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Jean-Jacques Tyszler / Le sujet déchiré

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Texte publié dans l’édito du mois de Décembre 2023 de la Newsletter de la Fondation Européenne pour la Psychanalyse. Illustration : Collage de Carol Gove

Le sujet déchiré : pourquoi la guerre ?

Le psychanalyste n’est pas indemne de la succession des conflits, l’Ukraine, l’Arménie, le Proche Orient sans compter ceux qui n’en finissent pas et que l’on n’évoque même plus comme en Syrie.

Les horreurs et les crimes des événements en Israël et Palestine déchirent profondément chacun de nous, notre pays comme les autres pays du Monde.

Nous n’avons pas la prétention, au nom de la psychanalyse, de dire le Bien et le Mal en la circonstance, mais nous pensons devoir rappeler la clairvoyance de Sigmund Freud dans son écrit bien connu, Warum Krieg, Pourquoi la guerre ?

Ce texte est une correspondance avec Albert Einstein, ce dernier avait été sollicité par l’Institut International de Coopération Intellectuelle de la Société des Nations.

Quelques semaines avant la publication du fascicule, Hitler est élu et les nazis arrivés au pouvoir en interdiront la diffusion ; nous sommes en 1933.

Freud met en valeur des traits structuraux qui font comprendre sa grande réserve à l’égard de l’idéalisme d’Einstein, mais également sa proximité quand ce dernier demande :

« comment est-il possible que la masse se laisse enflammer jusqu’à la folie et au sacrifice ? Je ne vois pas d’autre réponse que celle-ci : l’homme a en lui un besoin de haine et de destruction. En temps ordinaire, cette disposition existe à l’état latent et ne se manifeste qu’en période anormale ; mais elle peut être éveillée avec une certaine facilité et dégénérer en psychose collective ».

Freud y souscrit et nomme la pulsion de mort :

« Avec une petite dépense de spéculation, nous en sommes arrivés à concevoir que cette pulsion agit au sein de tout être vivant et qu’elle tend à le vouer à la ruine, à ramener la vie à l’état de matière inanimée. Un tel penchant méritait véritablement l’appellation d’instinct de mort… L’être animé protège pour ainsi dire sa propre existence en détruisant l’élément étranger. Mais une part de l’instinct de mort demeure agissante au dedans de l’être animé… ».

C’est au détour d’une phrase comme celle-ci que nous entendons toute la pertinence clinique de Freud : croyant agir uniquement pour la survie de son peuple, une armée peut au même moment « suicider » son destin.

Il est possible de trouver sur Arte le documentaire dans lequel d’anciens hauts responsables des services secrets israéliens expliquent que la colonisation des « territoires palestiniens » est une impasse politique et sécuritaire.

À un autre endroit du texte, Freud souligne un dilemme cruellement en cours sous nos yeux : soit la violence élimine l’adversaire de façon durable, ce dernier ne pourra reprendre la lutte et son sort dissuadera d’autres de suivre l’exemple ; soit on commence à épargner l’ennemi, mais il faudra compter avec la soif de vengeance.

On comprendra que le Droit s’essaie à définir une « réponse proportionnelle » à l’agression et que l’on distingue des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité.

Marcel Czermak rappelait souvent qu’à un passage à l’acte succède ordinairement un autre passage à l’acte ; il faudrait peut-être ajouter que la barbarie n’y fait néanmoins pas obligation.

Le sujet déchiré : pourquoi l’antisémitisme ?

Delphine Horvilleur reprend dans son atelier Tenou’a, l’histoire d’une haine ancestrale, qui comme la chanson « repart et puis revient… ».

Beaucoup a déjà été raconté sur non seulement la persistance d’une haine d’extrême droite, mais aussi sur un antisémitisme marqué à gauche.

Des jeunes, parmi mes proches, se font l’écho de ce désarroi et de cette solitude même au milieu de leurs camarades.

Dans ce moment que nous traversons, nous nous accrochons à la piqure de rappel freudienne : « Je suis né le 6 mai 1856 à Freiberg en Moravie, une petite ville de la Tchécoslovaquie actuelle. Mes parents étaient juifs, moi-même suis demeuré juif ». (Ma vie et la psychanalyse, 1924-1925).

La formule est comme un axiome, simple et dense à la fois.

Freud est fabriqué par la haute culture de langue allemande, mais quand les préjugés sociaux et politiques le rattrapent, il se nomme « Juif ».

Souvenons-nous de sa réponse au père du petit Hans, qui voulait protéger son fils en le baptisant : « Si vous ne laissez pas votre fils grandir comme un juif, vous allez le priver de ces sources d’énergie qui ne peuvent être remplacées par rien d’autre ».

Le courage est noué au trait d’identification.

