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Jean-Pierre Rumen / DES TRESSES INFINIES

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Texte publié dans les actes de notre séminaire n°8 de l’AEFL, 2002 – 2003 LE MOMENT DE CONCLURE ET APRÈS ?RUPTURES OU CONTINUITÉ ? UNE LECTURE DU SÉMINAIRE XXV : « LE MOMENT DE CONCLURE »

Ce séminaire, « Le moment de conclure » m’a complètement désarmé. Je me suis même retrouvé en proie à un véritable sentiment de détresse à l’idée d’avoir à en dire quelque chose. Détresse qui allitérait à l’extension infinie du travail des tresses conduit par Lacan. D’où mon titre.   À l’origine, lorsque Élisabeth m’a adressé l’annonce de ce projet de travail dont un des aspects se complétait d’un « et après » : « Le moment de conclure, et après ? » je n’ai pas hésité à me proposer. J’aimais bien ce « et après ? » qui gouaillait un peu, comme un « et alors ? ». Et puis il y avait une réponse :  « La topologie et le Temps », séminaire suivant, avec en arrière-plan l’affirmation que pour l’homme vient toujours un temps où il n’est plus temps. Et comme il se trouve que je me débrouille assez bien avec le nœud borroméen et que j’ai par atavisme et pratique maritimes les nœuds en sympathie, je me suis cru à même de communiquer. Je pensais que ce serait une bonne occasion de me pousser au travail. J’ai rapidement déchanté, au point que j’ai voulu me désister. Alors là, je peux vous dire qu’Élisabeth, qui n’a pas l’air comme ça, est parfaitement intransigeante. Ce qui fait que me voici, et qu’il a bien fallu faire quelque chose. Je m’y suis pris d’une façon que je n’aime pas beaucoup, et qui consiste à aligner les fragments pris chez les autres, a enfiler les citations. Pour couronner le tout, j’ai donc trouvé un abri dans les méthodes du discours universitaire… Enfin, allons-y.  

J’ai donc été retenu par cette interrogation de l’argument : » La psychanalyse ne serait-elle, tout compte fait, qu’une « philosophie ? » Ce qui procède bien sûr de cette phrase de Lacan : » Ce que je fais là, comme l’a remarqué quelqu’un de bon sens qui est Althusser, c’est de la philosophie. Mais la philosophie c’est tout ce que nous savons faire. »[1]  Mais est-ce que cela situe pour autant Lacan dans le champ philosophique ? Ne déplore-t-il pas plutôt de ne savoir faire autre chose, ou mieux ? Subsidiairement faire de la philosophie n’entraîne pas qu’on soit philosophe. J.T.Desanti distingue bien les deux choses, et celles-ci d’avec l’état de professeur de philosophie. Au demeurant, qui sont les philosophes professionnels ? On connaît l’appétence des philosophes antiques à se nicher près du tyran pour se mêler de politique. On sait que ce fut constamment à leurs risques et périls.

C’est peut-être en raison de cette même appétence à la fréquentation du pouvoir qu’ils sont volontiers, de nos jours, journalistes…   Or, depuis Freud, la psychanalyse a constamment marqué sa réticence à l’endroit de la philosophie. Celui-ci écrivait : « Vous n’imaginez probablement pas combien me sont étrangères toutes ces cogitations philosophiques. La seule satisfaction que j’en tire est de savoir que je ne participe pas à ce lamentable gâchis de pouvoirs intellectuels. » Et il poursuit : « Les philosophes croient sans doute qu’ils contribuent par de telles études au développement de la pensée humaine. »[2]  On ne peut pas ne pas entendre là le souci du « développement de la pensée humaine » et il est bien difficile de considérer que la « Massenpsychologie », « l’avenir d’une illusion », « Malaise dans la civilisation » ou « Warum krieg? » n’aient pas de portée philosophique.  Freud écrit encore : « …prétendant offrir un tableau cohérent et sans lacunes de l’univers, prétention dont tout nouveau progrès de la connaissance nous permet de constater l’inanité. Au point de vue de la méthode, la philosophie s’égare en surestimant la valeur cognitive de nos opérations logiques et en admettant la réalité d’autres sources de la connaissance, telle que, par exemple, l’intuition.

