elle fait preuve de castration sans voile : « tu peux être pareil avec ça ? » (Dit-il en montrant le moignon de sa jambe). Il ne se soumet pas à l’amour de l’autre et ne fait aucune concession, mais il réserve son désir sexuel, le réalisant de manière perverse, pour le fils de Saturna, la servante, un jeune homme sourd, constamment agité par des pulsions sexuelles.

Au Séminaire 20. Pourtant, Lacan souligne : « Les femmes s’en tiennent à la jouissance en question, et personne ne supporte de n’être pas tout, (…) et contrairement à ce qu’on dit, ce sont elles, après tout, celles qu’elles baisent les hommes. »[11]. Comme cela se produit dans le film Tristana : « c’est lui qui est piétiné, pas elle »[12]. Don Lope finira assassiné dans son propre lit lorsque, préméditée, Tristana ouvre la fenêtre de sa chambre. La vie, après cette scène, continuera à se dérouler, monotone et immobile, comme elle a commencé.

Ce sombre objet de désir

Il s’agit de l’adaptation cinématographique du livre de Pierre Louÿs, La Femme et la marionnette. C’est l’histoire de la possession impossible du corps d’une femme. La femme transforme l’homme en marionnette, exhibant l’opulence du corps, mais niant sans cesse l’acte sexuel. Le report de la rencontre transforme le protagoniste en un désirant insatiable, toujours rejeté.

Encore la soumission masculine au désir, l’impulsion irrépressible de la sexualité. L’homme qui tombe amoureux de femmes inadaptées et de relations qui ne sont jamais satisfaisantes. Des femmes intrigantes, des hommes trompés.

Le film commence en mettant dans la bouche du serviteur une phrase de Nietzsche — « si tu vas avec des femmes, n’oublie pas le fouet » — et se termine en désignant la femme comme celle qui a le diable sous sa jupe.

Le chevalier Mathieu profite de ses malheurs amoureux de la femme qu’il aime, tout en entretenant son désir sous la forme du désir impossible. En bon gentleman, il se charge de toujours garder le vœu du lendemain, il le réserve pour le lendemain. Jusqu’à atteindre le grotesque, l’absurdité de retrouver Conchita au lit en train de dénouer une malheureuse ceinture de chasteté. Au final, Buñuel ajoute un élément surréaliste, lorsqu’une femme coud une dentelle sanglante qui fait référence à l’aiguille avec laquelle elle nous surprend également dans le film Lui. Le réel apparaît dans ces scènes troublant le regard de chaque spectateur, atteignant le non-sens de la relation sexuelle.

Conclusions

L’œuvre de Buñuel est liée à la lecture de Sade et du mouvement surréaliste, mais aussi, dans la même mesure, à l’œuvre de Freud. Tout au long de sa vie, il a conservé et écrit ses rêves de répétition et les a utilisés à de nombreuses reprises dans l’imagerie de ses films.

Buñuel nous montre une femme comme un objet de désir, et en même temps une jouissance sexuelle marquée par une impasse. Dans le Séminaire, Aun Lacan souligne : « C’est ce qui a été dit à propos de la jouissance, comme sexuelle. D’une part, la jouissance est marquée par ce trou qui ne laisse d’autre issue que la jouissance phallique. D’un autre côté, peut-on réaliser quelque chose qui nous dise comment ce qui n’est jusqu’à présent qu’un échec, une lacune dans la jouissance, peut se réaliser ?[13].

Pour conclure, je retranscrirai une conversation avec Max Aub, qui résume de manière très juste ce que nous avons expliqué dans ce texte :

Max Aub : Non, l’important pour vous c’est que l’acte sexuel étant un acte qui a un fond diabolique…

Luis Buñuel : Je ne sais pas ce qu’est l’acte sexuel, monsieur[14].

[1] Buñuel, L., Mon dernier soupir , Barcelone, Mondadori, 1982, page. 9.

[2] Aub, M., Luis Buñuel, roman , Grenade, Cuadernos del Vigía, 2013.

[3] Buñuel, L., op. cit., p. 23.

[4] http://quezaltepeque.blogspot.com.es/2007/10/del-trabajo-de-luis-buuel-en.html

[5] Buñuel, L., op. cit., p. 149.

[6] Aub, M., op. cit., p. 283.

[7] Buñuel, L., op. cit., p. 125.

[8] Ibid., p. 41.

[9] Lacan, J., Séminaire 6, Le désir et son interprétation . Buenos Aires, Paidos, 2014, p. 397 .

[10] Ibunuel.blogspot.com.es, Désir dans le cinéma de Luis Buñuel .

[11] Lacan, J., Séminaire 20, Même . Buenos Aires, Paidos, 1989, p. 90 .

[12] Ibid., p. 90.

[13] Ibid., p. 16.

[14] Aub, M., op. cit., p. 257.