Jean-Louis Rinaldini / L’anatomie c’est le destin ?
Image: Le passe-temps
L’anatomie c’est le destin. On ne sait pas trop pourquoi Freud attribue à Napoléon cette expression, formulation a priori tellement évidente qui explique sans doute qu’elle ait connu un certain succès, alors qu’elle est en totale contradiction avec ses développements théoriques successifs concernant la sexualité humaine. Freud dit l’emprunter à Napoléon[1]. Que vient faire Napoléon dans cette affaire ? D’après Jean-Jacques Gorog[2] il s’agirait, en réalité, d’une mise au goût du jour de l’affirmation de Napoléon, « Le destin des hommes, c’est la géographie ». Rappelons-nous comment le Napoléon cartographe s’est trouvé vaincu en Russie notamment par l’effacement des coordonnées géographiques lorsque l’hiver venu, la neige avait effacé tous les repères dont il disposait. Napoléon aurait dit en fait « La géographie c’est le destin ». Notons qu’à propos d’un rêve de Dora, donnant lieu à la description de l’organe sexuel féminin, Freud usera curieusement de l’expression : « Il s’agit là d’une géographie sexuelle symbolique ! »
Revenons à ce que la doxa a retenu « L’anatomie c’est le destin ». Dans toute son œuvre, Freud le contredit, car pour lui in fine, le choix de son identité sexuée par l’être humain est indépendant de son anatomie.
Nous pouvons mesurer le degré de difficultés, d’ambiguïtés, de paradoxes, sur lequel repose notre théorie de la sexualité si l’on se rappelle que Freud soutient l’existence de deux sexes (allant donc jusqu’à inventer pour les besoins une « migration libidinale » spécifiquement féminine du clitoris au vagin), mais soutient également que la libido ne connaît point de différence sexuelle et que d’ailleurs, s’il faut vraiment se résoudre à lui donner un sexe, elle sera plutôt mâle. Si l’on rajoute à cela sa croyance presque inébranlable, empruntée à Fliess, en la bisexualité, c’est-à-dire en l’existence régulière de deux sexes chez le même individu, on a presque tous les cas de figure possibles : bien sûr il y a deux sexes, sauf qu’il n’y en a qu’un, et d’ailleurs la preuve c’est que les deux se rencontrent toujours chez le même individu. On tourne donc en rond. Doit-on voir là un échec de Freud dans sa volonté de se rabattre in fine sur des fondements ultimes pseudo-biologiques ? L’ambiguïté de Freud tient au fait que sa conception du sexe est strictement dualiste du point de vue biologique (il joue à ce niveau d’une opposition du type oui/non), alors que sa conception du sexe psychologique (actif/passif) est au contraire tributaire d’un continuum du type + ou —. La libido, en tant que pure activité, sera toujours plus ou moins là ; le phallus, lui, y sera ou pas. Freud pose que la différence d’organes que présente l’anatomie du corps humain ne se signifie pas, au niveau de l’inconscient, comme un partage entre deux sexes.
À la partition masculin-féminin que l’anatomie sexuelle semble poser comme évidence, le savoir inconscient préfère en quelque sorte l’opposition non châtré/châtré. La différence, perceptible au niveau de l’anatomie, ne s’inscrit pas comme telle dans le psychique. Ne s’y inscrit que ce qui est conséquence de cette différence, soit le complexe de castration. Mais l’important n’est pas simplement ce clivage, c’est l’usage que garçons et filles vont en faire pour déterminer leur attitude. En répudiant le concept de bisexualité au sens où Fliess entendait le défendre, c’est-à-dire en rejetant l’idée qu’il existerait entre les deux sexes un rapport de symétrie inversée, en miroir, Freud inaugure d’une certaine façon le « il n’y a pas de rapport sexuel » de Lacan.[3]
Effectivement Lacan confirme la thèse de Freud.
Il enfonce les clous en racontant cette petite historiole que voici:
Il a pris ce jour un taxi pour se rendre à son séminaire. Sur la route Il demande au chauffeur du taxi s’il était « …un homme ou une femme… ? » L’autre lui répond qu’il ne le sait pas.
« Vous voyez c’est évident, ça court les rues », dit Lacan à son auditoire : « le parlêtre fait le choix de son identité sexuée indépendamment de son sexe anatomique ».