Assez souvent l’on approuve la boutade du poète : “avec ses bonnets de nuit et des lambeaux de sa robe de chambre, il bouche les trous de l’édifice universel”. Mais la philosophie n’a pas d’influence immédiate sur la grande masse des gens, elle intéresse un nombre réduit d’individus même parmi la mince couche supérieure des intellectuels ; pour tous les autres, elle est à peine compréhensible. »[3]  Sous la critique on décèle assurément le regret de la faible influence de la philosophie. Mais plus fondamentalement, Freud pointe dans son examen de la philosophie depuis Socrate, cette aberration qui consiste à prendre l’ordre du logos pour l’ordre du monde et à penser qu’un résultat est vrai parce qu’il est logique. Mais cette radicalité proche de celle de Schopenhauer, dont Freud fut un grand lecteur, n’est-elle pas philosophique elle-même ? De plus dans la position freudienne n’y a-t-il pas quelque chose de l’ordre d’un évitement qui viendrait prémunir contre une chute inéluctable dans les mêmes errements ? Enfin la note sur l’intuition est-elle absolument fondée ? Nous essaierons d’y revenir. Dans la continuité de ce qui a été amorcé par Freud, la position de Lacan se signale par sa radicalité : « C’est exactement conjoint à cette question de la perte, de la perte qui se produit chaque fois que le langage essaie, dans un discours, de rendre raison de lui-même, que se situe le point d’où je veux partir, pour marquer le sens de ce que j’appelle rapport du signifiant au sujet. J’appelle philosophique tout ce qui tend à masquer le caractère radical et la fonction originante de cette perte. Toute dialectique, et nommément l’hégélienne, qui va à masquer, qui en tout cas pointe à récupérer les effets de cette perte, est une philosophie. »[4] 

Le 18. 03.80 on retrouvera encore, sous la signature de Lacan, à propos d’un certain Aa (sic) qui l’interpellait, ce commentaire : « Ce M. Aa est antiphilosophe. C’est mon cas. Je m’insurge si je puis dire contre la philosophie. » Il n’en reste pas moins que nous sommes en présence, comme avec Freud, d’une critique de la philosophie qui est elle-même philosophique dans ses fondements. En outre, la remarque de Lacan sur Hegel nécessite d’être nuancée, au moins si on suit sur ce point Marc Darmon : « Depuis Platon, la réflexion philosophique sur le langage se confond avec l’histoire de la philosophie elle-même. C’est ainsi qu’Alexandre Kojève décrit cette histoire jusqu’à l’identification, du concept et du temps chez Hegel. » Et il poursuit : » Hegel, contrairement aux philosophes qui le précèdent parle du mot, non pas comme d’une image plus ou moins juste du réel, mais comme négation du réel, comme faisant trou et trou mortel dans le réel. »[5] 

Auparavant Darmon avait rappelé l’apport décisif de Saussure : « Pour Saussure, l’erreur des philosophes qui se sont intéressés au langage avant lui, c’est de partir justement de cette question de la nomination et de concevoir le langage comme une nomenclature. »[6]  Toutefois il n’est pas exclu que la philosophie soit elle-même évolutive. Et si elle avait changé ? Je pense à deux philosophes entre lesquels et Lacan il n’y avait nulle antipathie : J.T. Desanti et L.Althusser. Desanti dans ses « réflexions sur le temps », justement’ s’adresse à son interlocuteur pour lui dire : « …le sérieux de notre jeu consiste en ceci, que le travail de la pensée que nous nous proposons d’entreprendre exige d’être confronté à la possibilité de sa perte. Sans doute parce que nous ne savons pas d’avance comment mener le jeu, ni exactement de quelle nature est le gain espéré. Et c’est bien naturel, puisque c’est cela que nous cherchons et ne pourrons trouver dans l’exercice du jeu même. » Desanti met donc la possibilité de la perte au centre de l’enjeu philosophique et il précise : « Qu’est-ce que la philosophie ?» Je te répondrai « Je n’en sais rien que je puisse t’exposer en forme d’un discours réglé, instructif et édifiant. Car si je commençais un tel discours, il se détruirait sous mes mots ; et j’ajouterais tout aussitôt : “Au moment même où pointe la menace d’une telle destruction, alors à mes yeux commence à paraître ce que j’appelle Philosophie.”[7]  Voici donc un philosophe qui met la fonction de la perte au centre de son activité. On pourra toujours se demander qu’elle aura été l’influence de Lacan.   Desanti est un philosophe qui fit en quelque sorte sa propre clinique de l’aliénation imaginaire et conçut une véritable topologie du sujet à cette occasion (“Un destin philosophique”). On peut donc penser que la perte n’est pas ici négligée, mais que c’est irréductible à la philosophie si celle-ci commence dés l’utilisation du langage.

