Contributions

PASCALE BÉLOT-FOURCADE / La haine des femmes

119views

Texte paru et à retrouver sur le site de l’ALI en libre consultation, le 6 mars 2024. Intervention dans le cadre du cartel franco-brésilien de psychanalyse: Les destins de la haine aujourd’hui.
Illustration: Picasso – L’enlèvement des Sabines

Je vais, ayant entendu les difficultés de traduction, non pas être elliptique, mais vous donner un plan de mon intervention sur ce que j’ai appelé la haine des femmes. Vous attendez peut-être que je parle de la haine des hommes à l’égard des femmes et réciproquement. Eh bien pas vraiment ! pourquoi ?

Nous ne sommes plus dans ce temps-là. La courtoisie, l’amour courtois ou la femme diva, ce n’est plus vraiment de notre époque. J’aurais l’air ridicule aujourd’hui si je disais qu’une femme représente « le beau sexe ». Pourtant, le « beau sexe », on n’a cessé de le décliner, disons rapidement depuis l’antiquité. Il nous faut donc faire le constat que la société a changé et ceci sous l’impulsion d’un combat au demeurant légitime visant à promouvoir une égalité homme/femme.

C’est ce point sur lequel je voudrais m’appesantir en premier lieu, avant de vous dire dans un deuxième temps que cette évolution, promue par les médias comme positive, n’est pas sans conséquences préjudiciables pour les femmes et pour les hommes. Et surtout cela porte atteinte à ce qui permettait de pacifier les rapports homme/femme, à savoir l’éros, suscitant en lieu et place un crescendo de violence et de haine entre les sexes. Ce fait est corroboré par les statistiques officielles sur la criminalité, pas simplement chez les hommes, mais surtout chez les femmes qui peuvent manifester aussi une violence toute particulière (cf. l’affaire du clochard de Nancy scalpé par une bande de filles).

Alors, reprenons : la sexualité féminine est dépendante de la représentation refoulée ou non que le groupe social se fait de la femme et de la sexualité. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Nous sommes depuis plus de 10 à 20 ans portés à l’égalitarisme et à la politisation du rapport intime homme/femme. Aujourd’hui la liberté sexuelle introduite par la pilule et l’affranchissement féminin est sur la scène du social. Et ce social fait beaucoup de bruit : rappelons l’affaire Weinstein, metoo, balancetonporc, etc., les protestations des femmes vont jusqu’au défi et l’affrontement dans un essentialisme pernicieux. Elles voudraient en particulier faire tourner la question du désir autour de l’idée d’une culture du viol qui nie la possibilité de la reconnaissance d’un sexe par l’autre. Colère et ressentiment animent aujourd’hui, les femmes qui en appellent à un don, à une demande de justice à tous crins.

Et cela aboutit même, de plus en plus souvent, à des demandes de réparations qui deviennent un enjeu idéologique et politique, et qui passent par la désignation haineuse de boucs émissaires. C’est cette revendication égalitaire qui se reprend dans une interprétation de domination façon lutte des classes, avec une liberté d’expression qui semble bien être la manifestation d’une paranoïa ordinaire. Nous avons toutes en tête ces dames qui ont pu même aller dans le délire, car la paranoïa est parfois délirante : Solanas a tiré sur Warhol qui n’a d’ailleurs pas porté plainte, les SCUMS (Society for cuting up men), ou cette élue à la Mairie de Paris qui a déclaré qu’elle ne lirait plus un livre écrit par un homme. Il s’agit d’abolir le grand Autre et de se trouver dans un rapport duel où la haine qui n’est pas refoulable peut être sans limites, dans un rapport duel de pouvoir.

Va-t-il falloir apprendre à regarder la haine des femmes dans les yeux ?

Les femmes se sont toujours plaintes. Elles protestent, nous disait Lacan, et elles ont raison : je vous en donnerai une lecture par rapport à la structure. Je serai amenée à vous parler beaucoup de la structure, car j’ajouterai que les femmes se font aussi l’expression, dans leurs plaintes et jusqu’à leurs manifestations de haine, de l’inadéquation du rapport sexuel ininscriptible et donc forcément psychopathologique dans ses expressions. J’y reviendrai.

