Contributions

Stoïan Stoïanoff NÉNOFF / LE PORNOGRAPHE 

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Pour introduire au séminaire n° 25 de Jacques LACAN, « Le moment pour conclure  », rien n’est plus simple. Il suffit de se pencher sur le premier fragment de texte parlé venu et d’en mettre la cohérence à l’épreuve. Je parle de cohérence parce que la présentation officielle qui en a été faite, par le biais de l’écrit qui nous a été distribué, met l’accent sur un certain nombre de revirements de la dernière heure d’un LACAN devenu relaps envers sa propre doctrine. Revirements veut dire qu’il s’agirait sur le tard, de la part de LACAN, d’un dévoilement de ses vaticinations, de ses contradictions et pourquoi pas de son gâtisme ultime. Il est parfois de bon ton d’indiquer, que bien qu’appartenant à une école freudo-lacanienne, on n’en est pas pour autant un parti de « godillots ». Alors, comme ça, de l’aveu même de LACAN, la psychanalyse ne serait pas une science ! À quoi bon se donner la peine de le lire, par conséquent, ce Cher LACAN, dès lors que pour ce qu’il en est de la pratique du bavardage, et donc du n’importe quoi, chacun suffit à la peine. Car, après tout, il était comme nous tous, du moins finit-il par l’avouer, il ne trouvait pas, mais il cherchait. À moins que…

Voici les quelques lignes, que je choisis au beau milieu de la première page de la première séance de ce séminaire 25 :

L’analyse a des conséquences. Elle dit quelque chose. Qu’est-ce que ça veut dire « dire » ? « Dire » a quelque chose à faire avec le temps. L’absence de temps c’est une chose qu’on rêve ; c’est ce qu’on appelle l’éternité et ce rêve consiste à imaginer qu’on se réveille. On passe son temps à rêver, on ne rêve pas seulement quand on dort. /…/ Je voudrais vous faire remarquer que ce qu’on appelle « le raisonnable » est un fantasme : c’est tout à fait manifeste dans le début de la science. La géométrie euclidienne a tous les caractères du fantasme. Le fantasme n’est pas un rêve, c’est une aspiration.

C’est tout pour la citation. Je la puise dans l’édition dactylographiée de ce séminaire, mais je suppose qu’elle est reprise tel quel dans les suivantes.

Il va sans dire que je m’implique dans ce choix. Il se trouve, en effet, qu’au début des années 70 il y a eu de ma part immixtion dans la discussion qui a suivi l’exposé d’un certain RITTER, sommité strasbourgeoise. Je dis immixtion parce que mon propos a été reçu comme tel. J’ai dû dire quelque chose dans le genre : « Au temps où nous parlons aujourd’hui, il n’est pas certain qu’il ne s’agisse pas d’une rêverie ». Chose à vérifier dans les Lettres de l’École Freudienne de l’époque, qui reprennent ceci textuellement. Et RITTER de rétorquer avec suffisance, à peu près ceci : « Si Stoïanoff est en train de rêver, c’est son problème ».

L’immixtion, voyez le rêve de l’Injection faite à Irma, suppose l’intervention de ce qu’on nomme la pulsion invocante, et elle se joue à plusieurs voix. Donc c’est dans l’après-coup de la production de ces voix inattendues, encore que familières, que se produit l’immixtion. Toujours est-il qu’à ce moment une petite voix inattendue s’est fait entendre pour dire : « Stoïanoff dit vrai ». La voix de Jacques LACAN, inhabituelle et donc inattendue dans de telles circonstances.

Et voilà-il pas, quelques lustres après, en 1977, et donc sur l’Untergang, sur le déclin, que la voix de LACAN retentit à nouveau pour susurrer : « L’Inconscient, c’est très exactement l’hypothèse qu’on ne rêve pas seulement quand on dort. ». C’est une petite phrase que j’ai momentanément détournée, mais qui s’insère dans le passage que je tente de commenter aujourd’hui.

Je vais aller un peu plus vite à présent.