Les “non-dupes” philosophent-ils ? C’est bien ce qu’indique Althusser aussi dans ce très beau texte :  « Puisqu’elle tient tout entière dans le premier mot qui prononce son nom ; puisque le nom qui la désigne est celui qui la convoque ; puisque sur elle tout discours n’est jamais que l’interminable ouvrage de sa présence, et son existence sans cesse façonnée ; puisqu’en son nom nous sommes rassemblés, assis comme au concert côte à côte sur les bancs dispersés de la vie ; unis déjà par la première note qui scelle et lie l’essence et l’aventure irrémédiables ; demandons-nous quel espace de raison soutient cet accord, quelle imminence cette attent, et quel discours ce concert de silences. »[8]    « Le travail de la pensée que nous nous proposons d’entreprendre exige d’être confronté à la possibilité de sa perte. » Disait J.T.Desanti. Mais alors que dire de la pensée ? Ou encore qu’est-ce que la psychanalyse peut dire de la pensée comme manifestation différente, car préalable, de l’élaboration discursive ? « Je travaille dans l’impossible à dire » dit Lacan ce qui amène à penser qu’il traite la pensée comme un réel qui serait comme il s’exprime encore : » réel : ce qui reste non symbolisé du réel mais néanmoins ordonné. » Et, en progressant à petits pas : « La pensée, c’est l’intelligence s’exerçant à se retrouver dans les difficultés que lui impose la fonction du langage. »[9]  « L’intelligence, je ne sais pas pourquoi on fait là-dessus une erreur, l’intelligence est bien pour moi, comme pour tout le monde, non verbale. »[10]  « Ce que l’analyse apporte, c’est que le sujet ne parle pas pour dire ses pensées… … qu’il parle, c’est-à-dire qu’il émette ces sons rauques ou suaves qu’on appelle le matériel du langage qui a déterminé d’abord le chemin de ses pensées… » »[11]  Et pour faire encore un pas de plus : » On passe son temps à rêver, on ne rêve pas seulement quand on dort. L’inconscient c’est très exactement l’hypothèse qu’on ne rêve pas seulement quand on dort. »[12]  C’est redire qu’on ne connaît du rêve qu’un récit, mais n’est-ce pas dire en outre qu’il en va de même pour la pensée puisque le langage est inapte à en rendre compte bien qu’il la cause, et justement pour cette raison ?

« Dans l’analyse, on ne pense pas n’importe quoi et pourtant c’est bien à quoi on tend dans l’association dite libre : on voudrait penser n’importe quoi. Est-ce ça que nous faisons ? Est-ce que c’est ça qui consiste à rêver ? En d’autres termes : est-ce que nous rêvons sur le rêve ? »[13]  Et pour aller encore un peu plus avant : « Qu’est-ce que ça veut dire d’ailleurs le fil de la pensée ? C’est une métaphore. C’est bien pourquoi j’ai été conduit à ce qui est aussi une métaphore, à savoir matérialiser ce fil des pensées. »[14]  Lacan dira encore « les nœuds, ça sert d’appui à l’apensée » qu’il écrit de cette façon particulière, comme il a écrit « lalangue ». Nous voilà donc arrivés à la nécessité logique des nœuds dont Marc Darmon pense qu’ils supportaient le projet de « reconstruire la psychanalyse à partir de la chaîne borroméenne. » « En quoi les nœuds intéressent-ils ou devraient-ils intéresser l’analyste ? Et pourquoi devrions-nous nous soumettre à cette manipulation des nœuds de ficelle qui, avouons-le, ne va pas sans répugnance. Cette répugnance tient-elle à l’incapacité, à ce que Lacan appelle notre débilité de notre imaginaire lié au corps lorsqu’il a affaire aux nœuds ? Nous sommes certes plus à l’aise avec les concepts et curieusement les concepts sont plus faciles à saisir, à tenir en main, comme l’étymologie l’indique, que ces ronds de ficelle. En effet, le concept nous fournit l’image rassurante d’un cercle qui contient, qui cerne quelque chose. Dans le nœud, les cercles sont évidés ; il faut tenir compte alors de ce qui leur ex-siste, c’est-à-dire ce qui tourne autour. Pour Lacan, le nœud c’est le refoulé primordial lui-même, d’où la répugnance qui lui est commune.[15]

