Jean-Louis Rinaldini / La théorie, c’est bon, mais ça n’empêche pas d’exister
La légitimation de la doctrine peut-elle reposer sur la multiplication de ses adeptes ?
Texte publié dans les actes n°8 du séminaire de l’AEFL. Année 2002/2003. Le moment de conclure et après ? Ruptures ou continuité ? Une lecture du séminaire XXV : « Le moment de conclure ».
La théorie, c’est bon, mais ça n’empêche pas d’exister [1]
Le débat de ce matin s’il prend appui sur la parution du livre de Charles Melman questionné par Jean-Pierre Lebrun « L’homme sans gravité » s’inscrit directement dans les questions que soulève pour nous le travail que nous menons depuis l’an dernier avec le Séminaire sur « La relation d’objet » et la journée que nous avions consacrées à l’Œdipisme, et cette année sur le Séminaire XXV « Le moment de conclure » où Lacan semble réouvrir des concepts qui étaient les siens jusqu’alors. Comme nous débattons depuis quelques séances sur la conceptualisation, la place de la théorisation dans le champ de la psychanalyse, comme forme particulière et à un moment donné de ce que E. Godart et J-P Benard nous proposent d’appeler « mythe », cette table ronde est particulièrement bien venue. Parmi tous les points importants qui seront abordés et faute de temps pour laisser place au débat, je prendrai appui sur un seul point qui me semble sert de socle à nos débats et qui court comme un fil rouge tout au long de « L’homme sans gravité » : celle du symbolique. Ceci afin d’expliciter le fondement des questions que je regrouperai à la fin de mon exposé.
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Dans le livre « L’homme sans gravité » la question de l’avant et de l’aujourd’hui est omniprésente. Alors, avant quoi ? Ce qui est constaté aujourd’hui d’un œil navré c’est le déclin de la fonction paternelle et donc la nostalgie de l’ordre ancien, d’avant… quand le symbolique tenait le coup. Avec cette idée sous-jacente d’une équivalence entre les fonctions de Symbolique/Autorité/Père, un appauvrissement de l’une d’elles entraînant du même coup un appauvrissement des autres.
Puisque dans le débat avec Marcel Gauchet et Piere Beckouche il a été évoqué rapidement les travaux de Louis Dumont je vais essayer de montrer que le déclin du Nom du Père est un lieu commun de notre culture.
Qu’est-ce que j’appelle notre culture ? Je crois que l’on peut se servir de la distinction entre culture chaude et culture froide formulée justement par Louis Dumont[2] mort il y a quelque temps dans une grande indifférence. Dumont nous dit que les cultures chaudes ou la culture chaude (d’une certaine façon on peut dire qu’il n’y en a qu’une, qu’on appelle généralement la culture occidentale) : c’est la culture qui a une histoire. Et les cultures froides, ce sont les autres, pas uniquement les cultures dites primitives — on peut dire aussi de l’Inde que c’est une culture froide —, mais ce ne sont pas des cultures à taux élevé de transformations historiques.
Ce qui permet de faire une distinction entre »les cultures froides et les cultures chaudes », c’est la modalité d’accès au symbolique, c’est-à-dire la manière dont nous traitons cette porte d’entrée au symbolique qu’est pour nous la symbolisation de ce que nous appelons la fonction paternelle.
Dumont prétend que la culture occidentale aurait commencé à peu près 1500 ans avant la naissance de Jésus-Christ, avec le surgissement de la figure bien connue dans la culture indienne — du « Sanyasi », ce qui veut dire le renonçant. La figure du renonçant va devenir classique en Occident ; par exemple, le choix monastique est aussi une certaine figure de renonçant. Le Sanyasi renonce au type d’intégration que la structure symbolique où il est né lui offre, ou pourrait lui offrir, et prend le chemin, prend la route. C’est-à-dire qu’il recule devant sa propre intégration et part à la recherche d’une autre vérité, ailleurs.
Cette figure du renonçant apparaît à Dumont comme étant à l’origine de la culture chaude, c’est-à-dire de la culture occidentale en tant que culture essentiellement individualiste. Il oppose notre culture, la culture occidentale, comme une culture de l’individu (où l’individu est la valeur dominante), aux autres cultures, aux cultures froides qu’il appelle cultures holistes, c’est-à-dire les cultures où la totalité du social est beaucoup plus importante que l’individu. Si on veut prendre des exemples de sociétés froides, il faut prendre des exemples de sociétés dites primitives, ou alors des exemples de sociétés dont la culture a résisté à la colonisation, c’est-à-dire la Chine, l’Inde, le Japon. On ne peut pas prendre l’exemple africain pour une raison simple, c’est que ce sont justement des cultures qui ont été détruites par la colonisation.
