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Jean-Pierre Rumen / Les pouvoirs de l’abject

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Image Ernest Pignon-Ernest: face aux murs.Texte publié dans les actes du colloque Les pouvoirs de l’abject. La xénophobie serait-elle une norme psychique ? Mars 1992. Colloque organisé à Nice par Recherche et Etudes Freudiennes en partenariat avec l’Université de Nice.

Pour commencer, pour introduire, je vais vous parler de mon malaise et je vous prie de croire que ce n’est pas une formule de style ou une façon de me mettre à l’abri parce que c’est vrai que j’ai rarement été aussi embarrassé pour m’exprimer que sur un thème formulé ainsi « Les pouvoirs de l’abject. La xénophobie serait-elle une norme psychique ? » Et si je suis mal à l’aise, c’est sans doute que la formulation même m’inquiète, si l’abject a des pouvoirs, comment les exerce-t-il sur moi, en quoi m’affecte-il ?

Dans cette question en effet, qu’est-ce qui interroge cette construction qui est moi, et comment l’interroge-t-elle ? Si je m’avère être raciste ou pas, comment alors est-ce que j’opère les régulations avec les exigences qui tiennent à l’idéal du moi ? Tout cela serait suffisant pour m’inquiéter, mais, il y a en outre ce qu’il est convenu d’appeler l’actualité et celle-ci n’a sans doute pas été pour rien dans le choix du thème et dans celui du lieu, et comme cette actualité a évolué de la façon que l’on sait, mon malaise ne fait qu’empirer. De plus, jusqu’alors je n’ai pas perçu de malaises homologues chez les différents intervenants talentueux et pertinents que j’ai entendus, mais qui, à mon sentiment, parlaient avec une certaine tranquillité, ce qui a fait culminer mon malaise pour le faire arriver donc au moment où je parle. Mais il faut bien rentrer dans le vif du sujet alors, allons-y. Non seulement cet étranger n’est en général pas digne d’amour, mais pour être sincère, je dois reconnaître qu’il a plus souvent droit à mon hostilité et même à ma haine. Il ne paraît pas avoir pour moi la moindre affection, il ne me témoigne pas le moindre égard, quand cela lui est utile il n’hésite pas à me nuire, il ne se demande même pas si l’importance de son profit correspond à la grandeur du tort qu’il me cause. Pis encore, même sans profit, pourvu qu’il y trouve un plaisir quelconque, il ne se fait aucun scrupule de me railler, de m’offenser, de me calomnier, ne fusse que pour se prévaloir de la puissance dont il dispose contre moi.

Vous aurez reconnu le style de Sigmund Freud et cet extrait du Malaise dans la civilisation. Comme étude du rapport du sujet à l’altérité, ce texte pour moi ne soulève aucune objection, mais sa forme même, dans sa causticité fait naître l’équivoque. Traite-t-on là de l’individuel ou du social, et si on les sépare, cette séparation est-elle justifiée ? Si on prenait ce morceau choisi, en le dégageant de son contexte, en le situant par exemple comme un document purement politique ou social, il apparaîtrait parfaitement xénophobe. C’est pourquoi il est essentiel de dire qu’il a été écrit par Freud comme contrepoint critique au commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », comme démonstration que ce commandement est une réaction à ce que la haine a de fondamental, comme une tentative de régulation de la vie sociale. Freud démontre là le bien-fondé de l’adage « Homo homini lupus », il prend bien soin de préciser que naturellement, son étranger idéal pense de lui, Freud, très exactement la même chose. Il indique donc que le fonctionnement humain dans le rapport à ces petits autres est marqué par la haine, et que l’identification « ton prochain », « toi même », se fait sous le signe de la haine. Pour la psychanalyse, la question peut alors paraître classée, tranchée : la xénophobie est un mode habituel de fonctionnement, une norme psychique donc. Il est certain alors que le risque d’être apprécié comme une idéologie foncièrement réactionnaire est grand, mais après tout, peut-être justifié, sinon subsidiaire.