Le passage que j’ai cité dit : « ce qu’on appelle “le raisonnable” est un fantasme : c’est tout à fait manifeste dans le début de la science ». Bon ; ça se lit quand même, ça se décrypte avec… avec quoi ? Avec ce qui suit quelques pages plus loin, pardi, et qui dit : « la science n’est qu’un fantasme » [15.11.77 p.6]. Et puisque la psychanalyse n’est pas un fantasme (un fantasme de Freud ou de Lacan, par exemple) c’est donc bien qu’elle n’est pas une science. Mais à partir de là, comme on ne sait plus où la caser, LACAN suggérera que c’est de la poésie, et qu’au fond c’est un art. Il suggère. Il ne garantit rien. Il ne se met pas à la place du Dieu non menteur de DESCARTES. À vous d’expérimenter si ce qu’il dit a une signification de vérité. L’expérience analytique c’est ça : chacun expérimente la chose et en tire ses propres conclusions. À moins qu’il ne préfère se conformer aux rêveries des autres.

Conclure ! voilà l’affaire

La semaine dernière Elisabeth de FRANCESCHI nous a fait une introduction remarquable de ce séminaire 25, digne de son érudition coutumière, mais aussi d’une grande fraîcheur, fraîcheur qu’on aurait tort de prendre pour de la naïveté. Elle a surtout eu le souci de laisser les choses ouvertes. Cette signification d’ouverture peut être entendue de diverses manières et le panonceau que je vous au dessiné au tableau montre bien qu’avec ça chacun ira où il peut.

Ce n’était certainement pas le cas de LACAN. Il avait ses propres contraintes et il nous appartient d’en tenir compte.

        Dans un écrit, paru initialement dans la revue Le Minotaure et repris dans les Écrits, il avait jadis distingué, à partir de la fable des trois prisonniers, trois moments, trois temps subjectifs préparant l’acte conclusif du sujet.

Comment conclure… une analyse ? Par quel acte, certes, mais par un acte de qui ? De l’analysant ou de l’analyste ? Il est clair qu’à cette simple question, la « passe », cette procédure spécialement concoctée par LACAN pour que la chose soit enfin décidable, la passe a échoué, au sens où elle n’a pas apporté de réponse claire. Le préjugé selon lequel « c’est l’analyste qui décide de la fin de la cure » s’est avéré insurmontable. Du coup il n’était plus concevable d’interroger le ou les critères dont s’autorise un sujet pour mettre un terme à sa cure. Or, il était exigible d’un analyste d’user de sa technique afin de rendre l’issue possible. C’est ce que fait FREUD face à l’Homme aux loups. Sauf que sa technique, son truc, en l’occurrence, ça consiste précisément à assigner un terme temporel à l’analyse de ce patient.

Bref, l’analyste peut se manifester de temps à autre et quand son truc ne marche pas un pas théorique supplémentaire s’impose à lui, de manière à dire pourquoi ça n’a pas marché. Un tel pas est tout à fait repérable dans ce séminaire 25 où LACAN, décidément dupe de la topologie des nœuds, finit par trouver l’explication de certains échecs de la technique analytique, notamment avec les structures hystériques.

Je me suis enquis de savoir où, dans quel séminaire, LACAN a pu revenir explicitement sur cette question du moment de conclure. Ça se produit à deux reprises. Notamment à la leçon du 19 décembre 1962 [1] de ce séminaire 12 que j’ai entrepris jadis de commenter dans un de mes livres.

À la question : « Qui suis-je ? À la fin de mon analyse », à cette question de l’identification du sujet, au moment où il « s’avoue », répond un moment de hâte. Voici ce que LACAN articule en cette occasion :

Le troisième temps, ou la troisième dimension du temps où il convient que nous soyons [encore faut-il y être !] là où nous avons à repérer, à donner les coordonnées de notre expérience, c’est celui que j’appelle le moment de conclure, qui est le temps logique comme hâte, et qui désigne expressément ceci, qui s’incarne dans le mode d’entrée dans son existence (qui est celle qui se propose à tout homme autour de ce terme ambigu), puisqu’il n’en a point épuisé le sens et que plus que jamais en ce tournant historique il vit son sens en vacillant, je suis un homme.

« Je suis un homme », la belle affaire, serions-nous tentés de dire.

