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Olivier Douville / Identité et non-binarité

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1 L’identité n’est pas à relier à une ontologie. C’est ainsi que notre compréhension de ce que recouvre aujourd’hui ce terme, ne peut que s’enrichir en considérant en quoi un des socles posés comme naturel de l’identité — à savoir l’identité donnée par la différence des sexes — est actuellement mise en question de façon créative. Mais cela peut se produire avec, comme effet, une prolifération de guerres des identités concurrentielles ; guerres inévitables dès qu’un sujet et un collectif rencontrent comme très peu supportable ce qui renvoie à l’incomplétude du symbolique et à la fluidité des échappées imaginaires. En 1990, dans la première partie de son fameux Gender Trouble, J. Butler a su prendre une position très originale et riche, en ne voyant dans l’identité, ni une ontologie ni une finitude, mais une instance régulatrice. Loin de l’hypostasier, elle en fait une instance régulatrice qui ne préexiste pas aux actions, et qui permet un agencement de capacité d’agir, faisant du sujet bien autre chose qu’un simple reflet et jouet des déterminismes de pouvoir.

Du nécessaire tremblement des magisters psychanalytiques

2 À la suite d’un Freud assez ancien, ce qui ne veut pas dire archaïque – je mentionne ici le Freud de 1908, explorateur de la nervosité moderne – j’avance que, s’il y a quelque chose qui cloche entre le sujet et sa sexualité, ce n’est pas uniquement parce que l’ordre social impose des répressions, mais c’est aussi parce que le travail de la culture est en partie lié avec l’opération du refoulement. En ce sens, l’être de langage — ce point sera aussi repris et systématisé par J. Lacan (1977-1978) — ne peut pas faire « tout un » avec lui-même ni ne faire « tout un » avec le traitement de lui-même comme objet sexuel, pour soi comme pour l’autre. À présent, il est clair que se retranchant dans ses tours d’ivoire que lui procure la répétition bienvenue et parfois opiniâtrement stérile de son magistère, un psychanalyste à l’ancienne, loupe le coche des défis actuels en essentialisant en nature la différence des sexes, la réduisant ainsi à un contraste anatomique. Et puisque nous sommes trop pris dans la naturalisation béate des identités, la pente inepte serait alors de poser comme un axiome que les spécificités anatomiques seraient per secausales et suffisantes pour établir ce qui est probant dans la vie sociale et qui est nécessaire dans la vie psychique. Freud eut, au moins, l’immense audace de remplacer la notion d’un « instinct sexuel » par celle d’une « pulsion sexuelle », d’abord indépendante de son objet (Davidson, 2005). La naturalisation de la sexualité est ce à quoi objecte la psychanalyse, alors que c’est bien ce que consacre une certaine religiosité du symbolique. Religiosité selon laquelle, l’écart signifiant premier et fondateur serait celui qui clive le masculin et le féminin, comme on opposerait l’actif au passif, la lumière à l’ombre, le discours à la ruse.

3 Un magistère funeste serait alors celui qu’exercerait un psychanalyste qui resterait sourd, aveugle et sombre à l’évolution des mœurs, en particulier en ce qui concerne les notions d’identité sexuelle. Nous ne pouvons plus être hermétiquement obtus devant le fait que des hommes, des femmes, ne se repèrent pas tant que ça dans la binarité sexuelle. Nous verrons bien – à la condition de nous informer de ce qui se lit, se dit et s’écrit dans la nébuleuse LGBT[1] et en prenant acte de ce qui se déplie dans nos séances avec tout sujet en prise avec l’énigme de la différence sexuelle – s’il s’agit pour ces nouvelles formes d’Éros qui font de la différence sexuelle, une énigme et un carcan de s’identifier à une solution stylistique et à un bricolage souvent bienvenu. Nous savons que l’inconscient ne nous donne aucune clé pour se dire homme ou femme. Il n’y a pas dans l’inconscient de quoi nous régler décisivement comme sexué d’un côté ou de l’autre. La psychanalyse contemporaine, à savoir celle qui se porte à la hauteur des angoisses et des inventions actuelles quant aux régulations créatives des jouissances, sait que nul ne reconnaît son bonheur de vivre si l’existence lui est prescrite comme un manifeste clos d’identité.

