Caroline Koretzky* / Le traumatisme guérit-il ?
Conférence donnée à l’Université d’Athènes le 29 septembre 2023 pour la Bibliothèque Psychanalytique d’Athènes, membre de la FIBOL (Fédération Internationale des Bibliothèques Lacaniennes) et avec l’autorisation de l’auteur pour publication sur le blog Zadig-Espagne. Texte traduit de l’espagnol. Photographie sélectionnée par l’éditeur du blog.
Le choix de ce thème me semble aujourd’hui une nécessité. Nous, psychanalystes, parlons souvent de notre aspiration à rester dans l’air du temps, c’est pourquoi je souhaite partager avec vous quelques idées sur la question de savoir comment vous guider dans la gestion des traumatismes psychiques. Plutôt que de traumatisme, je préfère parler d’une rencontre traumatisante. Nous reviendrons sur la raison de cette préférence. Comme vous le savez sans doute, le traumatisme est un concept fondamental en psychanalyse, il est central et fait partie de la naissance même de la psychanalyse.
Aujourd’hui, nous nous sentons tous interpellés par le phénomène du mouvement migratoire actuel. Les migrations existent depuis le début de l’humanité, l’homme a toujours bougé, nous sommes faits de croisements et de mouvements, mais les conditions actuelles dans lesquelles se produisent ces migrations — non étrangères aux lois du marché — conduisent à de nouvelles formes d’esclavage, font que ces migrations existent. Des expériences de voyages dans lesquelles les sujets que nous accueillons (lorsque nous les accueillons) sont des sujets qui ont vécu des expériences traumatisantes. Traumatismes vécus dans le pays d’origine — lorsqu’il s’agit de réfugiés politiques —, traumatismes de l’exil, traumatismes liés à la séparation des siens, traumatismes liés au voyage, voire à l’accueil. C’est ce que j’ai pu constater au cours des années où j’ai travaillé dans une association liée à l’assistance publique qui accueillait des jeunes migrants non accompagnés.
Le traumatisme est un sujet très vaste, fortement théorisé par les psychanalystes, et que j’aborderai en faisant un modeste aperçu théorique.
Traumatisme, deux fois
On peut dire que le traumatisme est avant tout un événement imprévu, aléatoire, c’est une brèche, c’est un choc qui laisse le sujet pétrifié, sans réponse, figé. Ce qui traumatise un sujet, ce sont les rencontres qui viennent percer, faire des trous dans le monde de nos représentations, c’est-à-dire toute l’intrigue symbolique et imaginaire dans laquelle nous vivons et que nous pensons comme une donnée acquise. Face à cette réalité traumatisante que rencontre le sujet, le fantôme — comme ce qui structure notre rapport au réel — se fissure et laisse le sujet devant un trou, un trou de sens. Il ne peut plus donner de sens ni de signification à ce qu’il vient de rencontrer, ses anciens repères ne sont plus une ressource à gérer. Ce vide de sens produit des effets bien réels : angoisses, inhibitions, cauchemars, troubles moteurs. Il y a quelque chose qui ne se laisse pas signifier et qui produit des désordres importants. C’est ce qui a conduit, selon moi, très tôt dans son œuvre Freud à définir le traumatisme comme un « corps étranger »[1].
Je partagerai avec vous l’une des distinctions conceptuelles les plus éclairantes sur ce sujet que Jacques Lacan a développé en 1964. Dans son séminaire qu’il donne cette année-là, il a recours à deux termes aristotéliciens : tyché et automate. Avec ces deux termes, Lacan tente de définir ce qu’on entend en psychanalyse par répétition au sein d’une rencontre. Tyché et automatón sont deux types de rencontres. L’automate est le principe même de la répétition, c’est-à-dire qu’une circonstance inattendue peut se présenter au sujet, mais il assimile cette rencontre, car ce qui se passe reste dans l’ordre des signifiants qui lui sont connus. Il s’agit en fait de la manière dont le sujet se présente au début d’une cure : « cela ne cesse de se répéter dans ma vie ». C’est ce que le sujet ressent comme étant de l’ordre du toujours pareil. En revanche, le tyché est une rencontre d’un autre ordre puisque c’est l’émergence de quelque chose que le sujet ne connaît pas, qu’il n’a jamais rencontrée auparavant, c’est l’émergence d’un élément qui ne peut être absorbé par le fonctionnement antérieur. On dit qu’il y a une rencontre avec l’inassimilable, l’inassimilable compris comme un élément qui reste délié, qu’aucun mot ni représentation ne peut signifier.