On connaît la chanson : « Socrate est un homme, tous les hommes sont mortels, etc., etc. ». Or, c’est précisément autour de cette question de la destinée humaine, de ce qu’elle comporte d’universel, d’assumable ou pas comme tel, que tourne l’ensemble des thèmes dont s’émaille la fin de la cure.

Semailles de thèmes imaginaires d’abord, relatifs aux moyens requis pour échapper à cette destinée et gagner du temps, voire gagner une éternité de temps. C’est le dur désir de durer. Mais nous sommes loin de l’époque où l’immortalité était un privilège réservé aux pharaons. Aujourd’hui, foin de l’humanité : nous sommes tous des extraterrestres (traduisez : des borderline). Morts, ils ressuscitent, se réincarnent, renaissent, et c’est là ce que certains leur proposent sous le label du Rebirth. Rêverie fort commune, refoulement réussi, certes, mais révélateur de causes bien réelles. Là où le Réel entre en jeu avec la série des objets « a », les objets cause, tels que le sein ou le pénis, dont on peut s’apercevoir qu’ils captent singulièrement la lumière et créent l’anamorphose, là où le Réel entre en jeu, les curés, défroqués ou pas, quittent l’analyse. Ici Bernard THIS m’est témoin, lui qui a vu la bande à DOLTO quitter le navire lacanien dès lors que ce dernier à abordé les récifs du Réel.

Il est urgent de se souvenir des échappées de LACAN vers des thèmes exotiques, pour nous littéraires, mais aux effets littéraux. Ainsi la douleur d’exister, par exemple, et le cri final d’Œdipe : « me funai ». Ce que je traduis par : « Si seulement je n’étais pas né », ou « quelle horreur d’être né ! » ; ou encore : « Que ne suis-je resté dans les limbes », qui a l’avantage d’user du subjonctif avec ce qu’il comporte de votif ! La naissance impliquant la mort, et avec elle l’extinction du désir, ce « me funai » a pour nous des résonances bouddhistes. Toutefois, si le bouddhisme, ainsi que la tragédie antique, semblent ignorer la fable sémite du péché originel, structurellement c’est tout comme. À vrai dire qu’avons-nous à perdre avec la mort ? Rien assurément, sinon une certaine image, perte que LACAN désigne d’un moins-phi (— phi. Cette seconde mort, celle de l’âme, je l’ai nommée moinfigurie.

C’est elle qui est en jeu dans l’analyse et peut donner lieu à transmission. Il va sans dire que la plupart du temps cette problématique succombe au refoulement et s’édulcore sous forme de rêveries d’apparence fort banale.

À l’Imaginaire et au Réel de la fin de la cure se noue le Symbolique. Ici on reste coi faute de savoir quoi en dire. « Dire est impossible », gémit LACAN ; on ne saurait lui donner tort. Ce n’est pas pourtant faute d’avoir tenté mille détours.

Il est loin, en effet, ce temps où LACAN nous bassinait avec sa « parole pleine » et ses modes énonciatifs dans le style du : « Tu es mon Maître », ou « Tu es ma femme ». S’y substitue aujourd’hui la généralisation du « Vous êtes tous des enfoirés » lancé par un défunt humoriste. Ici les psychanalystes ont laissé le terrain énonciatif, labouré d’antan par le fondateur de l’École Freudienne, retourner à sa friche, friche que seuls les linguistes et les spécialistes de l’interaction langagière persistent à fréquenter. Notons que Mélanie KLEIN avait repéré, à certains moments de sa propre cure avec ABRAHAM, un spolium, une spoliation de l’analyste ; autrement dit : l’effet sur l’analyste des modalités énonciatives dont elle aurait usé et qu’elle qualifie de sadisme féminin ; chose que Lacan a pointée sous le nom de destitution subjective.

À propos du registre de l’énonciation performative, celle qui a valeur d’acte, il y a des questions qui ont la peau dure, du genre : « Pourquoi l’enfant qui compte s’inclut-il dans son compte ? » (C’est le fameux : « J’ai trois frères, Pierre, Paul et moi ») ; « Quand un enfant s’aperçoit-il que ses parents ne connaissent pas ses pensées ? » ou « Jusqu’à quel âge persiste-t-il à croire inconsciemment à ce genre de transmission de pensée ? ». Car l’énonciation performative suppose (de la part du sujet) un saut subjectif, un éveil qui, lorsqu’il est effectif, est de nature à motiver une fin de cure.