Et nous voilà partis pour nombrer non plus les sexes, mais les jouissances. Ce que l’on retrouve dans le fameux tableau dit « de la sexuation » et non de la sexualité.
La bisexualité devient bi-jouissance, le problème étant désormais de savoir s’il y a une jouissance en plus de la jouissance mâle. Ce tableau nous vient de loin dans l’élaboration lacanienne il prend forme peu à peu dans les années 70 notamment dans les séminaires d’un discours qui ne serait pas du semblant (1970-1971), …ou pire (1971-1972), Le savoir du psychanalyste entretiens de Ste Anne (1971-1972) et Encore (1972-1973).
La colonne de gauche du tableau décrit la structure de la position dite masculine dans la sexualité, position dont le signifiant majeur est le signifiant de l’Un ; la colonne de droite rend compte de la position dite féminine, dont le signifiant clef est celui de l’Autre. Cette division ne correspond nullement à la différence anatomique entre les sexes, mais elle indique une division du sujet en deux moitiés, le choix de la position subjective se détermine dans le discours du sujet, parfois à l’encontre de son anatomie. Dans chacune de ces colonnes s’inscrivent une série d’écritures qui toutes concernent une fonction unique : la fonction Φx qui affirme que ce qui se rapporte à la sexualité relève de la fonction du phallus (Φ), de quelque côté que l’on se situe. La différence d’identification sexuée s’institue chez les hommes et les femmes, par la manière dont ils s’insèrent comme sujets dans cette fonction. Ce n’est donc pas la fonction Φx, la loi phallique, qui, par elle-même, les fait différents, mais la position subjective dans laquelle ils s’y déclarent assujettis.
Dans le séminaire Les non-dupes errent séance du 9 avril 1974 Lacan insiste :
« … mais s’il est quelque chose que je voudrais vous faire remarquer, c’est que ces formules dites quantiques de la sexuation pourraient s’exprimer autrement, et ça permettrait peut-être d’avancer. Je vais vous en donner ce qui s’en implique. Ça pourrait se dire comme ça : l’être sexué ne s’autorise que de lui-même. C’est en ce sens que, qu’il a le choix, je veux dire que ce à quoi on se limite, enfin, pour les classer mâle ou féminin, dans l’état civil, enfin, ça, ça n’empêche pas qu’il a le choix. Ça, bien sûr, tout le monde le sait. Il ne s’autorise que de lui-même — j’ajouterai : et de quelques autres. »[4]
Peut-on être plus clair ? La non-différence des sexes dans l’inconscient, leur « bipartition à chaque instant fuyante » font objection à toutes les charges menées contre la psychanalyse freudienne puis lacanienne. Car il s’agit plus de parler d’« options d’identifications sexuées » que d’identités sexuelles et sociales revendiquées. Avec les formules de la sexuation que Lacan élabore, il s’agit de jouissances indépendantes de l’anatomie. Lacan a bien exploré la question de l’incommensurable du rapport entre les sexes. « Qu’il ait desserré la psychanalyse de l’idéologie œdipienne et de son « familialisme délirant », pluralisé les Noms-du-Père, exploré une jouissance dite « pas toute » phallique, n’empêche pas que les jouissances — masculine, féminine, hétéro, homo, bi, trans, queer, ou intersexuées — ne soient jamais que des jouissances « en obstacle » entre le ou les partenaires ; la sexualité ne fonde aucun rapport qui s’inscrive. Le réel demeure intouché ».[5]
[1] Freud S., « Contribution à la psychologie de la vie amoureuse », p. 65 et « La disparition du complexe d’Œdipe », p. 121, La vie sexuelle, Paris, puf, 1969, (2002).
[2] Voir son article du Champ lacanien 2015/2 sur Cairn.
[3] Voir mon article intégral sur cette question dans les actes 2004-2005 du séminaire de l’aefl Le sexuel et la psychanalyse : une théorie impossible ?
[4] Voir LXXI LES NON-DUPES ERRENT Leçon XI, 9 avril 1974 sur le site du GNiPL à la rubrique « Recherche Lacan ».
[5] Voir le livre de Rose-Paule Vinciguerra, La sexuation sans le genre.