4 J. Lacan (1977-1978) n’a pas été à son aise avec la théorie du pater familias que l’on trouve assez souvent chez Freud et qui doit faire l’objet d’une lecture savante, critique et avertie, mais absolument pas dénonciatrice et précipitée. Bien évidemment, J. Lacan n’a pas travaillé sur l’opposition homme/femme tout au long de sa vie ; il a travaillé sur des solutions laissées à l’intrépidité non militante de chacun : se faire homme ou se faire femme. Par ses solutions se prolonge l’imaginaire du corps, tellement vacillant ou inconsistant dans la psychose, dans ses moments logiques de surmontement du réel. J. Lacan n’avait pas anticipé se faire « trans » ; il était un théoricien des jouissances bien convaincu qu’avec cette théorie du troisième sexe — que vous trouvez dans Le moment de conclure (Ibid.) son ultime séminaire. Pour lui, il n’était pas question de penser que les femmes soient privées d’une certaine prestance, d’une certaine jouissance naguère qualifiée de phallique, de même qu’il n’était pas question de penser que la bonne santé, je dirais psychosociale et sexuelle, était de se prendre soit pour « The nana » comme le dirait Léo Ferré, ou pour « The mec », comme disent les imbéciles.

5 Le tort serait ici de faire la belle âme, et de tenir que ce à quoi nous assistons aujourd’hui des profonds bouleversements des rapports entre les femmes et les hommes et au-delà de l’ouverture à l’espace militant, poétique et politique d’un espace habitable qui ne soit pas tout unièmement régit par la différence sexuelle serait une extravagance périphérique dont nous n’aurions guère à nous soucier et qui n’inquièteraient en rien notre rapport à ce que nous tenons pour les thèses canoniques de l’anthropologie et de la psychanalyse. Soit la naturalisation de l’ordre du symbolique fondée sur la différence sexuelle. Cette thèse est assurément tenue pour vérité fondatrice par qui s’en tient à une lecture sans solution de continuité entre les mythes religieux et les doctrines psychanalytiques. Mais à oindre ladite psychanalyse de romance sur la genèse de l’espèce humaine, nous jetons par-dessus les bordées, la notion même d’inconscient. Notre pensée actuelle mérite plus d’impertinence et d’audace.

6 Si nous tenons à rester des lecteurs freudiens avertis, nous convenons alors que ce serait un symptôme tenace de la mauvaise digestion du cadavre du père mort que de tenir notre discipline psychanalytique pour la dernière climatisation du cadavre du père, cadavre totémisé dont la grande bouche gueulante, avalant et recrachant du symbolique à profusion. Le symptôme aurait toujours le mot de la fin sur les dispositions éternelles de ces constellations impavides, nouant dans une loi symbolique intangible les ordres du réel (abusivement nommée alors la nature), du symbolique (soit la loi sexuelle faite de domination masculine) et de l’imaginaire (notre bon vieux miroir toujours là comme un fil à couper le beurre entre le « bon » et le « mauvais » narcissisme). Il serait alors des plus réducteurs de récuser ces profonds bouleversements que posent à nos théories de l’identité les nouvelles cartographies de l’Éros dont la fin du siècle passé et le début du nôtre sont prodigues. Elles sont loin de ne concerner ce qu’on appelait — et je pense que c’est tout à fait désuet — le miroir ; parce que ce que le miroir nous renvoie et n’a jamais été une totalisation heureuse, mais une angoisse impatiente. Le miroir sert aussi à obturer la force inconsciente qui anime les plus ardents, les plus cruels, les plus impérieux et les plus nécessaires de nos désirs. Avoir un corps sexué suppose une matérialité que ne donne pas l’image ; il faut une autre torsion pour endosser son corps sexué, il faut un certain art de vivre. Écrire, créer, performer sont les noms de cet art, et l’esthétique ici rejoint l’éthique « bien-pensante » du sexuel, ce qui ne va jamais de soi.