Et puisque Elisabeth de FRANCESCHI a bien voulu nous parler la dernière fois des incursions orientales de Jacques LACAN, il est peut-être pertinent de voir ce qu’il est allé faire là-bas ? Serait-ce pour y semer quelque chose, ou pour nous semer, toujours est-il qu’il m’est échu sa signature au bas d’une carte postale. Je l’ai reçue comme un mandat. Je pense m’en être tout récemment acquitté en déposant auprès de la bibliothèque universitaire de SHANGHAI quelques-uns de mes écrits sur l’enseignement de LACAN. Sic transit… palea. ARISTOTE nous a fait parvenir sa croix logique par des voies biscornues : PORPHYRE, puis BOECE, puis AVERROES, et quelques autres, chacun peaufinant le mathème initial, jusqu’à LACAN qui en fit quantique, où le « me pantès », le pas-tout aristotélicien, se maintient contre vents et marées. Le nœud borroméen comporte ce même pas-tout phallique, encore faudrait-il le démontrer.

Être dupe du mathème (voire des nœuds) n’est pas donné à tout un chacun. Certains empruntent d’autres voies. Dans mon texte « Freud sexe and Co » [2], j’ai évoqué jadis la sorte de forçage dans le réel auquel s’était soumis FREUD dans les années vingt (ligature des déférents), afin d’obtenir, au gré des croyances médicales de son époque, une « VerJungerung », terme qui désigne le rajeunissement, mais comporte aussi le signifiant JUNG. Ceci par référence à ce cher Carl JUNG dont il avait cru pouvoir se débarrasser en un tournemain.

Bref, puisque FREUD lui-même oubliait que l’anatomie c’est le destin, Marie BONAPARTE s’est crue elle aussi autorisée à verser du côté du forçage dans le réel. Elle croyait que diminuer chirurgicalement la distance clitoris/entrée vaginale serait de nature à favoriser l’art de taquiner l’orgasme.

De JUNG à LACAN il y eut depuis toujours, obédience freudienne oblige, comme une coupure, une béance qui se nomme mysticisme. De l’un à l’autre, fussent-ils positionnés tête-bêche au regard de la théorie analytique, ça n’a pas empêché certains effets de transmission. Notamment la fameuse bouteille de KLEIN, qui au départ n’est rien d’autre qu’une cornue d’hermétiste. Par son biais, puisqu’il est impossible de lui assigner un dedans et un dehors, jouissance phallique (JP) et jouissance autre (JA) sont mises en continuité.

Quid du sexuel par conséquent ? Quelle est la définition la plus générale qu’on puisse donner à la notion de rapport, au sens du rapport sexuel ? Et LACAN n’est-il pas allé la chercher auprès d’un logicien américain, Charles Sanders PEIRCE, pour venir l’évoquer jusque dans son ultime séminaire ? Ceci semble étonner plus d’un de nos jours. Laissez-moi m’étonner de cet étonnement. Il est vrai que l’on préfère aujourd’hui la lecture de ROUDINESCO à celle de LACAN. Qui demeure illisible. La preuve ! Il reste que le seul rapport dont on puisse exciper dans l’analyse est le rapport de force qui relève de la jouissance phallique.

Ceci nous ramène aux trois dimensions de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel, ainsi qu’à la difficulté d’en démêler les fils, les redoublements et les épissures.