Dumont montre bien, je crois, que l’individualisme, à partir de cette date mythique, à travers, en particulier, le développement du christianisme, le surgissement du christianisme, vient trouver sa forme achevée à l’époque moderne.
Ceci implique que pour venir au monde dans la culture individualiste, moderne, réalisée, cela implique une certaine déréliction ; ce n’est pas tout à fait commode puisque, en particulier, cela veut dire que le lien social qui devrait nous accueillir c’est-à-dire le fond symbolique de ce lien social apparaît (et cela définitivement à partir du XVIIIe siècle), comme étant lié à un contrat, où notre volonté serait en jeu. C’est une fiction qui pèse lourdement sur le sujet puisque l’idée contractualiste fait reposer sur l’individu la consistance du symbolique dont il dépend, et ce n’est pas une mince affaire…
Il s’ensuit, par exemple, que la hiérarchie, qui est essentielle au fonctionnement du symbolique, évidemment, prend dans une société individualiste des allures d’inégalité entre sujets. Et la légitimité semble se fonder dans le pouvoir. C’est pourquoi, dans une société individualiste comme la nôtre, il y a une espèce d’inéluctable pseudo-dégradation du symbolique, puisque la hiérarchie symbolique se transforme en inégalités qui sont mesurables dans le réel ; puisque la légitimité symbolique se transforme et se soutient dans l’exercice d’un pouvoir, qui peut être facilement réel. De même, le lien social apparaît et est pensé comme subordonné à un contrat, c’est-à-dire à une sorte d’acte réel de la raison réfléchie de chacun.
Alors l’essentiel pour nous c’est que, d’une certaine façon, dans une société individualiste, dans une société chaude, le symbolique est de plus en plus à la charge de chaque sujet. Il n’est pas ce qui est déjà là par l’existence de la communauté à laquelle il s’agirait d’être introduit ou initié (comme c’est le cas dans les sociétés froides). Dans une société individualiste, il reviendrait à chacun de décider de son alliance, d’une certaine façon, de son intégration ou pas dans l’ordre symbolique de la communauté (il vaudrait mieux dire « de la société » en vérité, puisque, justement, c’est bien le propre d’une société individualiste de ne pas être communautaire).
Revenons maintenant à la figure du renonçant. On sent bien combien cette figure du renonçant est pour nous emblématique. C’est la figure de celui dont le premier acte, relativement au symbolique, c’est-à-dire relativement à son héritage, est un mouvement de retenue, de recul, quelque chose comme « je n’en veux pas », ou alors « je n’en suis pas », « je suis d’ailleurs ». C’est en quoi certainement le sujet occidental s’affirme comme individu, séparé de la communauté qui devrait le produire comme sujet.
On voit le paradoxe. En fait, la figure du renonçant, s’il fallait la définir d’un point de vue clinique, est une figure de l’hystérie, au sens très général d’un refus, d’un « ce n’est pas ça ». La modalité d’accès à notre culture, la manière imposée de traverser la porte d’entrée qui serait donc la symbolisation de la fonction paternelle, est une espèce d’érotisation assez particulière de ce que nous nommons père, c’est une façon à la fois de le symboliser, sans doute, et puis de le nier, de s’éloigner de lui, de se situer comme faisant d’une certaine façon exception à son héritage.
Cela a la conséquence suivante, qui fait partie de notre quotidien, que cela nous situe tous dans une position éternellement nostalgique. On constate facilement que notre culture est nostalgique : ses « progrès » s’accompagnent toujours d’une sorte de lamentation sur le déclin du symbolique.
Et c’est ce que les lacaniens adorent répéter, cette notation de Lacan dans le texte « Les complexes familiaux », où il nous dit qu’il y a un déclin de l’imago paternelle, ce qui deviendra plus tard un déclin du Nom-du-Père. Le moment déclenchant de cette dévaluation de l’imago paternelle est historiquement situé par Lacan dans la « mise en conjugalité » de l’institution familiale par l’Église, mais aussi par la révolution économique du XVe siècle, l’ascension sociale de la bourgeoisie et l’émergence de la psychologie de l’homme moderne.