Or, la psychanalyse fait connaître les mécanismes psychiques de la xénophobie à partir de l’expérience subjective. L’expérience freudienne est donnée comme étant à renouveler. Comme l’écrit Catherine David dans son introduction à l’édition française du beau livre de Gay sur Freud : « C’est une pensée de la subjectivité qui dévoile des mystères communs à tous les hommes, et c’est en se fondant sur sa propre expérience, sur une introspection de ses propres passions que Freud en arrive à considérer le « destin de la civilisation ». C’est dans un autre travail que Freud livre des considérations qui valent pour l’organisation de la xénophobie en force, au sein des masses dont elle semble en quelque sorte consubstantielle, puisque c’est au sein des masses qu’elle y acquiert substance précisément. Et la xénophobie apparaît comme le corollaire obligé de la constitution de la masse qui n’est rien d’autre, et là je cite Freud dans « Massen psychologie » : « qu’un certain nombre d’individus, qui ont mis un seul et même objet à la place de leur idéal du moi, et se sont en conséquence identifiés les uns les autres dans leur moi. » On comprend alors que tout ce qui ne répond pas à cette identification sera étranger, extérieur et donc au minimum objet de méfiance. Point n’est besoin, je crois de recourir à cette illustration clinique que nous fournit quotidiennement la politique spectacle. C’est donc, selon Freud, le fonctionnement humain, sa fondamentale aliénation dans le moi, qui est à l’origine du désir des masses de faire un, et donc de leur intolérance à ce qui vient y faire obstacle, ne serait-ce qu’en raison d’un supposé désir chez l’autre, parfaitement plausible de faire la même chose. Est-ce à dire pour autant que la psychanalyse pour avoir reconnu ses mécanismes les considère comme intangibles. Il me semble que son discours, le discours psychanalytique, n’a pas à proposer de normes ou de hors-normes. Il a à faire connaître les élaborations de la psychanalyse et à inviter chacun à y participer de son expérience, rien de plus. La psychanalyse n’affirme pas non plus qu’un comportement xénophobe doive être corrigé par la psychanalyse précisément, parce qu’un tel comportement serait le fruit d’attitudes régressives, infantiles. Une telle démarche qui serait, je crois, celle d’un post Reichisme relève aussi, me semble-t-il, du recours à une norme, norme morale, celle-là. L’une et l’autre normes représentent à mon sens une sortie du discours psychanalytique, et je reviendrai à cette première norme, celle qu’on pourrait extraire du discours freudien pour dire qu’elle me semble constituer une entrée possible dans le discours de la science, discours de la norme par excellence. On sait bien que le discours raciste adopte volontiers le style scientifique. On parlait hier fort bien d’Alexis Carel. Le discours scientifique classe, préconise des mensurations physiques, des mesures d’aptitudes, il s’appuie sur la biologie, sur la sociologie. Enfin, lorsqu’il parle de proportions socialement tolérables et s’il vient à être délogé de ses positions alors il se fondera sur la culture, souvent alors confondu avec les cultures, voire sur la langue. Or, le discours antiraciste vient volontiers prendre place dans une controverse de style scientifique et s’y borne souvent. Visant à la fraternité universelle, il vise lui aussi à faire un. Comment à son tour n’exclurait-il pas ne serait-ce que celui que cette prétention à l’universalité inquièterait. C’est bien entendu sur ces choses que pianotent les politiques. C’est sur ces aspirations qu’ils fondent leurs fonds de commerce et si je veux bien entendre le danger qu’il y a à dire « abject » le politique, je veux aussi pouvoir pointer les mécanismes pervers qui souvent s’y font jour.

Pourtant, il ne peut être question pour la psychanalyse, je crois, de se dérober devant ses responsabilités sociales, c’est bien, à quoi songe Lacan en 1973 lorsque, dans son travail intitulé « télévision », il prophétise la montée du racisme. Il y voit bien sûr un effet de structure, effet de la jouissance de l’autre et il avance ceci : « laisser cet autre à son mode de jouissance, c’est ce qui ne se pourrait qu’à ne pas lui imposer le notre, à ne pas le tenir pour un sous-développé », mais il poursuit, « qu’à ses difficultés s’ajoute la précarité de notre mode de jouissance qui désormais, dit-il, en 73 je vous rappelle, ne se situe plus que du plus de jouir », c’est-à-dire si je l’entends bien, que notre jouissance est conditionnée par l’économique, le service des biens selon la forte expression lacanienne, donc la xénophobie est liée entre autre aux biens, à leur circulation ce que du reste ne se font pas faute de stigmatiser les religieux dont la montée est également conséquence. Toutefois, je ne crois pas que Lacan ait envisagé d’autres possibilités dans le social que la multiplication des psychanalystes dont il aimait à souligner l’abjection, le caractère même de déchet et la difficulté qu’il a à faire ce métier. « Plus on est de Saints, néanmoins disait-il, plus on est de déchets, plus on rit. » Mais la psychanalyse ne s’est pas confrontée à la xénophobie que d’un point de vue psychologique. Sa confrontation fut aussi historique. On sait quand on ne veut pas l’ignorer ou qu’on ne l’a pas oublié, que la survie très discrète de la psychanalyse au sein de l’organisation psychothérapique nazie qui existât, ne fût possible qu’à la condition d’accepter dans un premier temps l’expulsion des juifs de la société allemande de psychanalyse. Il fallait en sorte consentir métaphoriquement à l’expulsion de Freud, pour que la psychanalyse survive. Il est vrai que Freud lui-même ne me semble pas s’être opposé à cette monstruosité, on connaît sa réaction exaspérée au cours d’une ultime négociation. Mais pas d’opposition véritable, pas de révolte. On peut comprendre que son souci primordial fût de sauver son enfant, l’analyse, on peut comprendre sa fatigue, la mort prochaine, mais force est de constater qu’il n’y eut pas au sein du mouvement psychanalyque de véritable opposition au racisme nazi, à cette mise en acte extrême de la xénophobie, sauf peut-être quand le mouvement psychanalytique hollandais se saborda.