Il se trouve que LACAN a fait exister le nœud papillon à trois ronds de chapeau, bien avant d’en soupçonner l’existence. Après coup il a eu raison de dire que ça lui allait comme un latex. Il me faudrait une pleine heure au moins afin de vous expliquer l’ensemble des relations logiques qui sont impliquées par la construction d’un nœud borroméen à trois ronds. J’ai tenté de montrer, ailleurs, les voies de passage du graphe de la page 815 des Écrits au nœud papillon. Il se trouve que ce dernier conserve l’ordre de certaines jonctions ou entrecroisements du graphe, qui ont pour nom : code, message, message sur le code, message sur le message. Ça permet après-coup de situer sur le nœud la place du cri, mais aussi celle de ce qui ne saurait être désigné autrement que par un geste. Mais l’un et l’autre sont à lire dans leur signifiance sous peine de se méprendre sur leur signification. Une tête qui branle de droite à gauche ne dit pas forcément « non », de même que le cri de la femme qui accouche peut être confondu avec celui de la femme en rut.

Ce que le geste ou le cri dessinent dans l’espace est de l’ordre d’une calligraphie. Assis au portail de la Maison d’Amérique latine [3], ayant quitté pour une fois son cigare en forme de esse barré ($), LACAN recevait ses hôtes par un gémissement monotone où se laissait entendre un « las » spécialement émouvant. Il était certainement las, le pauvre homme, mais sous cette lassitude pointait le lacet du transfert, sinon le las, le point du matelassier, le fameux point de capiton. Du point de capiton, qu’évoquait LACAN jadis, au serrage du nœud qui est senti par le sujet à certains moments précis de la cure, il y a un pas, un pas de hâte et d’angoisse, un pas de passe.

Les séminaires dits « muets », auxquels certains ont pu assister en son temps, sont des moments d’une esthétique rare. Derrière ce LACAN calligraphe il convient de faire surgir un Jacques pornographe. Le propos n’est pas vraiment de moi, mais j’ai quelques raisons de le faire mien.

Qu’est-ce que la pornographie ? Fait-elle partie de l’érotisme ou vient-elle s’y substituer au point de modifier radicalement le comportement sexuel des Français ? Vous ne le saurez pas ! Ou plutôt je m’en tiendrai à ce que chacun sait, ou croit savoir en la matière, puisqu’aussi bien la pornographie est aux Occidentaux ce que la coca était pour les Incas. C’est un des piliers de notre culture. Je n’en dirai rien de plus. Rien, par exemple, sur le plan littéraire, encore que Restif de la BRETONNE ainsi que le marquis de Sade, plutôt que WELL-BEC, soient incontournables dans le domaine de l’érotisme gras ou charnel, si vous préférez.

Mon propos étant simplement de comparer certains dessins de nœuds produits par LACAN à des lettres calligraphiées telles que les dessinent les corps des protagonistes des films pornographiques, je n’ai pas à balayer tout le champ censé relever de la pornographie. J’y inclurais volontiers les ballets de Pina BAUCH, pour qui connaît. Je note simplement qu’ici, sur la scène pornographique, acteurs et spectateurs sont uniment pris dans le spectacle, que ce soit au travers de l’écran du téléviseur ou du miroir du peep-show.

Les postures des protagonistes se répondent et s’enchaînent. Aussi, tel l’Homme aux loups en train de mater le derrière de la servante agenouillée devant sa lessive, je m’efface ici pour laisser parler l’instance de la lettre [4].

La lettre asémantique et non pas le pictogramme, même si ce dernier vous fascine. Ce que LACAN tente de nous faire toucher du doigt c’est le texte impossible à lire que tissent les lettres hors sens. Lire étant d’abord : ajouter une ponctuation, et donc repérer des coupures nécessaires sous l’apparente continuité du trait de pinceau.

Qu’est-ce qu’un film pornographique ? Et d’abord qu’appelle-t-on film ? Dans un texte publié sur Internet sous le titre « Le cinéma comme faux mouvement », Alain BADIOU écrit :

Un film est une singularité opératoire, elle-même saisie dans le processus massif d’une configuration d’art. Un film est un point-sujet pour une configuration.

Ledit « point-sujet » serait à loger, en tant que représentation, « entre théâtre et roman, mais aussi bien dans un “ni l’un ni l’autre”… ». En réalité, il est à situer au point-nœud de trois types de mouvement, et là nous sentons le glissement qui s’opère du mouvement à l’émouvement tel que LACAN le saisit par le truchement de ses trois dit-mentions. Le serrage du nœud s’y nomme : inhibition, symptôme, angoisse. Par ailleurs, à l’instar de FREUD, LACAN a insisté sur les modes qu’épouse l’affect dès lors qu’il se trouve amarré au signifiant par le biais de la lettre en tant qu’imaginaire non-spéculaire ; affect omniprésent, notamment dans l’art pictural chinois, où le sexuel se niche dans les brumes et nuages du paysage. De la danse à la transe, la lettre désamarrée mène le bal et nous dicte sa vérité morcelante : Mane, thécel, pharès.