On peut trouver dans la littérature, notamment dans les écrits des survivants des génocides et des grandes tragédies de notre histoire, des témoignages de ce type de rencontres et d’expériences : « … Pour la première fois, nous nous rendons compte que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d’un homme »[2] dit Primo Levi. Ou encore Robert Antelme dans L’Espèce humaine écrit à son retour du terrain : « il nous semblait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage que nous avons et cette expérience (…) Dès que nous avons commencé à compter, nous avons étouffé. Pour nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait à paraître inimaginable »[3].
L’épreuve de la limite du langage est une constante et on retrouve souvent ce point identique : « c’est inimaginable », « c’est indicible », le trou du symbolique se révèle brutalement.
Au début de la conférence, je leur ai dit que je préférais parler de « rencontre traumatisante » plutôt que de « traumatisme ». Parce que ? Car en psychanalyse — et cela s’applique aux traumatismes sexuels ou aux traumatismes de guerre — on veut toujours distinguer le choc du traumatisme. Pourquoi est-il si important de les distinguer ? Pour plusieurs raisons : d’une part, parce que cette séparation permet d’inclure la réponse unique et singulière, la réponse de reconstruction du monde après la catastrophe qu’un sujet lance après le choc. D’autre part parce que cette séparation entre choc et traumatisme va à l’encontre de toute idéologie victimisante. Je m’explique, car c’est très important : lorsqu’un amalgame se fait entre choc et traumatisme, les portes s’ouvrent à la notion de victime et non de sujet traumatisé. Cette distinction est fondamentale dans notre travail clinique.
Du point de vue sociologique c’est différent, la notion de victime a été très importante, il y a eu des travaux comme celui de Richard Rechtman : Empire du traumatisme, Recherches sur la condition de victime qui démontrent le changement de perspective obtenu, grâce à les associations d’anciens combattants, pour la reconnaissance de leurs symptômes post-traumatiques. Ce travail des anciens combattants, notamment aux États-Unis, était très important puisque le statut social de quelqu’un qui revenait de la guerre était celui d’un meurtrier potentiel. Pensons à des films comme Taxi Driver ou Rambo : le vétéran avait tué et était donc un criminel potentiel. La reconnaissance de leur qualité de victime permet de bénéficier de soins médicaux et psychologiques pouvant déboucher sur une compensation financière.
Je ne dis pas qu’il n’y a pas de victimes, je dis que, d’un strict point de vue clinique, il n’y a rien de plus compliqué que de travailler avec une victime, avec quelqu’un qui s’identifie complètement comme victime. Car la victime demande sans cesse réparation à l’Autre, et pas n’importe laquelle : elle réclame une réparation aussi puissante que la toute-puissance de l’Autre constatée lors du choc traumatique. J’ai beaucoup vécu cela et je l’ai vécu dans mon travail avec certains réfugiés. Peut-être que cela nous aiderait à sortir de nos préjugés, et nous permettrait d’écouter cette impérative demande de réparation comme étant aussi liée au traumatisme qui ne peut se dire directement, mais s’actualise par le biais des demandes liées à l’accueil.
Penser le traumatisme à partir du modèle du « double temps », tel que Freud le pense depuis le début, me semble encore fondamental. Penser qu’il y aura peut-être le même choc mais qu’il y aura la façon dont chaque sujet abordera cet événement. Préserver la logique de l’après-coup, du traumatisme comme ce qui se constitue dans la seconde moitié, c’est défendre la singularité du sujet.
Nous avons le temps de la surprise, du choc, où le sujet subit les effets qui suivent la confrontation avec une situation qui dépasse toutes les possibilités de connexion psychique. Et puis nous avons ce que nous, psychanalystes, trouvons souvent dans un deuxième temps, c’est-à-dire ce que le sujet, après ce premier temps de choc, a mis en mouvement pour lutter contre ce processus de désagrégation et de détachement. Le « combat » est au cœur du grand paradoxe que constitue la « compulsion de répétition ».
