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Agnès Giard / Mishima et la tentation de la « belle mort » 

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Texte paru sur le Blog « Les 400 culs »  le 15 juillet 2023 .  Illustration: La revue «Bungei» dans laquelle Mishima écrit «le Koto du bonheur». (Atelier Akatombo). 

L’écrivain japonais, auteur de « Confession d’un masque », avait aussi une vie de théâtre. Un coffret de pièces et essais inédits dévoile cette part de lui qui aspirait à la destruction.

Lorsqu’il se tue en s’éventrant le 25 novembre 1970, Mishima Yukio est connu non seulement comme romancier, dandy, bodybuildeur et activiste politique, mais comme homme de théâtre. Est-ce à dire que son suicide relevait d’une mise en scène ? Récemment publié sous la houlette de Thomas Garcin, chercheur à Paris Cité, le Théâtre selon Mishimaun magnifique coffret publié aux éditions Atelier Akatombo, est l’occasion de découvrir cette part — ignorée en France — de la vie de Mishima : celle de la performance, son goût pour les costumes, les décors en trompe-l’œil et le plaisir d’être « tapageur ». Le coffret dévoile un pan important de son œuvre à travers quatre pièces jusque-là inédites en français et un recueil de trente-cinq textes, également inédits, portant sur ce que Mishima appelait son « attrait de la ruine et de la destruction »…

« Cet attrait se développe dès l’enfance, en parallèle de son goût pour les spectacles », explique à Libération Thomas Garcin, soulignant que, tout jeune, « Mishima prenait plaisir à se travestir. » L’anecdote est relatée dans son autobiographie romancée (Confessions d’un masque, 1949) : fasciné par les maquillages et par les tenues clinquantes, le petit Hiraoka Kimitake (c’est son véritable nom) se poudre le visage et se déguise en magicienne avec un des plus beaux kimonos de sa mère. Il rêve aussi de porter le costume à dentelles d’un marquis, la tenue de Cléopâtre puis la toge de l’empereur décadent Héliogabale. Cette passion pour les accoutrements lui vaut des réprimandes. À 7 ans, Mishima comprend que, pour vivre en société, il va devoir cacher ses penchants et se soumettre à la « mascarade » normative des rôles de genre

« La vie est une scène de théâtre », écrit-il dans Confessions d’un masque. Son goût pour l’artifice procède en grande partie de cette prise de conscience. Mais, ainsi que Thomas Garcin le révèle dans le Théâtre selon Mishima, l’attirance que l’écrivain japonais éprouve pour les arts du spectacle est motivée par une autre pulsion : celle de faire tomber les cubes. L’anecdote se trouve dans un texte (inédit, publié en 1955) intitulé la Tentation du drame : « Quand j’étais petit, j’aimais les jeux de cube », écrit Mishima. Son plaisir, cependant, consiste autant à les empiler qu’à les faire s’effondrer. Poussant l’équilibre de la structure « jusqu’à ses dernières limites » (selon ses propres termes), Mishima jouit du « fracas assourdissant » de leur chute et c’est ainsi, progressivement, qu’il en vient à aimer le théâtre : parce que c’est l’art, par excellence, des châteaux de cartes.

Le goût de la dévastation

Travaillées par une contradiction interne très proche des jeux de cube, les pièces que Mishima écrit « illustrent le caractère factice et fabriqué de tout idéal, renvoyant dos à dos les idéologies », explique Thomas Garcin, qui souligne la dimension nihiliste de son œuvre : « Aucun personnage ne semble avoir le dernier mot. Il n’y a jamais aucun gagnant, ni de victoire du “bien” contre le “mal”. La plupart de ses pièces s’achèvent sur un champ de ruines. » L’architecture impeccable du drame aboutit presque toujours, inévitablement, à ces formes d’exutoire que sont la mort et la destruction. Dans la Tentation du drame, Mishima lui-même insiste sur sa passion pour le saccage : « Étudiant, je fus profondément séduit par l’expression […] “combat d’extermination”. Le souvenir de cette expression et le terme de “catastrophe” constituent, aujourd’hui encore, le support étrange, à un point presque impossible à exprimer, de mon idéal tragique. » Lire la suite