7 La nécessaire « dépathologisation » des phénomènes trans est non seulement nécessaire mais logique : au manque de signifiant de la différence sexuelle dans l’inconscient répondent plusieurs façons d’habiter un corps et de le sexualiser. Refuser de pathologiser les phénomènes trans, c’est aussi revenir à quelques-uns de nos repères cardinaux, à savoir qu’il n’y a pas de correspondance directe entre l’identité revendiquée et la structure du sujet qui revendique cette identité. C’est aussi entendre autre chose que l’identité revendiquée, mais sans pour autant la réduire à un trait pathologique en y voyant plutôt une invention du sujet, un bricolage sublimatoire, bien plus qu’une suppléance à telle ou telle pathologie supposée.

8 Finissons-en avec ces vieilles lunes dont les psychanalystes se sont tout de même en grande part débarrassées, qui dépeignent le « viril » comme doté de quelque chose de plus et le « féminin » de quelque chose en moins. Figée sur un tel a priori, cette psychanalyse obsolète n’apporte que le piètre condiment de sa religiosité populaire à des clivages et des canevas propices à faire battre les opinions diverses. Pourtant, l’examen anthropologique de bien des rites suffit à jeter par-dessus les moulins de tels présupposés tenus pompeusement, et à tort, pour des invariants. L. Scubla (2001), dans un article aussi audacieux et pertinent, indique que les activités guerrières, tenues pour nobles et inévitables, dans certaines sociétés Baruya, ne sont que la façon dont les hommes tendent de se figurer qu’à l’instar et qu’à l’équivalent des hommes ils possèdent, eux aussi, un pouvoir de vie et de mort sur le vivant.

9 Pour la psychanalyse, la différence sexuelle n’est pas ce qui divise le monde en deux, et qui doit le diviser toute l’éternité comme cela était du temps du paradis terrestre, c’est un impossible à penser, à symboliser. C’est à partir de cet impossible que se jouent les logiques de la sexuation, dépendantes des états contemporains, des lois sexuelles et de leurs disparités. Il n’y a pas dans l’inconscient — je le répète — de signifiant de la différence sexuelle, et si les fantasmes fondamentaux permettent d’élucubrer sur le masochisme primaire, la séduction, les angoisses de séparation et de castration, jamais ils ne donnent une définition assurée de ce que serait un « être homme » ou un « être femme ». En cela, c’est bien plus l’altérité sexuelle qui est aujourd’hui en crise que l’identité. Le phénomène « trans » est un des noms de cette construction d’une nouvelle altérité ; altérité qui nous fait ressentir — et ce n’est pas toujours une partie de plaisir — que nous ne sommes jamais bien institués une bonne fois pour toutes dans notre corps sexué. Et c’est d’être responsable de ce savoir psychanalytique sur ce qu’est un corps sexué qui pourrait faire de nous, non seulement des modernes, mais des artisans de nos modernités.

Identité, incomplétude, altérité

10 Je crains de façon vive que ce qui menace notre pensée critique aujourd’hui en psychanalyse comme en anthropologie, est cet impératif qu’il nous faille absolument être au goût du jour. Cette idée se paye par un prix très cher qui est celui de renoncer à notre modernité. Ni la frénésie maniaque ni la politique de l’autruche devant l’actuel, ses avancées et ses contractions ne sauraient convenir. L’actualité nous envoie tellement de signaux, marchands et imbéciles, sur le culte d’être soi, le self développement, etc., qu’au fond, on n’y retrouve rien de tangible qui exprimerait notre indéniable fragilité, nos incertitudes et nos précarités identitaires, notre radicale soif d’autrui. Je pense aujourd’hui qu’il nous faut faire une halte devant la course effrénée des injonctions surmoïques qui nous imposent d’être à la pointe de notre temps ; après tout, on ne sait pas ce que cela veut dire.