Ce concept est central, Freud a montré, dès 1919 — époque de la Grande Guerre — à travers une série de symptômes, que le sujet répète la situation traumatique et que cette répétition ne répond pas au principe de plaisir. Au contraire, malgré sa bonne volonté, le sujet est contraint de revenir à des souvenirs, des éclairs et des rêves, produisant une angoisse terrible. Il s’agit, dit Freud, d’une angoisse d’anticipation, qui a échoué précisément au moment du choc et qui aurait pu préparer le psychisme au choc, sauf qu’il s’agit d’une tentative avortée qui est finalement soumise au régime de la pulsion de mort. C’est la répétition acerbe d’une situation qui n’a jamais été source de plaisir.
Sans doute, avec des variantes du facteur traumatique qui méritent d’être étudiées en détail, le traumatisme est toujours cet élément en excès, en excès par rapport à quoi ? Au-delà de la capacité de liaison et de représentation linguistiques. Nous dirons en termes lacaniens, désengagement de toute possibilité de symbolisation, de nomination ; en termes freudiens, désengagement de toute possibilité de régulation du principe de plaisir. On disait autrefois que la survenue d’un événement traumatisant laisse le sujet face à un trou.
C’est un excès, un excès qui fait un trou. Ce type d’événements en excès ouvre un trou dans l’ensemble des significations de la réalité. Face à cela, le réseau de significations que possède chacun de nous ne parvient pas à donner sens à l’événement imprévu. C’est pourquoi le traumatisme est une des figures de la réalité telle qu’il vous tombe dessus, c’est une réalité impossible à anticiper et à modifier, c’est une réalité qui exclut le sujet.
Conseil : rétablir le lien avec la parole
Et nous entrons ici dans la spécificité du travail clinique. Qu’est-ce que cela signifie que le sujet y soit exclu ? Cela signifie, comme ce concept de tyché nous a permis de le comprendre, que par rapport à l’événement il n’y a aucun rapport avec l’inconscient ou avec le désir d’un sujet, c’est un réel qui « se trouve » et par rapport auquel le sujet en porte les conséquences comme des traces inoubliables. Le sujet, avec les instruments du langage, avec sa propre chaîne de signifiants qui le constitue, ne parvient pas à donner un sens à ce qui vient de lui tomber dessus.
Dans un bel article, Guy Briole, qui est un psychanalyste qui a beaucoup travaillé sur la question du trauma depuis qu’il était chef de service dans un hôpital militaire, affirme dans un article qu’en temps de guerre ou de grands drames « Non, c’est non pas tant la rencontre avec la mort qui les mine, mais le fait qu’ils ne croient plus à l’histoire. C’est sa propre historicité qui est affectée »[4], que le traumatisme coupe le sujet de son histoire et défait l’intrigue symbolique. L’historicité est affectée dans le sens de la croyance qu’il serait possible de raconter cette expérience, d’en faire une histoire, qu’il serait possible de partager avec des mots quelque chose d’aussi terrible. C’est ce qu’expliquent Primo Levi, Robert Antelme et bien d’autres.
Si le traumatisme brise cette continuité qui inscrit un sujet dans une histoire et dans les mots qui la déterminent, comment allons-nous nous orienter en clinique ?
La question est très complexe et je vais essayer de vous faire part du tact et de la prudence que cela requiert. Cette incrédulité dans les mots pour dire le traumatisme peut aboutir à un retrait du traumatisme. La douleur reste sous une forme non dialectisable, mais séparée, séparée, pétrifiée, mais en même temps préservée. Comme si ce noyau traumatique restait subjugué, fossilisé, non intégré et pouvait pourtant être réveillé, réactivé d’une nouvelle confrontation.
Nous venons de voir comment le traumatisme coupe le sujet de son histoire d’être parlant, le prive de mots, le laisse dans un vide sidéral de mots. Il n’y a pas de mots pour décrire l’événement. Mais une fois cela dit, la question du « dégel » peut se poser. Le « dégel » est-il ce qui a été distancié, réduit au silence, ce dont le sujet s’est détourné pour continuer à vivre ? Alors, le réveiller brutalement est-il une étape nécessaire pour guérir ses symptômes ? Comment cela se fait-il ? Car il faut savoir, en tant qu’analystes, que reparler du traumatisme, c’est parfois le revivre et l’actualiser et on court le risque de rouvrir une brèche comblée.