Nous faisons à l’ALI un séminaire depuis 2 ans sur « conjugalité, parentalité… » où nous envisageons la dissociation actuelle du conjugo absorbé aujourd’hui dans une parentalité qui se diversifie jusqu’à pouvoir devenir trans.

Le conjugo qui a toujours été la rencontre psychopathologique, je le répète, d’un non-rapport sexuel se manifeste aujourd’hui dans une demande de justice, qui introduirait à un autre monde plus sain et plus égalitaire. Alors qu’est-ce que c’est que cette égalisation ? Kundera parle d’un nihilisme souriant de l’égalité. Dans l’égalisation on serait semblables, mêmes, et il n’est donc plus nécessaire de passer par l’autre. C’est un double refus, celle d’une vie sexuelle prise dans la dimension de l’autre et d’une jouissance civilisée par la parole. Les femmes refusent aujourd’hui, dans un affranchissement dont nous avons à connaitre les logiques (s’affranchir de quoi et de qui ?) de passer par l’autre pour faire leur vie.

Ce que je voudrais plutôt avancer dans cette demande égalitaire qui dénie forcément la dissymétrie, c’est ce en quoi est mis à mal ce rapport homme/femme : Freud avait déjà avancé la question en parlant de l’ambivalence du rapport de l’homme et de la femme, Lacan l’a appelée « l’hainamoration », donnant génialement à entendre dans cette torsion sémantique la teneur de cet équilibre, certes précaire et quelque peu confusionnant, qui régit les rapports hommes/femmes et qui est aujourd’hui mis à mal.

Je peux d’ores et déjà vous avancer mon propos : c’est bien l’éros, la dimension du transfert, qui en dépend.

Les femmes, comment vont-elles avancer dans ce féminisme qui joue à plein le non-recouvrement du réel par le symbolique ? La femme, nous le savons, fait objection au signifiant et leur consentement pour en être semble aujourd’hui vaciller. Il est bien sûr contingent de nature.

Il me semble d’ailleurs aussi que les partenaires masculins menés depuis des lustres par leur excès et la contention du fantasme en restent désemparés. Les hommes aussi ne sont plus contenus par l’amour et face à une liberté sans retenue peuvent être dans l’excès ou dans l’inhibition. Ce qui me semble la chose la plus importante, c’est qu’ils se mettent en miroir : féminisme contre masculinisme. Où va-t-on ? Cela apaise peut-être, mais cela renforce aussi les défenses et les exactions. Et c’est une fausse symétrie, car si les filles attaquent les garçons, de façon je dirais essentialiste, les garçons, eux, défendent les hommes : ils sont pro hommes avec toujours la crainte de la féminisation.

N’oublions pas : aujourd’hui où le nom du père vacille sous nos pas, où on crie haro sur le patriarcat, où il n’y aurait plus de référence paternelle, que c’est Athéna, la fille de Zeus sans mère, qui a mis en place la justice dans l’aréopage.

Nous pouvons par ailleurs nous poser la question suivante : quelle voie s’ouvre aujourd’hui pour les femmes alors qu’il me semble apparaître une nouvelle forme de l’hystérie dans le soutien au signifiant maître réel de la science, bien sûr démocratique, qui est une mise en cause du sexe.

Car, ne l’oublions pas, le signifiant maître de la science ne peut qu’écrire un sexe=un sexe, visant à l’a-sexualisation, d’autant que la « genrisation » du sexe ne fait que diffuser dans les réseaux sociaux des portraits-robots qui effacent la complexité des parlêtres et de l’intime.

Voilà un peu dressé le portrait d’une société qui a pu lors de la Saint Valentin proposer une fête asexuelle ; c’était dans Libération le 14 février.

Alors, reprenons nos esprits : au-delà du sociologique, parlons de la structure : qu’est-ce que nous dit la structure ? Elle dit que c’est là le scandale. À la suite de l’impasse du continent noir freudien, Lacan nous annonce qu’il n’y a pas de signifiant

« La femme ». On pourrait dire que les Femmes objectent au signifiant : pas de signifiant qui aurait pu permettre d’écrire un rapport sexuel. Les femmes, les post féministes dites les intersectionnelles cherchent à progresser dans la lutte contre le patriarcat, dans l’optique d’un changement social, d’un autre ordre que le phallique : Les moins menacées en appellent au lynchage du grand Autre.