11 Néanmoins, on sent très bien dans les divers manifestes qui prônent une émancipation de la psychanalyse (Laufer, 2022) à quel point est souhaité que la naturalisation du symbolique, hissant comme clef de voûte la binarité, soit considérée à juste titre comme une obsolescence. Un tel défi met au travail, et un tel travail ne me semble pas pouvoir être mené si les catégories par lesquelles on se représente au monde sont sacralisées. Je me dois de reconnaître que je ressens une inquiétude concernant la disparition de la psychanalyse. La psychanalyse, telle qu’on l’entend chez Freud, W. R. Bion, D. W. Winnicott, J. Lacan, M. Klein et tant d’autres, nous dit toujours : « Tu n’es jamais ce que tu crois être. » De ce fait, les revendications militantes de l’identité devraient laisser les psychanalystes au moins bienveillants sans qu’ils ressentent le besoin paternaliste de les réduire à des festivités ou des errances adolescentes et ipso facto, narcissiques et auto-impérieuses. Personne n’a la boussole, le thermomètre, le baromètre, de pouvoir dire « je suis ce que je suis ». Mais d’un autre côté, les nouvelles configurations du désir, du miroir, de la parole, de la joie d’être dans son corps (même si ce n’est pas celui de la naissance), se trouvent vilipendées par un certain nombre de collègues qui prennent au sérieux qu’il faille être d’un côté ou de l’autre, réintroduisant dans leur doxa, les lignes du champ social et de politique contemporaine de droite.

12 Le courage spéculatif consisterait-il alors à déplacer le champ du questionnement identitaire en nous demandant avec fermeté, quelle théorie du sexuel est en jeu lorsque nous parlons du corps, comment nous conceptualisons le lien entre corps et politique ? L’identité et l’incomplétude sont liées parce que c’est à partir de l’incomplétude que le pas est tendu vers l’altérité. C’est le socle analytique et l’identité qui ne se suffit pas plus à elle-même que le corps ne se suffit au corps. Il faut des rituels, que la vie ne se suffise pas à la vie indique que nous avons à éprouver autre chose que l’urgence de la survie. Que la mort ne se suffise pas à la mort, implique que la mort est autre que la destruction. Pour une raison très simple, c’est que l’homme, être de langage est aussi un être cérémonial. Quelle place faisons-nous aux nouveaux rituels qui figurent et célèbrent les mutations des identités sexuelles ? L’heure actuelle n’est pas à la mythologie, elle est à la « ritologie ». C’est le rite qui nous donne une identité, mais si le rite ne se prolonge pas par une critique de ce qu’il construit, les identités deviendront des valeurs fétichisées : des valeurs identitaires, des valeurs marchandes, des valeurs toujours éphémères et en compétition.

13 Aujourd’hui, nous sommes dans un autre champ où la psychanalyse n’a plus — je dirais que les psychanalystes y sont vraiment pour beaucoup — la réputation d’être du côté de l’émancipation. On lui reprochera d’aduler de vieilles lunes, « le Père » et de vieux principes d’opposition (la différence des sexes), non sans vouloir faire preuve aussi, de quelque confusion mentale. Il ne s’agit évidemment pas de dire que la différence des sexes n’existe pas, mais qu’elle n’est pas régentée par le primat du phallique. Voilà où nous en sommes. Dire qu’il n’y a pas de différence des sexes serait absolument ridicule. Mais l’évènement, c’est qu’il se fait de plus en plus une réticence à ce que cette différence des sexes se fasse sous le primat du phallique. De ce fait, je pense qu’un certain nombre de notions psychanalytiques (qui avaient un sens descriptif pour une sociologie décorée de psychanalyse) sont à jeter par-dessus les moulins. Autrement dit, notre tâche n’est pas de sauver « le Père », mais de soigner ce qui, dans la psychanalyse résiduelle, se veut encore une officine de la célébration du père de famille. En ce sens, la question contemporaine à la psychanalyse serait de savoir pourquoi nous sommes à ce point qualifiés de « réac’ ».