Or, ce qu’il nous dit là, c’est d’une certaine façon le comble de la banalité. Surtout à l’époque où il écrit ça, c’est véritablement un lieu commun de la culture. Il n’est pas difficile de savoir d’où Lacan tirait cette idée, puisque les auteurs sont largement cités dans le même texte, en premier lieu Durkheim ; il n’y a qu’à relire le dernier chapitre du texte Le suicide pour se rendre compte immédiatement qu’il s’y agit d’une sorte de plainte relativement au déclin de la fonction paternelle. Mais le thème du déclin du symbolique en Occident traverse tout le XlXe siècle et le début du XXe siècle. Spengler, par exemple, Le Déclin de l’Occident, Chamberlain que Freud lui-même avait lu, et on pourrait multiplier les exemples. C’est une espèce d’énorme thème du XIXe siècle, et pas seulement, c’est un thème éternel, vous allez trouver ces lamentations depuis Boèce jusqu’aux romantiques, pratiquement sans interruption. Car cette lamentation sur le déclin du symbolique n’est pas contingente, elle est proprement consubstantielle à notre culture. Elle consiste à regretter un ordre symbolique qui nous intégrerait, comme le symbolique peut intégrer ses sujets dans une culture froide ; c’est le regret de ce que nous pourrions être si nous étions nés dans une culture froide primitive ou pas primitive, la culture indienne ou chinoise par exemple. En somme, nous nous plaignons de la modalité hystérique qui est notre modalité d’accès au symbolique, nous regrettons le « je n’en veux pas », qui fait de nous des individus.
Cette nostalgie est fort agissante du point de vue social, puisque c’est elle qui soutient nos tentatives de fonder des communautés véritables, auxquelles on pourrait rêver d’appartenir, d’une certaine façon, sans réserve. Les phénomènes totalitaires naissent à partir de cette nostalgie.
Mais il est évident que ce n’est pas une position très commode, pour deux raisons : la première, c’est que notre culture ne dispose pas — et ceci pour des raisons qui tiennent à sa spécificité — d’un ordre symbolique suffisamment explicite pour qu’il soit vraiment possible de s’y conformer. Elle est justement prévue pour que chacun s’interroge sur son appartenance et se fasse le chantre de son indépendance vis-à-vis d’elle, ce qui fait qu’y être conforme est quand même très difficile. La deuxième raison, qui va avec la première, c’est que notre culture exprime proprement une espèce de mandat d’indépendance. Elle exige que ses sujets soient des individus, c’est-à-dire que chacun à la fois prenne à sa charge et conteste l’ordre symbolique auquel il veut apparteni. Alors, si on ne peut pas érotiser sa position hystérique, cela devient très compliqué. Le recours à la conformité est douteux, puisqu’être conforme chez nous, c’est faire exception. Si l’on n’est pas disposé, si on ne peut pas obéir à ce mandat et si, par ailleurs, être conforme est impossible, il ne reste que la possibilité de recourir à un ordre symbolique d’emprunt qu’on s’inventerait comme nous étant imposé du dehors, c’est-à-dire de délirer.
Dans une société froide, quelqu’un qui se situerait comme exception à l’ordre symbolique aurait deux destins possibles : l’un est la mort, et l’autre est en général sa canonisation, c’est-à-dire sa transformation en chaman. C’est une forme d’intégration de l’exception que d’en faire un chaman. D’ailleurs, en général, une culture froide, non individualiste, prévoit et intègre facilement l’exception.
Notre culture consiste donc en une sorte de mandat selon lequel chacun a à soutenir l’ordre symbolique. L’injonction à faire appel au Nom-du-Père, pour reprendre cette expression de Lacan, ne cesse de demander à chacun de décider sa propre intégration à l’ordre symbolique qui est son héritage, et — qui plus est — de confirmer cette intégration par un recul. Celui qui, dans notre culture, ferait exception, se trouve ainsi pris en une contradiction où refuser son héritage, c’est satisfaire son exigence et l’accepter, c’est le refuser. Pour nous, il s’agit d’un grand jeu où nous déplorons notre propre individualisme, nous pleurons le déclin du Nom-du-Père, nous regrettons le bon vieux temps où le symbolique était solide, mais c’est justement là notre façon d’érotiser et partant, de maintenir notre filiation, de recevoir en somme un héritage, qui implique qu’on s’affirme comme individu contre lui.