Or c’est bien de la métaphore paternelle que dépend leur accès au lieu Autre, et on n’a jamais assez dit que l’invention du père obture la béance liée au fait que la femme n’existe pas. Les femmes ne peuvent pas faire classe et s’organiser en tant qu’ordre autour d’un signifiant « La femme » qui n’existe pas. La demande d’affranchissement des femmes d’être sujet et objet à la fois, ne trouve une issue que de tenter d’annuler ce manque à être féminin. Les femmes se trouvent, au terme de leur sexualisation dans une rencontre nécessaire, dans cette position objectale, position qu’il faut entendre de semblant, de se soumettre au fantasme masculin en général, lui bien cadré bien sûr ! C’est de cette position d’objet qu’elles veulent s’affranchir en étant complémentaires de la castration masculine : voilà pourquoi votre fille est muette ! je dirais.

Elles veulent donc inscrire une société plus égalitaire, et elles n’ont pas tort, sans dissymétrie et sans dysharmonie : justicières en diable, elles tentent même de fonder aujourd’hui les vraies raisons d’une émancipation féminine par l’ethnologie. Freud nous avait avertis que la défloration est une marque définitive pour les filles assujetties au fait que les femmes sont dans le réel, que leur castration aléatoire ne leur donnera pas la définition de leur être sexué qu’elles doivent conquérir une par une dans une rencontre.

Aujourd’hui la reconquête se tente par solidarité de leurs revendications. La reconquête médiatisée, solidarisée, ne pourra faire advenir que la solidarité de leur histoire. Il n’y a pas non plus d’essentialisme du sexe comme le voudrait la théorie actuelle du genre (« je suis… »), ni pour l’homme et ni pour la femme, et la « genrisation » (c’est un anglicisme, mais c’est bien les Anglo-saxons qui sont les fers de lance de ce mouvement) n’a pas donné la solution : elle est au mieux un cache-sexe ou un dopage du sexe dans l’idée qu’on pourrait échapper au réel du sexe. Je veux souligner, sans aller plus loin aujourd’hui, car nous n’en avons pas le temps, que c’est aussi la négation de l’inconscient, de la faille du langage qui, je vous le rappelle, est hétérosexuelle et parle homme et femme.

Alors, parlons de l’amour : on peut comprendre dans leur démarche (« je me barre, je me casse… ») que cela ne convient pas : c’est pas du juste, donc je me casse du langage. C’est bien sûr le cas de ces anorexiques qui se multiplient en pagaille, qui cherchent dans l’être une reconnaissance trouvée dans la récusation du phallus et qui se manifestent par un refus fondamental de la représentation féminine en particulier.

Cette recherche identitaire s’impasse dans la haine du corps et de la féminité avec la question trans : il faut savoir qu’aujourd’hui, contrairement au passé, 70 % des trans sont des femmes qui veulent devenir des hommes. À lire Paul Preciado alias Béatrice, on mesure la vision imaginaire de l’homme qu’ont ces errants de l’identité. Il faut savoir aussi que selon une étude américaine 77 % présentent des TCA, troubles du comportement alimentaire que j’appelle, moi, troubles du comportement amoureux, car en quittant le signifiant on ne fait que quitter l’éros.

Freud a toujours parlé de l’ambivalence entre l’homme et la femme. Il avait situé d’ailleurs dans le ravalement de la vie amoureuse combien cette haine à l’égard des femmes maltraitées et injuriées fournissait à l’éros.

Je vous le disais précédemment : Lacan y est allé plus radicalement en parlant de l’« hainamoration ». C’est le lien Homme/Femme. Bien sûr les hommes ne changent pas beaucoup. La crainte de la féminisation persiste. Et une femme, on la diffame ! … (dit femme).

L’hypothèse que je fais est que la dissociation haine/amour qui tenait hommes et femmes ensemble, lui dans la nécessité d’aimer et de se faire reconnaitre, bien sûr avec ses attributs générationnels qu’il oublie aujourd’hui, et elle, dans cette rencontre où son consentement peut en faire une, Une n’est pas sans une abnégation, les sépare dans un contexte d’homosexualisation de la société et d’une concurrence érotique homme/femme.