14 Il est toutefois assez patent que l’ensemble des littératures queer ou LGBT, que nous ne saurions uniformisées, a produit un savoir-faire avec le corps sexué et l’Éros et que ce savoir inquiète ; alors qu’il est bien un lieu de rencontres et de débats possibles entre anthropologues, psychanalystes et artistes. Aujourd’hui, qu’on le veuille ou pas, qu’on le regrette ou pas, qu’on le célèbre ou pas, il y a beaucoup de nos contemporains qui se repèrent par une certaine fluidité des genres. Que les psychiatres aient eu l’oreille attirée par des demandes de changement de sexe délirantes — par exemple se faire la femme de Dieu — c’est une chose. Mais on ne saurait utiliser de telles approches, justifiées pour quelques rares cas de psychose, pour généraliser notre approche de tous ces phénomènes de fluidité sexuelle. Nous pouvons envisager ces phénomènes de fluidité sexuelle, non pas sous l’angle psychopathologique d’un « pousse-à-la-femme », mais sous l’angle phénoménologique d’un « pousse-au-vivre », c’est-à-dire d’un « pousse-à-fabriquer », pour chacun, son nouage entre le corps réel, le corps imaginaire et le corps symbolique. Je trouve que là-dessus, les psychanalystes ont des choses à apprendre, peut-être même avant d’avoir des choses à dire.

15 Un mouvement de fluidité, à savoir une expérimentation sans relâche de se faire l’autre et, de ne pas vouloir être assigné — ni à une case de départ, ni à une case d’arrivée — voilà ce qui nous intéresse et nous intrigue. Je ne conçois pas que la psychanalyse n’ait pas vocation à aider la personne qui vient en cure à s’émanciper des assignations où elle se trouve encloisonnée et stigmatisée. La case du départ est généralement considérée comme une incarcération et la case d’arrivée, comme une révélation. Le mouvement entre les deux est quant à lui considéré comme une subjectivation. Ce double mouvement est à la fois un mouvement d’atomisation de l’identité (chacun recherche son trait identitaire) et à la fois de massification des identités dans l’évolution du monde contemporain. C’est précisément ce que le libéralisme va favoriser. Premièrement, il valorise l’individu auto-entrepreneur, y compris auto-entrepreneur de sa propre identité. Et sur cet aspect, à moins d’être obtus, on peut dire que le libéralisme se présente comme un mouvement de libération. À savoir que vous pouvez choisir votre identité d’une certaine façon, vous êtes efficace, et vous ne vous mettez pas en dissidence avec les lois du marché. L’identité est alors un véritable marché.

16 Il me semble que le mouvement auquel nous assistons actuellement dans la multiplicité des identités parfois victimaires doit être pris au sérieux, car tel que je viens d’en parler, on pourrait finalement considérer que c’est un mouvement régressif. Je ne le crois pas. Je crois que nous assistons à une mutation de l’identité comme attribut d’une collectivité à une identité comme stratégie, c’est-à-dire une identité recomposée. On saisit à peu près bien que ce qui est difficilement acceptable dans une sorte de psychanalyse morale c’est celle de la sexualisation binaire perpétuelle. Il y a par ailleurs des psychanalystes qui voient et peut-être même cherchent autre chose, comprennent que la sexualité est traversée par autre chose que la seule satisfaction des pulsions sexuelles, qu’il y a un au-delà, la recherche d’une jouissance du vivant et de validité de la présence au monde qui ne se prouve pas nécessairement par l’uniforme et l’uniformité sexuelle.

