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François Tosquelles / ce n’est pas en criant au loup qu’on fait disparaître la peur du loup

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Image: Pique-nique géant organisé en 2017 à la frontière américano-mexicaine par l’artiste français JR. Texte publié dans les actes du colloque Les pouvoirs de l’abject. La xénophobie serait-elle une norme psychique ? Mars 1992. Colloque organisé à Nice par Recherche et Etudes Freudiennes en partenariat avec l’Université de Nice.

Comme de bien entendu, j’évoquerai ici ce qui en est de la « xénophobie ». Pour cela, je vais essayer de conjoindre, d’une part ma propre expérience vécue, et d’autre part, mon expérience acquise dans l’exercice de ma profession de psychiatre.

Comme tout le monde, j’ai tissé ma propre personne au long des aléas historiques, et des situations ou je me suis trouvé engagé avec d’autres personnes parfois semblables à moi-même, mais heureusement évoluant aussi en dehors de moi-même, et représentant par là des aspects étranges ou étrangers à ma vie.

À ce propos, sans doute, il m’est arrivé de mettre en place des mécanismes phobiques. Je ne m’en suis pas trop aperçu ni en ai souffert. C’est bien après coup, avec l’exercice de ma profession que je m’en suis souvenu, lorsque, évidemment, il s’est agi des phobies des autres dont je prenais soin. Je crois que vous ne vous étonnerez guère de mon étonnement, lorsque j’ai constaté être moi-même l’objet d’une double xénophobie : chez de nombreux soignés, et pour beaucoup de monde, j’étais un « inquiétant étranger » en France. Pour tous, la psychiatrie et les psychiatres sont perçus comme le « nec plus ultra » de toutes les xénophobies. C’est heureux qu’il en soit ainsi pour la suite des soins. En effet, le plus souvent, les soignés aussi avaient oublié le mésusage de leur propre mécanisme phobique. Ils se plaignaient, bien entendu, de nombreux malaises, mais il était vraiment exceptionnel qu’ils se plaignent des phobies qu’ils auraient éprouvées. Quand ils l’ont fait, c’est parce qu’ils sont devenus obsédés, et que les obsessions ont alors rempli l’espace de leur vie. Le plus souvent, c’est seulement après un très long parcours du processus thérapeutique qu’ils sont arrivés à faire état de quelques phobies infantiles. Dans ce dernier cas, en les rapportant à des vécus de leur enfance, ils les ont déjà dévaluées. Je ne doute pas que le fait d’éprouver eux-mêmes la phobie du psychiatre, toujours plus ou moins étranger, surgissait là comme tout acte de transfert ; cela permettait de réactiver de vieux souvenirs phobiques infantiles. C’est uniquement grâce à la mouvance du transfert – comme par ailleurs grâce aux rêves qu’on peut reformuler verbalement au cours de la rencontre thérapeutique qu’on facilite cette reconnaissance du passé, toujours agissant en nous. Je suis donc autorisé à affirmer ici que toujours, à un certain moment de l’évolution humaine, les mécanismes phobiques jouent un rôle de premier plan, par où la peur, voire l’angoisse, peut se déverser positivement.

Je veux dire qu’avec la phobie on se déleste de quelque chose, qu’on jette par-dessus bord de notre bateau corporel, avec qui on entreprend notre navigation sur un océan mobile d’incertitudes. LA XÉNOPHOBIE N’EST QU’UN ÉCHANTILLON PARMI LE LARGE ÉVENTAIL DES PHOBIES. En fait, les objets phobiques sont chez tout un chacun toujours pluriels et changeants. Une phobie peut en cacher une autre. Les mécanismes phobiques sont à l’œuvre avant même qu’on ne formule soi-même aucune parole, et évidemment, sans en avoir aucun concept explicite. Plutôt même que d’éprouver des sentiments nuancés et contradictoires, il s’agit de pressentiments qui concernent notre être corporel et ses rapports avec l’entourage où l’autre apparaît. Souvent il partage, pour ainsi dire, notre inquiétude, et nous rassure. Mais aussi, il la démultiplie, notamment lorsqu’il disparaît de notre vue et de notre contact.

Si la peur phobique immobilise notre être, il est aussi vrai qu’elle devient en quelque sorte de bon conseil pour nous-mêmes : au minimum, elle suggère et nous pousse à la fuite du danger… D’une façon plus opératoire et efficace socialement, on constate la mise en œuvre de véritables mécanismes de défense contre-phobiques. Je m’en expliquerai bientôt, mais pour le moment, je signale la fréquence extraordinaire de véritables mécanismes de fuite sur place, qui font de la peur phobique elle-même la source d’un grand nombre de productions imaginaires. En effet, il n’est pas soutenable pour chacun d’éprouver des craintes paniques à propos de quelque chose qui concerne ses propres parents — que ce soit sa mère, ou le père. La création d’un véritable roman familial nous permet de fuir sur place, et la création artistique peut constituer un champ d’aventures ouvert aux lecteurs ou aux spectateurs, mais aussi ouvert en premier lieu à soi-même. À ce niveau, on pourrait déjà parler des mécanismes imaginaires contre-phobiques, toutefois, la grande opportunité des mécanismes contre-phobiques naît au niveau de nos pratiques sociales concrètes. Ainsi, par exemple, je n’ai jamais vu au long d’un parcours psychanalytique qu’un médecin après quelques années parfois de psychothérapie, dite didactique — ne finisse par évoquer ses phobies infantiles de la mort, voire de la castration, qui peuvent amener à des réalisations sociales très pertinentes comme soignant, voire comme chirurgien. J’ai vu de nombreux psychiatres qui ont été, et peut-être restent, marqués par la phobie de la folie. On peut saisir comment par un mouvement contre-phobique efficace, la transformation de la peur de perdre quelque chose, ou l’envie de voler, conduit à la profession du parfait policier. Est-on étonné que la souffrance d’avoir subi des injustices irréparables soit à la source du métier de juge ?… Et ainsi de suite…

Toute vie est complexe et subit des complexifications progressives. L’uniformité de la mono-représentation de soi-même et du monde, est un leurre par où le perçu et le représenté s’écartent de la complexité tendue, du fait de la coexistence de plusieurs sources et de plusieurs pentes différentes qui s’opposent entre elles. Ça apparaît sous un aspect chaotique, embrouillé, opacifiant à la fois le passé et l’avenir.