J’ai pu le constater moi-même : parfois nous avons des abréactions soudaines et brusques du traumatisme après quoi tout travail possible est complètement bloqué, comme si après avoir dit une telle horreur on ne pouvait plus rien dire, le lien avec la parole est à nouveau rompu, même banalisé. D’où l’importance dans notre clinique de ne partir d’aucun préjugé selon lequel parler à tout prix est une bonne chose, c’est une croyance cliniquement infondée, que parler en soi guérit, que parler est une bonne chose. Je crois qu’il ne s’agit pas de faire parler le sujet à tout prix, de le pousser à dire et à répéter le pire, c’est croire à la catharsis et à l’abréaction sauvage, c’est croire à l’enveloppement du réel par le sens.
Je pense que l’orientation clinique à suivre est un peu différente : il s’agit, et selon les précautions d’une clinique individuelle, de pouvoir rétablir un lien avec les signifiants propres du sujet. Cette orientation marque la différence avec d’autres positions cliniques dans lesquelles le but est d’inciter le sujet à parler de ce qui lui est arrivé dans une forme d’historicisation « réparatrice ». Si dans le traumatisme le sujet est isolé de son être verbal, de son histoire d’être parlant, s’il est privé de mots pour dire ce qui l’a abattu, il ne s’agit pas de le contraindre et de le pousser à dire.
Il faudrait que le sujet, dans sa propre temporalité, s’engage dans la recherche d’un point qui le concerne au-delà — ou malgré — l’indicible de l’accident, du choc. Il s’agit de faire surgir, au cœur même de cet impossible, au cœur même de cet innommable, une parole, pour que « ce ne soit plus l’événement, mais une question mise en jeu pour le sujet »[5].
Et pour cela, il faut faire attention à la fascination que produit le traumatisme. Être fasciné par le traumatisme de l’autre, c’est le contraire de donner une place au sujet, car c’est oublier le sujet qui était avant l’irruption, le sujet avec les signifiants qui l’ont fondé, avec les expériences antérieures qui l’ont déterminé. C’est pourquoi je pense qu’il n’est pas nécessaire d’être un spécialiste en traumatologie. Il me semble que la réponse est peut-être du côté du transfert, que c’est grâce à ce lien que le sujet pourra échapper au retour à l’identique de la même chose vers la singularité de sa réponse et de sa position vis-à-vis de l’expérience vécue sans recourir à aucun manuel ou protocole préparé.
Je terminerai en disant que l’expérience psychanalytique — et cela pour tous les sujets et même lorsqu’elle n’est pas longue — invite, d’emblée, ceux qui y consentent à ne pas garder le silence sur ce qui ne peut être dit. Vous reconnaissez dans ces mots la formule de Wittgenstein : « ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire »[6]. Ensuite, la psychanalyse coupe la formule au milieu et la complète à l’inverse du philosophe : ce dont on ne peut pas parler, il faut, comme on peut et par quelque moyen que ce soit, dire quelque chose.
Mais attention, le toucher et la temporalité restent essentiels, car pour border un trou il faut paradoxalement s’en rapprocher un peu et il faut savoir et évaluer si le sujet a assez de ressources psychiques pour faire une frontière ou si c’est mieux, comme Freud dit dans Terminable Analysis et sans fin : « ne réveillez pas les chiens endormis »[7].
[1] Breuer, J., Freud, S., « Sur le mécanisme psychique des phénomènes hystériques : communication préliminaire [1893], Œuvres complètes, éditeurs Amorrortu, Buenos Aires, 1990, volume 2, p. 32.
[2] Levi, P., Si c’est un homme, Muchnik Editores, Barcelone 2002, p. 39.
[3] Antelme, R., L’espèce humaine, Arena Libros, Madrid, 2001. Nous insistons sur le prologue.
[4] Briole, G., « Dans les gueules de la guerre : l’arrachage », La psychanalyse au temps de la guerre, Tres haches, Buenos Aires, 2015, p. 103.
[5] Briole, G., « L’événement traumatique, Mental n°1, revue internationale de santé mentale et de psychanalyse appliquée, Paris, juin 1995, p.119.
[6] cf. Wittgenstein, L., Tractatus logico-philosophicus, éditorial Alianza, Madrid, 2012.
[7] Freud, S., « Analyse terminable et interminable [1937], Œuvres complètes, éditeurs Amorrortu, Buenos Aires, 1991, volume 23, p. 233.
*Caroline Koretzky, Psychanalyste. Membre de l’AMP (ECF).