La formule canonique du mythe

17 La formule canonique du mythe introduit un trouble dans la binarité sexuelle comme fondement de l’ordre symbolique. C. Lévi-Strauss avait esquissé ce qu’on appelle « la formule canonique du mythe » (1965)[2]. Pour lui, un mythe est un récit, il ne le nie pas. Mais l’articulation du mythe, avec ce qu’il appelle la « gesticulation du rite », ne l’intéresse pas. En revanche, ce qui l’intéresse, c’est de superposer les récits mythiques les uns aux autres, non pas pour faire gonfler les récits par mille variations, mais bien pour essayer d’en repérer l’ossature, d’en dégager l’architecture logique et répétitive des nervures principales. La fonction principale d’un mythe n’est pas d’enchanter le monde. Il s’agit là d’une fonction, mais n’étouffons pas le mythe en le repliant sur l’aspect chatoyant de sa narration. Car ce n’est pas là-dessus que C. Lévi-Strauss va porter le fer de sa démonstration. La fonction d’un mythe est de rendre le monde tel que l’on puisse le rêver et l’habiter. Et si le mythe nous permet d’habiter le monde, c’est parce que l’empan qu’il met en place nous évite d’être confrontés directement aux situations les plus violentes, la vie et la mort. Le mythe est alors une construction d’opposés, tendus par un effort considérable pour que les pôles de la vie et de la mort ne soient pas confondus. Bref, pour que personne ne se sente dans la situation de mort-vivant. Il faut donc rendre le monde habitable, de sorte que personne ne soit réduit à la situation de mort-vivant.

18 Comment peut-on rendre ce monde habitable de sorte que personne ne soit réduit à une telle condition ? Par des manipulations pour que nous puissions comprendre le mythe à la manière dont il est décortiqué et réorchestré par C. Lévi-Strauss. La lecture structurale insiste sur ces logiques d’opérations de distinction et de transitions qui se distribuent entre ces deux pôles majeurs qui sont : le mort et le vif. Entre la vie et la mort intercèdent des opérations qui vont se ramifier. Par exemple, nous dit C. Lévi-Strauss, sur l’axe de la vie, on posera l’agriculture, et sur l’axe de la mort, la chasse. Mais, située sur ce plan-là, la chasse divise la mort. Car consommer la viande de l’animal tué entretient la vie. On donne la mort pour pouvoir amener des aliments qui vont être cuits. La chasse est faite pour fabriquer de la cuisson, ce qui n’est pas toujours vrai pour l’agriculture. Ce qui se tient le plus proche de la mort serait la chasse, alors qu’au plus proche de la vie surgit l’agriculture ; rien de cette distribution logique n’est clivé. Ainsi, la chasse est destinée à amener des produits qui, parce qu’ils sont cuits, font de l’alimentation un haut fait collectif. Comprenons que le mythe n’est pas d’abord un récit, mais il est un opérateur initiatique qui nous déplace dans un lieu autre. Il est une structure. Quelle est cette structure ? C’est une structure qui rend compte de l’invention de la mort. Cela surprend, mais les hommes ont inventé la mort parce qu’ils avaient autrefois ce lourd privilège d’être immortels. Alors, ne commençons pas à les jalouser, parce que les patients que je connais en psychiatrie et qui me disent qu’ils sont immortels ne connaissent pas vraiment la joie de vivre. Ce mythe a comme vocation d’éloigner le plus possible la vie et la mort. Ce qui veut dire que, dans la symbolique de tout mythe, la différence fondamentale se situe entre les morts et les vivants, et non entre les hommes et les femmes.