J’avance donc, par ce long détour que j’ai fait moi aussi à partir de l’anthropologie qu’il n’y a pas à se lamenter nostalgiquement sur « avant ». Ce fond nostalgique de notre discours, c’est une partie inhérente de notre position culturelle et je ne suis pas sûr qu’en général, quand ce discours nostalgique prend le dessus, ses effets ne soient pas ravageants. Je ne veux pas dire que cette nostalgie ne soit pas fondée. Elle est tout à fait fondée, elle est même inévitable dans notre culture, mais il se trouve que quand ça se réalise, ça coûte en général très cher, puisqu’elle ne peut se réaliser que sur un mode paranoïaque, justement parce qu’elle se réalise dans une culture qui n’est pas faite pour permettre cette réalisation. D’une certaine façon il est normal que le discours psychanalytique fasse écho à cette position. Mais pourrait-on passer à autre chose ?
On voit que si l’accent est du côté de l’individualisme, évidemment il y a une diminution progressive du poids de l’héritage, ce qui fait que les canaux traditionnels de transmission de l’héritage, c’est-à-dire fondamentalement la famille, ont de moins en moins d’importance. Reste cette énorme question : qu’est-ce que l’ordre symbolique ? Nous avons cette réponse qui est un peu bateau et qui consiste à dire que le symbolique, c’est le langage, ce qui, évidemment, est ou un peu court ou un peu long ; puisque, au minimum, il faudrait penser que le symbolique est le langage dans sa dimension transsubjective, c’est-à-dire dans la mesure où il ne détermine pas des places qui lui préexisteraient, mais qu’il les produit, y compris dans leurs relations. L’ordre symbolique n’est pas, de mon point de vue, un dépôt de morphèmes signifiants dans la cervelle des sujets, ce serait le comble de la raison subjective ! L’ordre symbolique, c’est effectivement le système de règles, de valeurs et de liens qui font une société ainsi qu’un sujet pour qu’il vienne à faire partie de cette société. Il n’y a, d’ailleurs, probablement pas d’autres façons d’être un sujet que comme produit d’un ordre symbolique, soit comme membre d’une culture. Tout cela est extrêmement complexe, surtout dans une culture comme la nôtre, puisque cela implique toute la dimension culturelle d’héritage, d’histoire, et je ne suis pas sûr que l’on mesure ce que cela suppose comme mandat de décider ou non de son appartenance.
C’est une question qui va aussi très loin du point de vue moral. Il est évident qu’à partir du moment où on considère que c’est du côté du sujet, de chacun de nous, que se trouve quelque chose de l’ordre d’une décision, si on peut dire, d’être ou de ne pas être de cette « famille », à partir du moment où la décision se situe du côté du sujet, il n’y a plus de critères moraux possibles, ce qui est incommode du point de vue social. C’est bien un des drames de la raison subjective.
L’ordre symbolique est beaucoup plus qu’un système de parenté dans les termes de l’anthropologie structurale, cela implique des places, des fonctions, et, il ne faut pas l’oublier, évidemment des valeurs aussi.
Il n’y a pas d’ordre symbolique qui ne soit pas un ordre social.
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Je vais donc prendre appui sur ce que je viens de dire, ce vaste mouvement de regret d’un temps d’avant où le symbolique tenait le coup et qui alimente la théorisation psychanalytique, et notre débat aujourd’hui au sens où l’on voit que la doctrine obéit in fine à des déterminations extrinsèques au champ spécifique de la méthode, disons la clinique du cas, ce qui me permet de soulever un certain nombre de remarques et de questions notamment en relation au court échange qui a eu lieu entre Marcel Czermak et Charles Melman le 14 décembre 2002 à propos de cette question de la conceptualisation en psychanalyse en relation avec les autres sciences.
1°) Peut-on mutualiser les connaissances entre les champs disciplinaires ?
On peut aborder ce sujet par cette question : lorsqu’on est formé dans les sciences sociales ou les sciences humaines, ou encore dans ces champs un peu marginaux, dits interdisciplinaires, qui sont constitués d’un mélange d’épistémologie, d’histoire, de linguistique, de littérature et de sociologie, et qu’on franchit la frontière de la pratique de la psychanalyse, quels sont les concepts transportables, quels sont les pratiques théoriques et les dispositifs conceptuels qui peuvent passer la frontière et lesquels vont être refoulés ?
