Patrick Valas / Enseigner la psychanalyse comme enfer ?
Texte publié sur le site de Patrck Valas le 3 juillet 2021
Image Jérôme Bosch (1450-1516), le Jardin des Délices, panneau de droite, détail oiseau monstre tricéphale ou le Prince de l’enfer.
« Le fait humain du don reste latent dans tout usage de la parole, et ce ressort jamais saisi situe l’analyse au centre de toutes les sciences de l’homme.
C’est pourquoi la psychanalyse n’est réductible ni à la neurobiologie, ni à la médecine, ni à la pédagogie, ni à la psychologie, ni à la sociologie, ni à la science des institutions, ni à l’ethnologie, ni à la mythologie, ni à la science des communications, non plus qu’à la linguistique : et ses formes dissidentes se désignent d’elles-mêmes en ce qu’elles la font tout cela qu’elle n’est pas.
À toutes pourtant elle a donné une inflexion décisive, et c’est de toutes qu’elle doit tirer son information »[1].
Inscrivant la « Formation des Psychanalystes », dans la tradition freudienne d’une Universitas Literarum, Lacan disait que ce sont des contingences extérieures, témoignant d’une dégradation de la psychanalyse qui l’ont poussé au choix forcé d’avoir à enseigner.Ce n’était pas son choix premier.
Il l’avoue même en des termes qui peuvent surprendre de quelqu’un qui enseignait publiquement depuis 25 ans.
C’était le 8 février 1977, dans une leçon du séminaire intitulé L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre. Livre XXIV.
Lacan fait cette remarque : « Quelle est cette force démoniaque qui pousse à dire quelque chose, à enseigner ?
C’est ça le Surmoi ».
Cette remarque n’est pas sans faire résonner la position de Socrate par rapport à sa voix démoniaque.
Lacan rappelle que l’École qu’il a fondée est à entendre au sens que ce terme avait dans l’Antiquité pour les stoïciens.
On savait encore à l’époque que toute pédagogie est en défaut, raison pour laquelle toute attitude pédagogique comporte toujours un caractère profondément méchant.
Dans ces écoles de l’antiquité grecque, l’essentiel était de se donner une formation visant à la forgerie d’un style de vie.
Il s’agissait moins de compilation de connaissances, dont résulte la crétinisation lycéenne qui caractérise l’enseignement moderne, que de faire advenir le rapport de chacun au savoir.
Lacan s’est toujours présenté comme quelqu’un qui s’est laissé enseigner toute sa vie.
Soulignant que même si quelque chose vous a été enseignement, cela ne veut pas dire qu’il en résulte un savoir[2].
Nous avons là deux termes qui pour lui ne vont pas de soi ensemble, savoir et enseignement.
Lacan affirme : « Tout ce que j’enseigne vient de ma pratique », l’expérience lui prouvant que cette production la plus folle n’était pas enseignable ».
La psychanalyse n’étant pas transmissible, comme il le dit, comment résoudre cette difficulté ?
Il affirme qu’il enseigne pour s’instruire, et pour cela il forme son auditoire à l’entendre.
Stricto sensu, tenir un enseignement, même si on n’enseigne rien, c’est pour l’enseignant le faire à ses risques.
À l’occasion Lacan ne manque pas de rendre hommage aux Maîtres qu’il s’est choisis, ainsi qu’à tous ceux à qui il fait de larges emprunts dans le champ de toutes les formes du savoir, depuis le savoir-faire de l’artisan, notamment le potier qui fait gémir le vase qu’il façonne jusqu’au savoir scientifique, sans omettre de saluer au passage, Petit Jean, marin pêcheur breton qui lui a permis de saisir la schize de regard et de l’œil, dans le champ de la vision.
Mais c’est à la lecture de Freud, « notre père à tous dans la psychanalyse », comme il le nomme, qu’il s’attache le plus pour lui donner une suite, non pas originale, mais logique.
Il souligne qu’un psychanalyste, parce qu’il est responsable de tant de destinées humaines, doit savoir s’inscrire dans la subjectivité de son temps.
De ce fait il a un devoir de savoir, où se conjuguent, la soif de connaître et « le désir de savoir ».
C’est sur ce dernier point que le discours freudien apporte du nouveau, pour autant que le « désir de savoir », n’est pas sans une face d’horreur de ce savoir.
Ce désir de savoir n’adviendrait que grâce à la cure psychanalytique.
Cela suppose de donner au savoir une définition nouvelle :
L’inconscient structuré comme un langage (il n’y en a qu’un) est bien réel.
Il est alors défini par Lacan comme étant une « concaténation de signifiants », il est notre « seul lot de savoir ».
Lacan le distingue donc radicalement de la connaissance (cognitive), qu’il n’invalide pas.