19 Ainsi, ce structuralisme de la formule canonique du mythe est une structure de la métamorphose. Le « Lévi-Strauss bricoleur » de cette formule n’est plus le grand ordonnateur d’un monde mis en ordre par des oppositions binaires immuables. La double torsion que comporte l’écriture de sa formule fait vivre diachroniquement la structure. En ce sens, le structuralisme ne plaide pour aucune version figée des antinomies ; il admet et plus encore, il nécessite dans la dynamique même de sa respiration logique que l’identité ne se tient pas dans une ontologie fixée et figée pour toujours. Mais que rien de l’identité n’est à disjoindre des forces disruptives et divergentes, des combinatoires des différences, des jeux des inversions. Si l’opposition fondamentale est celle qui fait exister des frontières entre les vivants et les morts, qui s’étonnerait encore que cette catastrophe dans l’opposition symbolique majeure qui sépare le mort du vif, puisse avoir une répercussion nette sur ce qui permet d’endosser son corps, là où se donnent à voir les enjeux d’une survie du désir et, éventuellement, du sexuel ?

20 Aussi loin de considérer les Éros trans comme des manifestations qui pervertissent le symbolique, aurais-je, en tant qu’anthropologue, bien davantage tendance à les considérer comme des bricolages salutaires qui visent à restaurer du possiblement et suffisamment vivant dans notre monde de vive solitude et de rude morbidité, un monde prédateur de l’opposition majeure entre mort et vif. Au reste, nous savons bien que la revendication d’être d’un autre genre ne se superpose que, fort peu et fort mal, avec les idéaux tapageurs du « droit de jouir à tout prix ». Aujourd’hui, la véritable urgence est celle du contrat social. Est-ce que le contrat social induit un sujet en partage, et des origines en partage ? Ou est-ce que le contrat social, à la manière d’un pacte dénégatif, va se contenter de collectionner des identités victimaires ?

21 Ce qui fonde une raison sociale n’est pas nécessairement la différence des sexes. Ce qui fonde véritablement la possibilité de tenir ensemble dans un tissu « ritologique », c’est d’assumer la différence entre les morts et des vivants. Je crains que notre époque occidentale farcie d’inconscience, toute replète de certitudes, relègue quand même dans la zone cruelle des « laissés-pour-compte » beaucoup de gens qui doivent se battre pour ne pas être réduits à une position de mort-vivant. C’est cela, me semble-t-il, le grand scandale et la grande urgence.

[1] Le sigle LGBT datant de près de 30 ans est incomplet, désignant des personnes qui ne se vivent pas et ne se repèrent pas comme hétérosexuelles ; il est devenu LGBTQIA+ (Q pour queer, I pour intersexe, A pour asexuel, + pour les autres). À ce sigle déjà un peu précis se rajoutèrent d’autres acronymes : aux États-Unis, le sigle le plus long est LGBTTQQIAAP : lesbian, gay, bisexual, transgender, transexual, queer, questioning (soit des personnes qui se questionnent sur leur sexualité) intersex, asexual, allies (les alliés hétérosexuels de la cause), pansexual (manifestant une attirance pour n’importe quel genre). On voit apparaître un O pour « other » (les autres).
Le sigle énumère, mais crée une fausse impression de solidarité. Les guerres des mouvements lesbiens et féministes sont pourtant assez connues. Des femmes féministes réprouvent qu’un Male to Female puisse participer aux compétitions sportives, être incarcérée dans des prisons pour femmes ou encore utiliser les mêmes toilettes que les femmes. L’ancienne militante du MLF et fondatrice des « Gouines rouges », Marie-Jo Bonnet, s’exprime sur ce premier point, s’indignant en 2021que soient ouvertes les compétitions féminines aux femmes transgenres (Marie-Jo Bonnet, « Ce que provoque la peur d’être traité de “transphobe” », Le Figaro, 26 mai 2021).

[2] Cette formule fut proposée par C. Lévi-Strauss. Elle permet de poser le mythe non plus comme récit, mais comme structure, permettant un passage du discret au continu par une médiation progressive des oppositions. Elle fut amplement commentée par R. Thom (1988) et L. Scubla (2011).