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Yann Diener / Bestiaire lacanien (1) : L’analyste-chauve-souris

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Texte paru dans l’édition 1359 du 8 août 2018 de Charlie Hebdo
Illustration Jean-Jacques Grandville

Pâques 1955. René Coty est président de la République, Edgar Faure est président du Conseil. L’Algérie s’enflamme. Lacan rédige un article pour l’Encyclopédie médico-chirurgicale, dans lequel il doit répondre à cette question : qu’est-ce que la psychanalyse ? Il écrit d’emblée que c’est « une question chauve-souris », et qu’il faut « l’examiner au jour[1] ». Il veut dire par là qu’un psychanalyste a une double appartenance, et qu’il doit « s’armer des postures d’insaisissable qu’a la chauve-souris de la fable ». (L’analyste n’est pas là où le met l’analysant.)

Lacan fait ici référence à une fable de La Fontaine, La Chauve-souris et les Deux Belettes. Une belette trouve une chauve-souris dans son nid et s’apprête à la boulotter. La chauve-souris sauve sa peau en se défendant d’être une souris :

« N’êtes-vous pas souris ? Parlez sans fiction. / Oui, vous l’êtes, ou bien je ne suis pas belette. /— Pardonnez-moi, dit la pauvrette, / Ce n’est pas ma profession. / Moi, souris ! Des méchants vous ont dit ces nouvelles. / Grâce à l’Auteur de l’Univers, /Je suis oiseau ; voyez mes ailes. […] »

Un peu plus tard, notre chauve-souris se retrouve menacée par une autre belette :

« La dame du logis avec un long museau /S’en allait la croquer en qualité d’oiseau, / Quand elle protesta qu’on lui faisait outrage :/ « Moi, pour telle passer ? Vous n’y regardez pas. / Qui fait l’oiseau ? C’est le plumage. / Je suis souris : vivent les rats ! ».

Dix ans plus tard, après avoir été exclu de la très orthodoxe International Psychoanalytical Association pour excès d’inventivité, Lacan s’identifie à nouveau à la chauve-souris pour dire qu’il parle alors d’une place « plus tout à fait au-dedans, et dont on ne sait pas si elle est dehors[2] ». (Le bouillonnant Lacan lance alors un retour à Freud : il se place, avec ses élèves, au cœur de l’école freudienne.)

Autre raison de comparer le psychanalyste à une chauve-souris : tous les deux s’orientent par le son et non par le regard. Les chauves-souris sont équipées d’un système d’écholocalisation qui leur permet de se déplacer dans le noir. Elles sont capables de mesurer leur distance avec les objets en interprétant l’écho des ultrasons qu’elles émettent avec leur bouche ou avec leur nez. (Un système qu’elles partagent avec certains cétacés, et avec nos sous-marins.) Certaines espèces de chauves-souris ont des oreilles particulièrement grandes et même orientables, pour être de meilleurs récepteurs.

Lacan aussi avait de très grandes oreilles. La pratique de la psychanalyse n’est pas une clinique du regard comme c’est le cas en médecine : Freud a inventé le dispositif divan-fauteuil en prenant au sérieux l’injonction d’une de ses premières patientes : « Ne me regardez pas, ne me touchez pas, ne me parlez pas. » L’analyste et l’analysant avancent dans une forêt touffue, plus souvent dans l’ombre que dans la lumière. D’ailleurs, on dit que les textes de Lacan sont hermétiques. Même chose pour les livres de James Joyce. Quand les proches de Joyce, qui s’étaient régalés avec son Ulysse, se sont étonnés de l’obscurité de son livre suivant, Finnegans Wake, Joyce avait répondu que « l’action d’Ulysse se déroulait principalement de jour, et l’action de Finnegans Wake se déroule de nuit. Il est donc naturel que les choses soient moins claires de nuit, non ?  À un autre correspondant il expliquait : « Le monde de la nuit ne peut être représenté dans un langage du jour[3]. »

[1] Variantes de la cure type, Écrits, de Jacques Lacan (Seuil). On peut retrouver aisément ce passage sur le site du GNIPL dans la rubrique « Recherche Lacan ». Voir ici 2 occurrences surlignées en jaune.

[2] Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, de Jacques Lacan (Seuil), 1964 leçon du 15 janvier 1964. Ou ici sur le site « Recherche Lacan » du GNIPL.

[3] Brouillons d’un baiser, de James Joyce, traduction et préface de Marie Darrieussecq (Gallimard).