Jean-Louis Rinaldini / Malaise dans la Civilisation ?
Image : Félix Joseph Barrias. Les Exilés de Tibère
Malaise dans la Civilisation ? On se rappelle que pour Freud, le malaise en question concernait la « répression » dont étaient victimes les sujets de son époque et qui était avant tout de l’ordre du sexuel. Au fond, le point d’interrogation dans le titre pourrait non pas marquer un écart, mais signifier que l’écart de ces deux entités socio temporelles, celle de l’époque de Freud et celle d’aujourd’hui, est frappé aux coins d’une certaine continuité, qui n’est malheureusement pas celle du bon sens. Surtout si l’on veut bien envisager le sexuel dans ce qu’il entretient de rapport à l’impossible.
On ressent toujours quelque crainte à se sentir coupable dans les mobilisations pour la cause juste. Peut-être que l’agitation nécessaire dont témoignent tous ceux qui se mobilisent aujourd’hui autour du problème des exclusions vise-t-elle avant tout à cela, de dire que du possible peut être malgré tout au rendez-vous, par éclair, par instant, et que, cette petite perspective, qui elle, ne nous tromperait pas, mérite que bien des épreuves soient traversées, dites, symbolisées. Que l’on s’y risque et tout pourra arriver, y compris peu de choses…
À prendre cette question sous son angle intersubjectif, interindividuel (ma petite famille ou ce qui en tient lieu), ou intergroupal (nations, ethnies, groupes d’intérêt économique ou culturel, associations ou…), ce sont bien les mêmes mécanismes qui sont à l’œuvre. Accompagnés le plus souvent, d’un magnifique pied de nez du réel à ce qui sourd de force dénégatrice dans le langage. Bien des recherches savantes par exemple, ne manquent pas de s’agripper, chacune dans leur camp, à leur modèle explicatif du phénomène de l’exclusion, tout en faisant fond commun d’une charité bienveillante et moralisatrice qui se suffirait à dire qu’exclure c’est mal, parfois avec une joie non feinte d’exclusion des idées du voisin – ce qui n’est pas le moindre des paradoxes, mais il faut bien défendre son beefsteak ! Les mêmes mécanismes donc_ toujours_ partout et encore déjà. En trompe-l’œil, encore déjà, c’est l’enseignement des lois de l’inconscient. Parce que s’il ne s’agissait que d’un mécanisme, la partie serait gagnée d’avance. Un mécanisme, ça se démonte, ça peut s’éclater, et se remonter. Si possible dans l’ordre. Ça se laisse appréhender sagement. Mais la « chose ignoble » est infiniment plus complexe à force d’être simple. Et si on en connaît les ressorts, notamment dans nos démêlés avec l’Origine, pour ce qui est de lui faire un sort…
Alors serions-nous des impuissants en puissance ? Nous aussi. Condamnés à la plainte ? Au cri, ce fétiche sonore comme le nommait Roland Barthes, ce seul trait de langage qui reste encore aux victimes face au travail de bourreau qu’accomplissent tous les stakhanovistes de la cause identitaire.
Cette idée d’impuissance n’est peut-être pas si éloignée qu’il y paraît du sujet qui nous habite, que nous mettons en demeure de rendre grâce. Exclure et jouir. Une question de Langue, donc de sexe. Observons. Le sujet paranoïaque de tous les temps qui se profile à l’horizon et se joue sur la scène du monde comme expression directe de cette impuissance du symbolique à faire tenir, à faire qu’il y ait du tenable entre les êtres. Ces positions de « pouvoir » ou qui se prennent comme telles, qui visent avant tout, à rendre les choses impossibles, alors que le Pouvoir devrait être ce Tiers qui ouvre des emplacements où puisse se transmettre du Possible. Observons ces clôtures de la parole qui n’autorisent plus d’ouverture au « Dire ». D’un côté, il y a désormais ceux qui prétendent incarner « LA » parole, des « toutologues » des plateaux télé qui deviennent dépositaires du « tout dire », à ceux à qui l’on prête cette « vertu » de dire enfin tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Allons voir celui qui dit le Tout et nous protègera de l’Autre. Ce qui intime l’ordre de ne plus rien avoir à dire. Air connu à accent pervers joué sur un registre sadien : tant que tout n’aura pas été dit, tant que l’objet de la jouissance n’aura pas été nommé, toi, la victime, tu devras survivre pour rester offerte aux coups du bourreau. Un tout dire comme une sentence, qui ne laisserait aucun reste, qui engloberait ce qui, par définition, se pose en excès au dire, la jouissance elle-même. Observons à l’opposé, les discours qui se déploient, ces discours du « on », ceux de la rumeur, dont les plus fidèles adeptes deviennent accrocs. Quelle meilleure façon de tuer le « je » ? Des fois qu’un peu de risque et de ratage, donc une expérience du désir, s’en serait mêlé et qu’on se sente responsable, c’est à dire prêt à partager ! Observons tous ces pères qui se prennent pour des Pères et qui ne sont que des papas, taraudés par cette lancinante question de ce qui fait père, question posée comme un trou béant dans le symbolique qu’il vaut mieux combler au plus vite en effectuant une identification à « la Femme ». Observons. Cette « loi » des petits pères « incastrables » qui interdit tout en commandant de jouir. D’eux si possible, sur le mode « clean », façon de rester en famille. C’est plus propre.
Et ça ne demande même pas de se frotter à la castration. Observons… Serions-nous encore si proches d’un tel degré d’inculture, qu’à la manière du maître sadien, nous demeurions les fils de la Mère-Nature qui veut jouir sans restriction et exige de nous, comme un devoir, que l’on soit les serviteurs de sa volonté criminelle ? Si la fraternité peut trouver un sens c’est dans les effets d’une texture symbolique qu’il faut la chercher, seule façon de pardonner au monde son insuffisance ou d’aimer pour cette insuffisance à travers elle.