Cette reconnaissance du trait juif ira de pair chez Freud avec une attaque constante de la religion, « une illusion », osera-t-il.

Toute la psychopathologie des foules démontre à loisir combien l’identification symbolique peut devenir purement imaginaire et se faire unification et hystérie collective.

L’histoire est pleine d’exemples dans lesquels au nom du « Père » ou tout autre grand Un se déclenchent des haines entre quartiers, entre villages, entre pays…

Avec ses trois identifications, que Lacan reprendra comme réelle, symbolique et imaginaire, la psychanalyse nous aide à ne pas nous réduire à une identité une, celle du clan, de ladite communauté, de l’origine…

Nous partageons le propos de Delphine Horvilleur de considérer la tradition juive comme décomplétude, « pas tout » de toute tendance à l’unification.

La psychanalyse porte, à sa façon, ce vœu pour la culture.

Avec le recul, nous pouvons souligner combien la situation particulière du judaïsme allemand n’a en rien protégé les juifs d’Allemagne et d’Autriche.

L’intellectuel comme Freud qui ne cherchait pas à opposer le fil juif du fil allemand de l’identité se trouva aussi pourchassé. Il faut toujours contextualiser le dire de Freud et bien situer en son époque son hostilité à l’égard d’« une religion nationale » :

« Je ne puis trouver en moi l’ombre d’une sympathie pour cette piété fourvoyée qui fabrique une religion nationale à partir du mur d’Hérode et, pour l’amour de quelques pierres, ne craint pas de heurter les sentiments des populations indigènes ». (Lettre à Einstein du 26 février 1930).

Freud, comme avec son Moise plus tard, ne mâche pas ses mots !

Mais nous sommes avant la tragédie absolue, l’inimaginable, la Shoah.

Je ne pense pas que Freud aurait refusé alors une terre d’accueil pour les juifs.

Dans la même lettre à Einstein, Freud se dit fier de l’université de Jérusalem et des kibboutz, mais ne se déclare pas « sioniste » pour autant.

Beaucoup se reconnaissent encore aujourd’hui dans cette « division du sujet » qui n’est pas clivage. Bien des juifs de la diaspora ne suivent en rien la politique du gouvernement israélien, comme en Israël même d’ailleurs, sans remettre en cause un lien inaliénable, un puits commun, une source commune, une recherche toujours inachevée de sens, de trous et de lettres…

Le sujet déchiré : la brutalité des politiques. Balayer d’abord devant sa porte !

Il est sidérant de voir nos politiques se soucier du sort des enfants et des familles dans les guerres en cours et en même temps détourner le regard de tous ceux, exilés, qui meurent en Méditerranée ou dans les cols de montagne, de ceux qui dorment à la rue, de ceux auxquels le Sénat annonce un refus de soins médicaux avant qu’ils ne soient au seuil de la mort !

Depuis des années nous nous inquiétons de cette anesthésie affective devant la détresse de l’étranger; ce malaise dans l’hospitalité et dans l’altérité est un marqueur du « malaise dans la civilisation » aujourd’hui. Par notre travail institutionnel, nous recevons régulièrement des enfants de l’exil et leur famille demandeuse d’asile.

Et nous préparons comme chaque année notre journée d’étude avec les Cadas Île-de-France en charge, en première ligne, de l’accueil et de l’accompagnement.

Notre point d’éthique est de donner mémoire à ce qui est d’abord l’effroi, l’effroyable.

Notre point d’éthique est de redonner des couleurs au récit d’une vie, qui n’est pas que l’image arrêtée du traumatisme.

À la toute fin de Pourquoi la guerre ? Freud ne promet rien ; il conclut simplement : « en attendant, nous pouvons nous dire : tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre ».

Ne baissons pas les bras !

L’événement d’une « écriture » peut faire point d’acte, car comme le dit Primo Levi « déposséder l’homme du langage est hors de portée (des bourreaux) ».

Lacan pensait que le discours analytique pouvait prendre place dans la ronde des discours, à condition de poétiser assez.

Le séminaire sur « le détail »de l’école psychanalytique de Sainte-Anne recevait tout récemment l’écrivain Marcel Cohen, séance grave et recueillie en écho au fracas en cours.

La Société de Psychanalyse Freudienne se propose de mettre au travail de l’ensemble du groupe le texte magistral de Freud Malaise dans la civilisation : quid du malaise aujourd’hui ?

D’autres initiatives bien entendu participent du même mouvement : la pratique analytique ne se conçoit pas sans engagement dans le social et ‘le politique’.

La Fondation européenne pour la psychanalyse se propose d’ores et déjà de réfléchir à une suite au colloque très réussi sur ‘la violence, le sexuel, l’interdit de l’inceste’, en gardant le fil rouge du psychanalyste dans la Cité.

Elle ne sera pas seule dans ce vœu.