Nous avons remarqué que le travail de Lacan est contemporain d’une modification du travail des philosophes. Il ne serait pas sérieux d’y voir une influence, voire une paternité. Si le travail philosophique a changé pendant cette période, le travail mathématique a marché aussi du même pas que celui de Lacan. Ainsi c’est en 1975 que Montésinos a démontré la non-irréversibilité du nœud borroméen…   Lacan philosophe ou Lacan mathématicien ?   Il s’agissait donc, selon Darmon, d’établir par cette nouvelle écriture un ultime moyen de présenter l’inconscient. Cette mathématisation des tresses se situait entre la mathématique qui est une écriture qui suppose un réel alors que le nœud est une écriture qui supporte un réel. Au total, il s’agissait pour Lacan de « se laisser guider par la structure, s’en rendre dupe et obtenir des effets. » On peut suivre ce projet dans le programme d’enseignement à Vincennes en 1975 qui conjoignait les disciplines :

« Topologie : Le nœud, la tresse, la fibre, les connexions, la compacité : toutes les formes dont l’espace fait faille ou accumulation sont là faites pour fournir l’analyste de ce dont il manque : soit d’un appui autre que métaphorique, aux fins d’en sustenter la métonymie. »

 « Antiphilosophie : dont volontiers j’intitulerais l’investigation de ce que le discours universitaire doit à sa supposition “éducative”. Ce n’est pas l’histoire des idées, combien triste, qui en viendra à bout ! Un recueil patient de l’imbécillité qui le caractérise permettra, je l’espère, de la mettre en valeur dans sa racine indestructible, dans son rêve éternel. Dont il n’y a d’éveil que particulier. »

Que dire d’autre, que dire de plus ? Souligner peut-être ?   Mais resterait à explorer la dimension de jouissance liée à la pratique des nœuds. Car il est vrai que cette pratique peut revêtir des formes tout à fait compulsionnelles. Ce fut le cas de Lacan si on en croit l’historiographie. Ça m’est arrivé aussi et à force de répétition j’ai même cru avoir inventé un nouveau nœud borroméen avant de découvrir qu’il l’avait été par Soury. Malgré ma déception, je sais que j’avais parcouru un certain chemin et que cela ressortissait d’un trajet personnel et donc d’une création même si elle n’était pas première. Mais nous aurions garde d’oublier que Darmon nous signale cette activité qui a saisi Schreber : « Bien souvent j’ai fait pendant des heures des nœuds aux quatre coins de mon mouchoir pour ensuite le défaire… » et Darmon souligne le « balancement entre l’activité de penser et la volupté où nous reconnaissons cette jouissance autre… »  « Qui ne sait d’expérience qu’on peut ne pas vouloir jouir ? Qui ne la sait d’expérience, pour savoir ce recul qu’impose à chacun, en ce qu’elle comporte d’atroces promesses, l’approche de la jouissance comme telle ? Qui ne sait qu’on peut ne pas vouloir penser ? »[16] avait prévenu Lacan. Sa pratique des nœuds mettait en évidence les erreurs répétées, les embrouilles et si le projet avait eu quelque fondement, il ne débouchait vraiment sur rien sinon un profond désenchantement, une véritable détresse : « J’ai déliré avec la linguistique » (09.01.79) « Les nœuds ça rend fou » (11.04.78) « Il est bien évident que j’ai eu tort, mais que je m’y suis laissé glisser » Et enfin : « Je crois qu’en m’employant à la psychanalyse je la fais progresser. Mais en réalité je l’enfonce » On a rappelé que ce fut une époque terrible : l’échec de la passe, la mort de Juliette Labin, le Congrès de Deauville…  Tout ce travail s’est résolu en silence et, de fait, aucun d’entre nous, aujourd’hui, 26 avril ne s’essaiera à suivre Lacan dans cette pratique des nœuds, ne prendra le relais. Ce qui m’amène, moi aussi, mais momentanément, je le sais bien, à me taire. Je vous remercie.

 

[1] Leçon du 20.12.77

[2] Lettre à Max Eitigon du 22.04.28

[3] Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Gallimard, Paris 1936, p 219

[4]  « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » leçon du 02.12.64

[5] Darmon (M.) : Essais sur la topologie lacanienne, A.F.I. Paris 1990, p.399

[6] idem p.395

[7] Desanti 5J.T.) : « Philosophie : un rêve de flambeur » Grasset, Paris, 1999

[8] Althusser (L) : lettre à Franca Madonia, mai 1963

[9] J.Lacan : « problèmes cruciaux pour la psychanalyse, leçon du 16.12.64

[10] id. 02.12.64

[11] id. 06.01.65

[12]  « Le moment de conclure, leçon du 15.11.77

[13] id. 11.04.78.

[14] id. 11.04.78

[15]  Darmon(M) op. cit. p.393

[16]  « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » leçon du 10.06.64