Ici, il me semble que nous confrontons nos limites, nous les comparons, nous regardons leur perméabilité. Plus précisément, et c’est ce point-là qui m’intéresse, nous regardons quels éléments de nos théories et de nos savoirs respectifs peuvent devenir des concepts nomades. Il se peut même que nous cherchions quels concepts nous pouvons nomadiser et quel territoire frontalier nous allons leur offrir.[3]
2°) Entre la pratique théorique et la pratique de la cure, il y a un abîme. La transformation des expériences de la cure en énoncés théoriques qui franchissent les limites d’une seule histoire de cas reste un exercice d’acrobatie de haute voltige intellectuelle. Les textes les plus féconds de Freud sont plus les « Cinq psychanalyses » que les élucubrations de Totem et tabou, ou du Moïse et le monothéisme.
3°) Est-ce que les effets de la méthode mis en évidence dans la relation des cas cliniques ne sont pas à rattacher non pas aux incidences de la doctrine, mais avant tout à la situation de la cure psychanalytique elle-même ?
4°) N’y-a-t-il pas à rechercher de moins en moins l’universel, mais surtout des théories locales ancrées dans l’histoire. On ne pose pas en effet les mêmes questions et on n’écoute pas de la même manière un rescapé des bombardements du Liban, un Allemand né pendant la guerre, ou quelqu’un né au milieu des années soixante en Algérie, pas plus qu’un Parisien ou un Pied-Noir qu’une Américaine née en Floride installée en France et opposée à la guerre en Irak.
5°) Le fait que la cure exige une forme d’implication individuelle et personnelle rend la pensée théorique difficile. Dans une situation analytique, l’analyste essaie à la fois d’écouter, de sentir, de poursuivre ses propres associations libres et de penser. La pensée se trouve donc dans un lieu d’extériorité par rapport à l’affect et aux sensations, sans pour autant se confondre avec l’association libre. C’est une situation paradoxale, et ce n’est que plus tard, quelquefois des années après, qu’un événement d’une cure devient « pensable ». Lacan mettait périodiquement ses disciples en garde contre « la compréhension ». Il est difficile de ne rien comprendre et de vouloir en faire la théorie en même temps. Les deux sont nécessairement séparés par le temps. Dans le cas contraire, l’analyste utilise la théorie comme défense contre ce qu’il entend et ce qu’il sent. Alors les patients se trouvent confrontés non pas à une personne humaine, mais à un analyste-dogme.
6°) S’il arrive aux psychanalystes de « guérir » — malgré la phrase de Lacan « la guérison est de surcroît » —, c’est essentiellement à partir de leur savoir. C’est le savoir acquis au cours de leur propre analyse au début — et c’est un savoir limité —, le savoir de leurs contrôles ou de leurs groupes de travail, le savoir des analyses qu’ils mènent par la suite. La théorie n’est d’aucun secours dans l’instant de la cure, dans le moment de conclure, en revanche elle guérit celui qui l’énonce, puisqu’elle lui constitue des métaphores, elle guérit peut-être la discipline dont elle est issue, elle ne guérit pas l’autre en chair et en os, parce qu’il n’y a pas de théorie thérapeutique. Et c’est là où je voulais en venir et rejoindre le titre de cette table ronde.
Nous avons des montages théoriques qui peuvent tourner tout seuls. Des théories-machine.
Si la théorie, comme l’affirme Freud, n’est « qu’une série de conceptions psychologiques acquise par la pratique de la méthode et qui s’accroissent ensemble pour former progressivement une nouvelle discipline scientifique » y a-t-il vraiment un tel rapport expérimental de la méthode à la doctrine ou n’y a-t-il pas plutôt entre elles un malentendu dont la méconnaissance a conditionné l’histoire du mouvement psychanalytique ?
Rappelons que la psychanalyse a été le nom d’une méthode avant d’être celui d’une doctrine : « Je dois mes résultats, écrit Freud en janvier 1896, à l’emploi d’une nouvelle méthode de psychoanalyse.[4] Cette méthode n’a pas été pensée par Freud à partir de préjugés doctrinaux, elle lui a été imposée par ses patients.