La cure comme mise en abîme de la lettre, comme suspension (Aufhebung) de ses effets fascinatoires, voire hallucinatoires, suppose des moyens techniques. Ponctuation ou coupure et double séance sont les outils qui ont permis à la technique analytique des progrès miraculeux, et ce en raison des conditions de pratique tout à fait exceptionnelles dont LACAN a pu bénéficier. Non sans que ceci ait nécessité de révisions théoriques, exigées par son style de conduite de l’expérience analytique.

Concurremment à ce jeu du souspir et du suspend qui animait ses cures, un tohu-bohu s’est engendré dans l’entourage de LACAN et presque tout a été dit à propos des séances courtes du Maître ; sauf peut-être ceci : qu’il devait faire vite, de façon à s’accorder entre deux sittings quelques instants pour se branler… les méninges. Toujours est-il que sa façon de gauchir la psychanalytic attitude a fort déplu et qu’il s’est fait virer de l’Internationale. Dispensant du coup tout un chacun de creuser les tenants et aboutissants de ses démêlés avec les nœuds de l’inconscient.

Or, dans ce séminaire 25, il s’en explique. Il se trouvait autour de lui quelques fidèles qui ne cessaient de lui dire que « ça ne marche pas ». Il se devait donc de chercher une explication à ces fiascos à répétition dont témoignaient ses élèves.

C’est là le ressort de sa cohérence. À ses yeux, seule la topologie des nœuds détenait les clefs de la réponse [5]. Et donc, afin de pouvoir conclure sur ces difficultés de la cure, nous le voyons produire de nouveaux cas de figure. Il m’appartient aussi de reprendre devant vous quelques-unes de ses calligraphies tout à fait inédites, sauf pour un pornographe, bien entendu.

Dans son dernier séminaire [L25, 15.11.77 p.5], LACAN précise qu’il part de l’hypothèse que les mots font les choses. C’est là son background. Le lieu du code, A, est le trésor du signifiant, au sens où les mots sont des représentants non représentatifs des choses. Inversement, lire le message pornographique consisterait à traduire en signifiants asémantiques les choses imagées qu’il donne à voir.

Peut-être faudrait-il envisager ces jeux à cache-cache avec les trous comme renvoyant au degré zéro du signifiant, à savoir le cri, dont nous avons vu qu’il risque d’être trompeur. La lecture ultérieure à quoi procède LACAN est d’ordre nodal, en quoi il confirme sa préférence pour une vérité de texture.

Curieusement, dans ses spéculations nodales, LACAN en vient dans ce séminaire à considérer les dimensions RSI comme constituées, chacune, de l’assemblage de deux tores, attelage que je nomme Atirelarigot (Fig.1 & 2). Avec trois Atirelarigots LACAN fabrique un nœud borroméen que je nomme Bretzel (Fig.3). [13.12.77 P.4]. Mais, avec plusieurs Atirelarigots il produit aussi une chaînette qu’il nomme Aqueueleuleu (Fig.4). La différence est que le retournement du Bretzel ou d’un Aqueueleuleu dans un quelconque de ses Atirelarigots ne donne pas le même résultat. La coupure analytique conduit à la production d’un sujet différent, selon qu’il se trouve pris dans une structure sociale de type linéaire (Aqueueleuleu), ou de type nodal du genre Bretzel.

Venons-en donc aux différents types d’Atirelarigots, et donc de signifiance, susceptibles d’être pris en compte. Lacan nous en propose deux : le couple pulsion-inhibition d’une part, et le couple principe de plaisir-inconscient, d’autre part. Mais il leur faut un couple tiers pour les faire tenir ensemble dans un Bretzel, par exemple, et à cette fin LACAN propose le binaire Réel-fantasme [L25 20.12.77 p.4].