Dans cet amour jaloux des femmes, comme nous le rappelle Lacan, elles faisaient domicile, lieu du délit au prix quand même d’un refoulement imaginaire pour elles (Médée, Béatrice de Tende ne cessent de reprocher à leur partenaire de ne pas prendre assez en considération le sacrifice qu’elles ont fait). Alors ça s’accumule : ressentiments, reproches et aujourd’hui, dans un féminisme forcément moralisateur dans nos sociétés également pornographiques, les femmes revendiquent un destin, un ordre plus réel où prévaudrait un vrai désir purifié, mais quel désir ?

J’ai pu dans d’autres interventions avancer que ces positions n’étaient pas sans danger pour les femmes. J’ai même parlé de féminicide. Monique Wittig nous dit : les femmes queers, les lesbiennes ne sont pas des femmes. Cela s’appelle pour moi un féminicide qui s’accompagne aujourd’hui, d’un refus de maternité, car « les gosses c’est chiant » ! La convention, juste après la Révolution, avait décrété la maternité d’utilité publique. Est-ce à balancer dans l’hystérisation de l’Histoire ? La science dans ses utopies remet à plus tard le fait d’être mère, déchéance suprême, et promet, à bas mots encore, que demain il y aura des machines qui éviteront aux femmes de porter des enfants.

Était-ce par le passé une promotion de la femme, comme l’annoncent les trans aujourd’hui, d’être des porteuses d’utérus ? Ça se discute bien sûr, mais on peut aussi entendre qu’avec l’appui de la science on abandonne les femmes, les femmes qui ont à situer l’universalisme d’être des êtres de langage et de faire valoir simultanément leur hétérogénéité, elles sont pas- toutes et gardiennes en cela de la civilisation. Mais avec le progrès, elles se cassent : ne sont-elles pas là elles-mêmes à scier la branche certes pas toujours confortable où elles n’étaient peut-être pas si mal assises ? Elles oublient qu’elles sont, elles, dans le semblant dans un « ars erotica » qui n’est plus d’actualité, ce que leurs partenaires ne peuvent pas tenir.

Cette haine des femmes du corps féminin est bien au service d’un bio pouvoir marchand transhumaniste, et se retrouve, bien sûr, dans l’idée d’inverser une victimisation et la dépression d’un manque à être, sous la forme d’une haine que je dirai raciste. Dans cette lutte de pouvoir, éros n’est plus là, éros qui seul permettait de nous dés-objectiver, c’était cela le pouvoir de l’amour, d’un « fin amor » qui ne s’attrape pas aujourd’hui, ce qui va surement prendre de l’ampleur dans les falsifications qui soutiennent l’autodétermination des femmes comme des enfants, et dans un sans limites que l’IA va bien fournir.

Pour ma part, et j’en terminerai là, l’éclatement de l’« hainamoration » est à mon avis une des formes de la barbarie aujourd’hui, et je ne suis pas sûr qu’une nouvelle Athéna pourrait nous réunir dans un lieu commun. Médée n’a même plus la possibilité de se ressusciter en Phoenix.

Je parle de Médée, mais nous assistons aujourd’hui à ce qu’on appelle un « natality crack », c’est-à-dire la forte baisse de la natalité dont commencent à s’émouvoir les pouvoirs publics des pays occidentaux : nous n’avons pas à nous en étonner, car, comme le disait Charles Melman, le surmoi procréatif est en panne. Il précise que ce n’est pas un vrai surmoi, mais une injonction qui vient du réel, qui n’est pas symbolique, mais qui devrait se reprendre symboliquement et imaginairement si l’on veut éviter ces effets collatéraux. Posons bien sûr dans la question de l’avenir des femmes celle de l’avenir des enfants. On veut même inscrire dans la constitution aujourd’hui que l’avortement ne serait qu’un problème de femmes, moi qui ai dû traiter tant d’hommes effondrés par ce qu’ils pensaient être leur annulation par l’avortement de leur femme.