De l’enseignement, comment la psychanalyse éclaire-t-elle l’horizon, ses moments féconds, ses difficultés spécifiques, ses impasses, ses dérives, ses voies d’accès, ses paradoxes, ses résultats et ses effets sur le sujet ?
Chaque texte de Lacan, ou les leçons de son séminaire correspondent à des conditions différentes.
Tantôt écrits, tantôt parlés et ré-écrits.
Il dépend de son auditoire, parce que « le style, c’est l’homme, en rallierons-nous la formule, à la rallonger : l’homme à qui on s’adresse ? »[3].
Écrits ou leçons, ont une problématique particulière, tout s’inscrit dans un programme plus large.
Chaque élément a son unité interne, dont le contenu notionnel ne vise pas l’ensemble avec d’autres éléments, pour produire un système, voire une conception du monde.
C’est leur mise en série, en sériel, en « sérieux » qui donne consistance au discours freudien.
Pour le dire de façon lapidaire, l’enseignement de Lacan, vise à produire des effets de formation de savoir, seulement pour qui veut l’entendre.
Il ne cherche pas à convaincre.
Le malentendu étant de structure, et l’écrit étant confusionnel, il n’est pas étonnant que l’on puisse remarquer comment Lacan s’arrange pour ne pas être compris trop vite.
Il se vante même du pouvoir « d’illecture » calculé de ses textes.
Il organise de façon délibérée, l’illisibilité de ses Écrits, pour que le lecteur ne puisse y rentrer qu’un y mettant du sien, c’est-à-dire engage son désir.
Par ces artifices didactiques, il dérobe ses textes à la prise du commerce culturel, soit à la pourriture de notre temps, qu’il épingle de terme de « poubellication ».
Ce sera pour lui un souci constant, on verra plus loin pourquoi.
Quand il a accès à un média, lui donnant l’occasion de toucher un très vaste public, bien au-delà de ses séminaristes, loin de faire de la vulgarisation, au contraire, il accentue les difficultés.
On peut le constater avec « Télévision » et « Radiophonie », interventions nommées du nom propre du média qui leur donne support.
Michel Foucault, avait pointé cela, il donnait raison à Lacan de faire ainsi, parce que cela lui donnait plus de chance de produire des effets de formation de savoir à ceux qui désiraient l’entendre dans le registre « du bon entendeur salut ! ».
L’adresse est fort subtile, « je parle aux non-idiots ».
Il n’était pas élitiste, et sait qu’en annonçant son propos en ces termes, tous voudraient en être.
Ils étaient d’autant plus nombreux dès lors que l’auditoire est plus vaste.
Lorsqu’il s’adresse à une foule, il sait que seul le sujet est destinataire de la lettre et qu’elle parviendra toujours toujours à celui qui consent à s’en faire le récipiendaire.
Celui-ci peut prendre acte de sa réception, sans la comprendre et même sans la lire y répondre à l’occasion, cela va dans le sens de son élaboration de « La lettre volée ».
La lettre est à prendre ici comme le signifiant d’un savoir dont le sujet est l’effet, les suites sont incalculables.
Autrement dit, dans la saisie au vol de la lettre, c’est le cas de le dire, une formation de savoir se produit pour le sujet, en ce moment d’ouverture de son inconscient.
Rien n’a été transmis, pas même la lettre qui y était déjà.
Pas d’explication ni d’information, pas de compréhension.
Ce qui est obtenu est un gain de savoir, sur l’autre déjà là, son seul lot de savoir pour le sujet.
Un bout de savoir nouveau est passé en acte, démontrant que le sujet ne peut être enseigné qu’à la mesure de son savoir.
Cette formation de savoir, obtenue ainsi, s’homologue à celle que produit le mot d’esprit, mais aussi par le chiffrage et l’interprétation du rêve.
Cela se lit dans ce qui se dit, dont la version se traduit à partir du dictionnaire que chacun a dans la tête, c’est-à-dire l’association libre.
On saisit bien qu’il peut en résulter une subversion du sujet par rapport au savoir qui l’habite au titre d’être le savoir de l’Autre.
L’Autre étant le lien de l’inconscient.
Ce n’est pas pour autant subversion du savoir, mais renouvellement de sa question qu’apprêté le discours freudien, en ceci que la jouissance de son exercice, est la même que celle de son acquisition.
On touche là à ce qu’il en est de la différence entre le savoir proprement dit, et l’acquisition des connaissances, qui elles procèdent de l’apprentissage.
Ceux qui s’exposent à en parler en public peuvent en témoigner.
C’est peut-être la raison pour laquelle on enseigne dans la psychanalyse.
Mais, cela ne veut pas dire que l’on enseigne quoi que ce soit.
Autrement dit que l’enseignement serait transmission de savoir.
Il se pourrait même bien que l’enseignement soit un obstacle à la conquête du savoir.