 Il s’agit peut-être là des avatars de la topique freudienne du ça, du moi et du Surmoi, tels que LACAN n’a cessé d’en produire. Mais avouez qu’un Atirelarigot c’est déjà un paradigme de l’étayage freudien. Ça aide tout au moins à imaginer ce que peut être le plongement, voire l’identification d’un sujet au sein d’une de ces signifiances.

Tel semble être le cas de ces « harder » que mobilise le scénario porno, en des postures qui reproduisent les figures trouées de l’Atirelarigot. Il suffit que chaque individu soit représenté par un tore. Dans ces scenarii à la mords-moi-l’nœud, où règnent la nudité comme travesti et le silence comme vocifération, le troisième n’est jamais très loin pour faire lien entre eux, ne serait-ce que par son regard vissé à la serrure de la porte ou son cri de déchirement muet qui jaillit de nulle part.

On observe fréquemment aussi plusieurs couples besognant à l’amble, et leur disposition dans l’espace prend parfois clairement l’allure de l’Aqueueleuleu ; à ceci près que sa ribambelle aurait tendance à se boucler de sorte qu’un seul rond suffirait à en maintenir la consistance. Lequel ? Eh bien, tout simplement celui d’une continuité anatomique imaginaire, que FREUD repère dans un dessin de LEONARDO, alors que LACAN nomme malicieusement trique le retournement d’un Aqueleuleu dans une de ses composantes. 

Trique qui traverserait de part en part le tube digestif des intéressés, pénétrant telle la Kundalini, par un orifice pour sortir par un autre et se prolongeant dans le tore suivant, à la façon d’une brochette souple qui se bouclerait sur elle-même. Il est à parier que maint connaisseur y verrait l’accomplissement d’un acte sexuel convivial et donc parfait. Aigre gré, gore !

Ce n’est pas ce dont rêve le pornographe. Ce qu’il attend, pas sans le savoir, c’est d’attenter à une représentation-limite, Grenz-Vorstellung, disait FREUD, au prix d’une jouissance de bord(Stella Amoris) . Ce qui risque de le surprendre c’est l’épiphanie de La Femme, sous les ors et les atours hallucinés de la Vor-stellung du Commandeur(Zoro-Aster) . Bref, dans l’acting out du pornographe, ce qui prévaut, c’est le retour sur la scène de l’obscène précisément, et du fantôme de la Honte qui l’accompagne.

Conclure ! C’est conclure avant tout sur ce qu’ailleurs on nomme l’inanalysé. Non pas qu’il soit resté inaperçu. Bon nombre d’analysants se disent, au moment de conclure : « Je vois à quoi ceci me mène ». Ça me mène, en effet, à renoncer à toutes sortes de guéguerres infinies, Unendlische, disait FREUD, menées en fin de compte envers qui ? Envers moi-même, évidemment. Mais pour cela j’ai à me couper de bon nombre de statues et de statuts qui me dictent leur vouloir. Et comment me couperais-je, comment me délesterais-je de ces fardeaux, si je n’ai pas été, dans la cure, déjà coupé ?

Fig. n° 1 : Atirelarigot.

Fig. n° 2 : Atirelarigot.

Fig. n° 3 : Bretzel.

 Fig. n° 4 : Aqueueleuleu

[1] Aux pages 82-83 de l’édition de l’AFI.

[2] STOÏANOFF-NÉNOFF S., 1993, Freud-sexe & Co Ltd, in AFPEP, Les Etats-Limites, Ed. Finakly.

[3] J’avais relaté la chose dans un texte destiné à la revue Delenda, mais ça a été censuré.

[4] Il est ainsi des suites consonantiques à répétition, du style de ce TRK, que l’Homme aux loups retrouve dans le coït à TeRGo, certes, dans sesTœRKa, sa sœur, mais surtout dans le TiéRéK, fleuve du Caucase célébré par son auteur préféré LERMONTOV. Que LACAN en ait tiré sa TRiKe, est une autre affaire.

[5] « Le retournement du tore pare aux effets de sa coupure » [20.10.1977, p.3].