Le « tiers exclu » de la logique aristotélicienne est bien entendu opératoire au niveau de la noétique, voire de la noématique. Cependant, il n’arrive pas à effacer la mouvance hylétique, dévoilée par Héraclite. Les aventures de la Dialectique ne sont rassurantes pour personne. On sait le mésusage qu’on en fait souvent. Héraclite lui-même finit en catastrophe, enseveli dans sa propre merde ! La dialectique reprise par Hegel n’a pu être reformulée qu’à partir de l’idée fausse que l’Histoire elle-même avait déjà fini son parcours.

Souvent il y a du phantasme catastrophique de la fin du monde à l’œuvre chez chacun de nous. À minima, on a l’impression que les jeux sont déjà faits, lorsqu’on en vient à jouer et à risquer sa propre vie. Les mécanismes phobiques simplifient la problématique ouverte depuis la dialectique vécue du monde. On retient un aspect quelconque de cela, et on dénie tout le reste, souvent avec une recharge passionnelle. On ne reconnait pas ces restes. L’hygiène, c’est la phobie de la saleté de la vie. L’EXCLUSION DES DÉCHETS, LA PEUR DES CONTACTS IMPURS ET LA CONTAGION POSSIBLE CÔTOIENT CHEZ CHACUN DE NOUS L’ATTRAIT INDUCTEUR DU MYSTÈRE DE L’HOMME. Ici et aujourd’hui, on va s’essayer ensemble de construire et surtout de dé-construire le vécu de la xénophobie, voire son concept. Entre nous, ce n’est plus un mystère inabordable : à certains moments de l’histoire collective, des xénophobies viennent à nous d’une façon plus ou moins envahissante et plus ou moins obsédante. Sans doute il y a toujours ambiguïté dans la nature et les développements et les parcours de la xénophobie à titre individuel, les épisodes de xénophobie collective, néanmoins il sied à chacun de nous de prendre une position lucide devant l’invasion actuelle des xénophobies dans les activités collectives des hommes. Cependant, ce n’est pas en criant au loup qu’on fait disparaître la peur du loup. Et je ne crois pas qu’on puisse traiter la xénophobie collective de la même façon que toutes les phobies individuellement éprouvées ; néanmoins, je crois utile de rappeler ici ce qui en est des mécanismes phobiques à l’ « œuvre » chez tout un chacun. Ce n’est pas la première fois que la xénophobie apparaît dans notre vie singulière, bien que l’oubli voire le déni, ou en tous cas le doute, voile habituellement tout cela. Tous nous avons pataugé, et souvent continuons à patauger dans les mouvements phobiques et contre-phobiques plus ou moins dissimulés. Il s’agit du PATHOS, de la manifestation d’une souffrance, qui s’éveille, ou se réveille, chez chacun de nous devant la problématique de la rencontre avec l’autre être humain — et même déjà si on risque de le rencontrer. Je ne voudrais pas faire un jeu de mots, en constatant que c’est ici et maintenant à Nice qu’on formule la problématique de la xénophobie. Lorsqu’on se demande de quoi on a une peur phobique d’une façon concrète, souvent on se dit : « Ni c’est de ceci ni c’est de cela qu’il s’agit » en fait, c’est toujours d’autre chose qu’il s’agit, qui nous agite et dont on a peur : c’est précisément, ni plus ni moins que L’AUTRE en nous même. L’Autre surprenant qui resurgit à l’occasion de chaque rencontre, de chaque séparation avec d’autres êtres humains. La présence de M. Semprun, ici, m’amène à évoquer Garcia Lorca, qui à la suite d’un de ses poèmes, abandonné à la paix du paysage qui l’enveloppe, dit tout à coup : « C’EST BIZARRE QUE JE M’APPELLE FREDERICO ; c’est étonnant que moi, je sois moi, ou plutôt qu’en moi existe l’autre » – comme un doublet de moi-même, dont il n’est pas facile ni opératoire de se défaire. Contrairement à ce que l’on pense souvent, ce n’est pas l’autre spéculaire dont il s’agit — celui qu’on voit dans le miroir, ou celui dont on se sent regardé. La crainte panique, irréductible de chacun de nous, cet autre étranger que nous portons en nous-mêmes, c’est la crainte panique de notre Moi intérieur qui subit, hélas, de nombreuses égratignures des contacts sociaux avec les personnes les plus bienveillantes à notre égard. Le fait qu’on projette chez l’autre notre propre persécuteur intérieur, notre propre insécurité, nos propres ambivalences constitue notre pain de tous les jours. Il est vrai qu’on trouve partout aisément des êtres autoritaires et injustes, qui se complaisent à jouer un rôle de persécuteur extérieur. Cela est monnaie courante lorsque dans la DIALECTIQUE PARA­NOÏAQUE DE LA PERSONNE, toutes les relations humaines deviennent occasion de provoquer des rassemblements collectifs, plus ou moins intégristes, plus ou moins massifs de persécution, desquels un grand nombre de victimes consentantes tirent un apaisement momen­tané.