Le plus important est que la valeur de ce savoir se démontre tenir plutôt à son usage qu’à son échange.
C’est pourquoi Lacan est si sévère avec le discours universitaire qui est dans un rapport d’antipathie avec la psychanalyse.
Il a interprété comme un « lapsus énorme », le tronçonnage du savoir en « unités de valeur » qu’opère l’Université réformée, où s’avoue qu’on livre le savoir aux lois du marché, alors que l’Université devrait se faire garante du savoir pour la formation du sujet.
Nous pouvons avancer que notre discours, soit le discours analytique, celui que met en jeu la pratique, le DA, ne tiendrait pas si le savoir exigeait le truchement de l’enseignement.
Sinon la pratique analytique n’aurait pas lieu d’être.
Elle pourrait même être court-circuitée, c’est bien ce à quoi on ne manque pas de s’employer à l’occasion, quitte à pasticher ou à plagier la psychanalyse, ce sont souvent les psychanalystes eux-mêmes qui participent de cette dérive, avec les conséquences que l’on sait : le ravalement de la découverte de Freud, pour un usage dont la visée est de redressement orthopédique du Moi.
Heureusement l’acte analytique nous préserve de l’enseignement.
Il est clair que c’est du rapport du savoir à la vérité dans l’acte analytique, que se produisent des signifiants maîtres.
Cette production non enseignable comme telle, comme chacun peut l’éprouver en se rendant compte combien il est impossible d’en parler tout cru avec d’autres collègues, même bien intentionnés — ce qui est rarement le cas.
Se laisser enseigner par la pratique analytique c’est reconnaitre que l’enseignant c’est le sujet.
Il en est de même dans d’autres discours qui donnent à l’enseignant un statut propre à chacun d’eux en fonction de la place qu’il, occupe.
Pour le discours analytique qui nous occupe, l’enseignant se loge au niveau de l’analysant.
Cela va très loin, puisque c’est lui en définitive que nous reconnaissons comme « le sujet-supposé-savoir » (dans cette formulation, il faut comprendre que ce n’est pas le sujet qui est supposé, mais bien le savoir, en conséquence de quoi le transfert, c’est celui de l’analyste.
Il faudra bien sûr en dire plus sur cette conception la plus extrême de la Chose freudienne.
Toute l’œuvre de Freud témoigne combien il est impliqué dans son désir.
Lacan y est venu logiquement en disant : « pas moyen de me suivre sans passer par mes signifiants ».
Ainsi, interroger le désir de l’enseignant n’est pas un mauvais biais pour interroger le désir de l’analyste.
Cela a valu quelques bricoles quand il a commencé à s’interroger de plus près au désir de Freud.
On peut s’en étonner d’ailleurs dans la mesure où le D.A. [discours de l’analyste] est agencé par la cause du désir du sujet.
Ce que méconnait radicalement le discours universitaire.
Donc on sait cela, on sait aussi qui vient à être analysé.
Si on le sait pourquoi ne pas le dire reste à savoir si on peut l’enseigner ?
Pour ce faire, Lacan a pris comme support la formalisation logique du discours de la science, qui est soit dit en passant, agencé par le sujet.
C’est donc bien le discours de l’hystérique [D.H] qui en mettant au travail les signifiants maîtres [S1], en produit un savoir enseignable [S2].
C’est le seul discours qui produit un savoir insu du sujet, mais que Freud a su déchiffrer, en écoutant les hystériques, il en a fait le miel de sa découverte.
La façon dont se formalise la vérité dans la science, n’est pas sans mettre en question les rapports du savoir à la vérité que le discours analytique [D.A.] est censé interroger.
Si je peux faire entendre :
1) — Que je ne peux être enseigné qu’à la mesure de mon savoir.
2) — Que le savoir est plus répandu que l’enseignement se l’imagine.
3) — Que l’enseignement n’est pas forcément transmission de savoir.
J’ai atteint ma visée : faire passer un bout de savoir en acte.
[1] J.Lacan. In 1953-01-00 statuts proposés pour l’Institut de Psychanalyse. 1953-01-00 STATUTS PROPOSÉS POUR L’INSTITUT DE PSYCHANALYSE.
Il s’agit d’un projet d’amendement aux statuts proposés par le docteur Sacha Nacht pour l’Institut de Psychanalyse, présenté à la discussion de l’Assemblée de la Société en janvier 1953 par le docteur Jacques Lacan au titre de Directeur provisoire de l’Institut de Psychanalyse. Ce projet fut publié dans « La scission de 1953 » (Supplément à Ornicar ?), n° 7, 1976, pages 53 à 63. On peut le retrouver sur notre site du GNiPL (onglet « recherche Lacan »).
[2] J.Lacan : La psychanalyse et son enseignement. Écrits, p.292 Paris Seuil.
[3] J. Lacan : Ouverture de ce recueil, in Écrits, p.9