Alors, la figure de John Rittmeister n’en prend que plus de relief malgré la quasi-ignorance dont il est l’objet. Du reste, les réactions individuelles des psychanalystes allemands au nazisme sont peu connues et sans Jean-Luc Evrard qui a réuni un certain nombre de textes, elles seraient à peu près inconnues. Ce n’est du reste que très récemment que nos collègues allemands se sont penchés sur les effets, sur les cures notamment, de ce très extraordinaire silence et encore puisque cet intérêt entraîna le clivage, la séparation en deux de la société allemande.

En bref on peut dire, et il faut le dire, qu’il y eut des psychanalystes authentiquement nazis, qu’il y eut des sympathisants, des silencieux. La plupart des psychanalystes juifs s’enfuirent, nombreux sont ceux qui se suicidèrent, on ne connaît qu’un seul psychanalyste goy qui quitta l’Allemagne, ne supportant pas ce qu’elle devenait. On peut citer son nom, c’était Bernard Kahn. Il n’y eut qu’un seul psychanalyste à avoir été décapité à la hache par les nazis pour son action politique et, croyez bien que je ne regrette pas qu’il n’y en ait pas eu davantage. Ce fut John Rittmeister qui fut membre de la « Rote Kappel » et que c’est à ce titre qu’il fut condamné. Je crois quand même qu’il est véritablement stupéfiant qu’il soit quasiment inconnu des milieux psychanalytiques. Il n’est pas le seul dans ce cas, on sait vaguement que l’Autrichien Richard Sterba était de gauche, que Maria Langer fut une militante déterminée en Autriche, qu’elle dut fuir dans les pays d’Amérique latine qu’elle dut quitter successivement en raison de la progression des dictatures. Mais je crois qu’il est vrai de souligner avec Bernard Sigg dans son dernier ouvrage, que les milieux psychanalytiques ont toujours été réticents à l’action politique dans leur rang. De toute façon, je crois qu’il convient de considérer que c’est l’engagement de Rittmeister, l’engagement dans sa lutte antinazie, que son engagement s’est davantage fait sans doute, depuis son appartenance au parti communiste allemand que depuis sa position de psychanalyste, même si dans ses carnets de prison publiés par son épouse, c’est Freud, c’est Schopenhauer qu’il cite, non point Marx ou Lenine. Comme si, pour s’opposer au nazisme il importait d’être soutenu d’une appartenance à une masse pour déployer l’énergie de s’opposer à une masse. Mais du même coup par cette appartenance courir à nouveau pour soi-même, le risque de pratiquer l’exclusion, puisqu’il faut bien faire masse, faire un, et une seule chose est certaine dans la circonstance, c’est que les psychanalystes-là ne font pas groupe et qu’ils divergent absolument. Alors doit-on dire avec Gide, comme il l’écrit dans « les faux mon­nayeurs » : « Quant à moi, je prétends que s’il y a beaucoup de choses, que s’il y a quelque chose de plus méprisable que l’homme et de plus abject, c’est beaucoup d’hommes ».

Réfléchissant à l’attitude de Freud au moment historique dont je vous parlais, je n’ai pas manqué toutes proportions gardées de réfléchir sur ma difficulté à m’exprimer, sur ce thème que je vous signalais. C’est alors que la consultation du dictionnaire latin, du Gaffiot m’a appris ceci : « abjection : action de rejeter, de laisser tomber, mais aussi, abattement, découragement ». L’abject, c’est donc le fait de la xénophobie comme acte de réjection, mais aussi dans ce qu’elle provoque de fatigue, de découragement, et pas seulement sans doute dans le rejeté. Alors, vous m’excuserez de plagier un auteur qui vient de passer de mode, mais, que faire ? Je ne me sens pas la possibilité de proposer plus que Jacques Lacan, mais pour dire mon sentiment privé, je citerai quelqu’un que j’aime beaucoup, le philosophe Jean-Toussaint Desanti, je l’ai rencontré en un temps où nous n’avions plus de raisons de nous donner du camarade, j’ai pour lui de l’admiration et aussi de l’affection, je ne vous dirai pas ses mérites, vous les connaissez. Je dirais qu’il n’est pas si éloigné de la psychanalyse et que pour un philosophe, cela mérite d’être signalé. Ses élaborations en témoignent singulièrement en ce qui concerne la catégorie de l’imaginaire, ce qu’il appelle « les bassins de capture » que son recours à sa catégorie de l’Autre, que sa critique de l’omnipotence du discours de la science, de l’envahissement de la technologie, et sa proclamation d’une éthique de rôdeurs, « rôdeurs aux frontières des discours de la science », comme il dit. Tout cela m’aidera à soulever une question, celle qu’il n’est pas possible d’éluder, celle de la confrontation à la xénophobie dans ses outrages les plus ultimes et pour cela je vais, et ce sera ma conclusion, vous lire quelques lignes de l’ouvrage de Desanti, « un destin philosophique » : « Ils ne criaient pas, ce matin de 1942, les enfants juifs. Ils ne pleuraient pas. Ils attendaient simplement, entourés et gardés, ils étaient là, c’est tout. Ils ne cherchaient aucun secours de qui passait ».