“La nouvelle méthode de psychoanalyse » n’est pas nouvelle dans ses principes. Le mérite de Freud est de l’avoir systématisée et diffusée sans qu’il ait compris qu’elle contredisait son projet d’une psychologie scientifique. Si la doctrine psychanalytique fait espérer un savoir sur l’homme, elle le réduit en fait à quelques traits qui tout en l’expliquant peu, le subsument sous des modèles. Freud a-t-il entendu toute la profondeur de l’aphorisme de Charcot : « La théorie, c’est bon, mais ça n’empêche pas d’exister ? »
Les liens de la méthode et de la doctrine psychanalytiques ne sont donc pas si ténus que le laisse croire Freud, et la méthode aurait même une certaine prévention à l’égard de la doctrine. Si la parole de l’analysant reste commentée à travers le fil conducteur de la doctrine, l’interprétation demeure une suggestion. En retour, il est évident que la nature de la méthode implique une dimension subjective de la technique, mais celle-ci doit-elle rester privée en retour d’élaboration et laisser l’analysant livré au seul caprice de l’analyste ? Comment donc concilier les principes de la méthode avec les prémisses de la doctrine psychanalytique ?
Si les analystes ne s’entendent entre eux ni sur leur technique, ni sur leur formation et encore moins sur le rôle et le fonctionnement de leurs institutions, cela ne traduit-il pas le désaccord profond qu’il y a entre la méthode et la doctrine psychanalytiques ?
Il faut donc souligner l’hétérogénéité des principes entre la méthode psychanalytique et la doctrine psychanalytique : la première prend son assise sur l’époché, la suspension du jugement ; la seconde est une idéologie scientiste qui réduit l’être de l’homme au statut d’objet d’observation dont les déterminations seraient extrinsèques et conditionnées par une scène originaire ou un discours parental.
Les psychanalystes n’ont-ils pas ainsi leur entendement altéré par les croyances qu’implique leur adhésion à une doctrine dont l’apostasie est la condition liminaire pour une compréhension de la méthode ?
Est-il pensable d’envisager une réflexion sur les fins de la méthode sans référence à la doctrine et sans se soucier des usages en cours dans les institutions psychanalytiques ?
Il y a donc un malentendu — chose déroutante quand il s’agit de psychanalyse — qui s’est tissé depuis toujours entre, la méthode psychanalytique et la doctrine de même nom.
Est-ce que les psychanalystes ne restent pas intimement convaincus que leur discipline est une science dont la doctrine est exacte ? N’oublient-ils pas que leur rapport à l’analyse est né principalement à travers leur propre psychanalyse, motivée par des désordres personnels ? Ils imputent pourtant les bienfaits de leur cure à la doctrine au lieu de les porter au crédit de la méthode. Ce faisant ils occultent les ressorts du choix qu’ils ont fait en devenant à leur tour psychanalyste : celui, certes, de maintenir ouvert ce qui s’était entrebâillé pendant leur analyse ; celui, aussi, d’y mettre un terme ; mais, surtout, ils ont trouvé dans la doctrine l’aliment de leurs attitudes subjectives. La doctrine, pour les psychanalystes, n’est-elle pas un moyen de reconnaissance individuel et social, une idéologie que l’on peut servir en s’en faisant le prosélyte ou le fonctionnaire, un ensemble de propositions dont l’ambition permet de rêver à l’établissement d’un savoir absolu ? Certains se sont complu à comparer les psychanalystes aux sophistes grecs, les uns et les autres ayant en commun d’être des marchands en « activités spéciales de l’âme » dont la fréquentation est assortie du paiement d’honoraires. Mais les sophistes n’avaient pas de prétention scientifique — ils réfutaient même la possibilité de la science — ; leur enseignement visait l’apprentissage de l’habileté, l’expérience du contingent pour permettre à chacun de s’inventer son art de vivre au regard des particularités de sa subjectivité.
Ce qui me conduit à cette dernière question : la légitimation de la doctrine peut-elle reposer sur la multiplication de ses adeptes ?
[1] Aphorisme de Charcot.
[2] voir Essais sur l’individualisme, Seuil, 1983, et deux volumes publiés chez Gallimard, dont Homo Aequalis 1977, 1991.
[3] Pour l’idée du concept nomade, Cf. Stengers I. et al., D’une Science à l’autre, Des Concepts nomades, Seuil, Paris, 1987.
[4] S. Freud, L’hérédité et l’étiologie des névroses, in Névrose, psychose et perversion, trad. J. Laplanche, Paris, P.U.F., 1953, p. 55.